AllanQuatermain et la pierre des ancêtres (TV) Alerte à la bombe (TV) Les Aiguilleurs; Agora; L'extraordinaire Mr. Rogers; La Mission; Le Tour du Monde en 80 jours; Every Breath You Take; Bliss : Etat d'esprit; Pour l'amour du jeu; Raimi Sam; Cam; Gunman; Pancho Villa (TV) L'étrange Noël de Lauren (TV) Un Amour irrésistible (TV) The Grim OnePiece streaming vf, One Piece vostfr 2022 Il fut un temps où Gold Roger était le plus grand de tous les pirates, le "Roi des Pirates" était son surnom. A sa mort, son trésor d'une valeur inestimable connu sous le nom de "One Piece" fut caché quelque part sur "Grand Line". De nombreux pirates sont partis à la recherche de ce trésor mais tous sont morts avant même de Voirla bande-annonce du film Allan Quatermain et la Pierre des ancêtres Explorez le cinéma selon vos préférences Découvrez la toute nouvelle expérience dédiée aux passionnés de Findu 19ème siècle, l'Afrique du sud est sous mandat britannique mais les guerres tribales et les pillages sévissent. Inquiet, l'archéologue Sam Maitland envoie en urgence une carte révélant ReichweiteInstagram. Spider Farmer offers largest selection of indoor grow tents and accessories at reasonable price with complete quality assurance. Our grow tent lines up with 99% reflective mylar and made-up of top quality 600D tear proof canvas Dans1913, patron de pêche, François Debois continue de conter et de mettre en perspective la vie des pêcheurs de sardines bretons au début du XXe siècle. D'un côté, les us et coutumes de ce métier aujourd'hui perdu, de l'autre les grands événements qui ont marqué la société. La démarche est louable et ambitieuse. De plus, envoyer Jos dans un coin oublié du conflit (la AllanQuatermain et la pierre des ancêtres ou King Solomon's Mines en VO est un film réalisé par Steve Boyum sorti en France le 6 Juin 2004. Que renferme les mines du Roi Tousles deux nous irons là-bas, nous irons au loin, au bout du chemin, sur la route, dans la lande, Nous serons unis encore et encore et nous découvrirons le paysage, les animaux, les villes et les hommes, les femmes et les objets, et nous aimerons les mêmes choses car nous sommes faits de la même veine. Nous nous tiendrons par la main et nous serons ensemble S2004- Allan Quatermain et la pierre des ancêtres : Allan Quatermain et ses compagnons ont trouvé la clé des Mines du roi Salomon dans le Tombeau des Justes. Dans le désert, Elizabeth LaLigue des gentlemen extraordinaires (film) Romans Les Mines du roi Salomon Allan Quatermain (nouvelles) L'épouse d'Allan ( roman) La fleur sacrée (roman) Elle et Allan oSZhkT3. Le P'tit Zappeur - Niort 83Published on Feb 14, 2019No descriptionzappeur See other formats i?ff t" ^^ 7' JÈ.». r ^' ' Sf^^'^^^ %^C ^^'^' ^'X \ ^ *4 Jfr N. 1 jyj^^ff^;- ".^''^ jFHik ^/.— ^, ss ^1è is£J REVUE DES DEUX MONDES LVIII ANNÉE — TROISIÈME PÉRIODE TOME LXXXYIII. — l-"" JUILLET 1888. Pafii.— Maison Qttantin, 7, rae Saint-Benoît. REVUE DEà DEUX MONDES -o I— LVIII* ANNÉE — TROISIEME PERIODE TOME QUATEE-TINGT-ÏÏUITIÈME PARIS BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES RUB DE l'université, -$>MxMxMC$x$x$xMxMx$x$xMxîcMx$x$xMxMxîxMxMx$^^ Espagne et Portugal 18 Europe Guide aux bains d'. 12 Italie et Sicile. Italie DU Nord 7 Italie du Centre 7 Italie du Sud 7 Orient. Paris a Constantinople.. 15 États du Danube et des Balkans Hongrie méri- dionale; — Adriatique; — Dalmatie ; — Monté- négro ; — Bosnie et Herzégovine 15 Athènes et ses environs. 12 Grèce en préparation. Malte , Egypte , Nubie , Abyssinie, Sinaï 25 Syrie et Palestine Suisse et vallées italiennes. On vend séparément I. Genève, Le Mont-Blanc, Le Mont-Rose II. Oberland , Lac des Quatre-Cantons , Saint- GoTHARD, Lacs Italiens. . III. Bale, Le Nord de la Suisse, les Grisons 25 » 9 » 5 » 5 » II. Gruide^ Diamanï ^raa&eo Alx- les-Balns, Mar- lioz et leurs environs... 2 Biarritz 2 Boulogne, Berck, Calais, Dunkerque. 2 Bretagne 3 Dauphiné et Savoie . . 6 Dieppe et ie Tréport Ault. — Gayeux-sur-Mer. Belgique 5 Espagne et Portugal.. 5 Hollande et bords du Rhin 5 — Le Crotoy. — Saint- Valéry-sur-Somme Environs de Paris... France /i Mont-Dore le et les eaux m i nérales d'Auvergne La Bour- boule. — Châlelguyon. — Royat. — Saint-Nectaire. — Saint-Alyre 2 2 » 2 50 Italie et Sicile 6 Londres et les principales villes d'Angleterre 6 Rome et ses environs 6 ! Normandie 3 » Paris 5 » Paris, en anglais 5 » Pyrénées 5 » Stations d'hiver de la Méditerranée 3 50 Vichy et ses environs 2 » Vosges, Alsace et Lor- raine 5 » Suisse 4 Tyrol , Bavière, Au- triche-Hongrie 6 III. G^utde^ el Gai^ïe^ poui^ le^ Yopageui^^ PAR DIVERS AUTEURS Guides Besson Èvian-les-Bains 2 Debriges E. Les Alpes du Dauphiné. Brochure petit in-8, avec 20 gravures » Cartes Carte de France, dressée sous la direction de M. Vivien de Saint-Martin, à l'échelle de 1/1,250,000, indiquant le relief du sol, les voies de communication, les chemins de fer, les routes et canaux, les divisions administratives, etc., 4 feuilles gravées sur cuivre 15 La même, collée sur toile et pliée dans un étui. . 20 Carte des environs de Paris 3 Carte des environs de Paris est. 1 Carte des environs de Paris ouest. 1 Carte des environs de Rouen 2 Carte de la forêt de Fontainebleau. 2 Carte des plages de Normandie, de Cabourg à Yport 3 Ces 6 dernières cartes ont extraites de la Carte de France au 1,100,000 dressée par le service vicinal, sous la direction de M. Antlioine, Ingénieur. Eliot sont mises eu vente collées ou cartonnées. 50 ; Carte de l'Algérie, dressée à l'échelle de 1/1 ,000,000 par le commandant Niox, d'après les documents publiés par le Ministre de la Guerre, et des travaux inédits. 1 feuille 2 Carte des Pyrénées centrales, avec les grands massifs du versant espagnol, par Fr. Schrader. 3 feuilles sont en vente , au prix de 3 francs chacune, cartonnée Feuille 2. — Posets — Monts-Maudits. — 3. — Val d'Aran. — 5. — Cotiella — Tnrbon. Carte de la Suisse, dressée par M. Vivien de Saint-Martin, donnant l'altitude des prin- cipaux passages et sommets. Cartonnée 6 Carte de la presqu'île des Balkans. 1 feuille 1 Carte de la Syrie, dressée sous la direction de MM. E. Rey et Ghauvet, par M. Tiiuillier, dessinateur-géographe, 2 feuilles collées sur toile, se vendant séparément, chacune 10 I. Carte du nord d» la Syrie E. Rey; ^ feuille de 9^ cent, de hauteur sur 64 cent, de largeur. II. Carte de la Paleêtine et du Liban E. Rey et Chauvet; comprenant en outre les régions situées à l'est de l'Anti-Llban, du Jourdain et de la mer Morte. \ feuille de dehauteur surTôo. delarg. ^ ft> ISIlyv©ll[l© ©art© d© Fran©© Au 1/100,000, dressée par le Service vicinal Par ordre du Ministre de l'Intérieur Celle carie formera environ 600 feuilles de 28 centimètres sur 38. Un tableau d'assemblage, tenu graluilement à la disposilion de ceux _qui en feront la demande, indique l'étal acluel d'avancement ds la carte. 331 feuilles sont publiées au mois dç juin 1888. — Chaque feuille , imprimée en 5 couleurs, se vend isolément 75 centimes, ou pliée dans un emboîtage, 1 franc. g;^$^!' Supplément à la REVUE DES DEUX MONDES. — I"-" Juillet 1888. WsSk^© % i^lsés'i Paris illustré 15 » Environs de Paris " 50 j On vend séparément ^ niisEAU DE i.'ouEST, 3 fr. ; réseau DU NOBD , 3 l'r. ; réseau de 2 fl'. ," RÉSEAU DE l'est. 1 IV. M RÉSEAU d' 1 iV. 50. 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Arcachon. — Bordeaux. — Lyon. — Marseille. — La Haye- Schéveningue. — Trouville. 1888. — Librairie Haehelle el C.'". loulevarl Suinl-Cleriuain, 79, Paris. LA TRESSE BLONDE PREMIERE PARTIE . . . Ici commençait le premier fragment des mémoires du professeur Victor Rameau I. Ce fut le 26 décembre 1865, le lendemain du jour de Noël, que je donnai lecture, à l'Académie de médecine, de mon Essai sur les simulations de la double-vue chez les anciens et chez les mo- dernes. De ce travail, je ne veux rien dire, sinon que je le croyais des- tiné à procurer quelque réputation à son auteur et un peu de gloire à mon pays. Je ne fus point déçu dans mon espérance, et mes doctes saillies amusèrent l'illustre assemblée, tout en l'édifiant. Dès les premières phrases, je me sentis comme enveloppé par les sym- pathies de mes auditeurs. Bientôt ma dissertation explicative sur les fureurs sacrées des prophètes d'Israël, les ravissemens d'un saint François d'Assise et les neuf degrés ascendans vers l'amour séra- phique, me valut des murmures flatteurs, suivis du plus profond si- lence. Mais quand j'en arrivai à mes conclusions, mon succès, j'ose 6 REVUE DES DEUX MONDES. l'affirmer, devint un véritable triomphe. A peine eus-je, en souriant, prononcé les mots de magnétisme animal, » que de petits ricane- mens moqueurs firent aussitôt chorus à mes épigrammes ; et les Bieti, très bien résonnaient dans la salle, tandis que je réprouvais les farces criminelles » d'un Mesmer, et déplorais les candides rêveries » d'un Faria ou d'un Puységur. Enfin, lorsque dans ma péroraison j'en vins à réclamer de M. le préfet de police une mise en surveillance effective, continue, sévère et moralisante de tous les magnétiseurs, fascinateurs, hypniâtres, médiums et autres char- latans, d'unanimes bravos me prouvèrent que la conscience de l'Aca- démie parlait, en ce jour, à l'unisson de la mienne. C'était pour moi une fort belle victoire. La tête en feu, mais le cœur épanoui, je quittai la salle de la rue des Saints-Pères et, des- cendant vers les quais, je me mis à marcher au hasard j'avais besoin de rafraîchir la fièvre de mon cerveau. La nuit tombait, une nuit de décembre neigeuse, et sous les morsures de la bise, les passans fuyaient, s'enfonçant dans le brouillard. Parvenu aux premières maisons de la rue du Bac, je m'arrêtai devant la boutique d'un petit libraire et j'entrai pour lire les journaux du soir. Une seule gazette était déjà en vente une feuille légitimiste, disparue depuis, le Croisé, très royaliste, très catholique, même quelque peu littéraire. Je l'achetai... Peut-être faisait-elle mention de la séance académique; peut-être aussi de mon humble per- sonne?.. Non, rien encore! Des articles banals sur les menus événemens da jour; quelques injures rétroactives à l'adresse du hideux Voltaire ; l'analyse raisonnée des derniers miracles accom- plis par la soutane du curé d'Ars,.. mais de l'Académie de méde- cine, du magnétisme animal » et de son adversaire M. Victor Rameau, il n'était aucunement question. J'allais froisser et rejeter au loin cette prose insipide, quand tout à coup je tressaillis mes yeux venaient d'apercevoir la note suivante Une douloureuse nouvelle. — Nous apprenons la mort de M. Claude-Charles Le Erigent, marquis de Mauréac, commandeur de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, lieutenant-général des armées du roi, ancien colonel aux armées catholiques de Bretagne et d'Anjou, etc., décédé en son hôtel de la rue Saint-Dominique, après une longue et cruelle maladie. Tous ceux qui ont conservé dans leur âme le culte sacré de l'honneur voudront rendre les devoirs suprêmes à ce vaillant, qui fut jadis un champion de son Dieu et un chevalier de son roi. Hélas ! les héros de cette taille se font rares... Dieu nous aide! » Je connaissais un peu M. le marquis de Mauréac, ayant été au collège le camarade de son fils, devenu l'un de mes plus chers amis. C'était un grand vieillard octogénaire, de tournure hautaine. lA TRESSE BLONDE. 7 au visage superbe encore ; l'héritier d'une antique famille du par- lement de Bretagne, — bonne noblesse, mais de robe. Durant plu- sieurs générations, les Prigent de Mauréac avaient occupé, de par la paulctte, une des quatre charges de président aux enquêtes, presque toujours ordonnés pour tenir la Tournelle, » — honneur redoutable que justifiaient d'ailleurs des travaux successifs sur les édits criminels, par suite une connaissance héréditaire des âmes scélérates et une pratique familiale de la question selon l'usage de Rennes, » c'est-à-dire de la torture par brùlement des pieds et des jambes. demeurant, des robins. Mais lui, M. Charles de Mauréac, avait été un soldat, soldat glorieux ; et l'on pouvait dire que la fortune de sa maison était l'œuvre même de son épée. Royaliste ardent, il s'était battu ferme et dur pour son prince et pour son Dieu pendant l'émigration, surtout aux derniers jours de l'empire. Le gouvernement de la restauration l'avait comblé de ses faveurs. Reconnu colonel en 1815, il devenait bientôt après maré- chal de camp et lieutenant aux gardes-du-corps. Bien vu de M"^ la duchesse d'Angoulême, choyé par Monsieur, frère du roi, il s'était alors mêlé activement à toutes les petites conspirations du pavillon de Marsan contre le Château, tenant le duc Decazes pour un sans- culotte, et traitant volontiers Louis XVIII de premier jacobin du royaume. » Aussi l'avènement de Charles X avait-il fait coup sur coup de cet homme si bien pensant un lieutenant-général et un marquis. Entre deux faveurs, M. de Mauréac s'était marié, et marié fort noblement. Il avait reçu sa femme des mains de M^'' de Quélen lui-même une jeune personne très douce, très pieuse, un peu su- jette aux extases, très riche aussi. Soldat de la France, c'est-à- dire soldat de Dieu, s'était écrié le prélat en donnant la bénédiction nuptiale, la main de Celui qui récompense est étendue sur vous ! L'Éternel déjà contemple avec amour toute une lignée de preux à naître ; car les mérites du père le suivent jusque dans ses enfans. » Un jour pourtant le malheur s'était brusquement abattu sur cet heureux de la terre. Jeune encore, le lieutenant- général de Mauréac avait été frappé d'apoplexie subite, en pleiri bal, un soir de Noël, et il n'avait recouvré connaissance que paralysé pour jan>ais. Bientôt la mort entrait dans sa maison, et pen- dant vingt ans elle avait sévi sans pitié. Tour à tour le marquis dut prendre le deuil de sa femme, d'une jeune fille et de deux fils, tués dans les rangs des carlistes, à la même heure, dans le même combat. La fm de ces jeunes gens, capitaines aux guérillas de Cabrera, avait été lamentable surpris avec leurs partisans par les troupes de Marie-Christine, ils avaient été brûlés vifs dans une chapelle où ils s'étaient réfugiés. Aujourd'hui, de toute la superbe lignée prédite, il ne restait debout que le dernier enfant, officier de 8 REVUE DES DEUX MONDES. marine, en ce moment bien loin de France, au milieu des rizières de la Cochinchine, dans les fanges empestées du Mékong, — mon cher ami René de Mauréac, une âme douce, faible et belle dans le corps maladif d'un névrosé, rongé par l'anémie, épuisé par ses longues croisières au pays du soleil, de la fièvre et du délire... Hélas! combien de temps avait-il encore à vivre, celui-là! Et tandis que la mort emplissait de funérailles cette maison de Mauréac, la frappant sans merci dans ses plus chères espérances, elle semblait, comme à plaisir, en épargner le chef. Le marquis avait pu atteindre sa quatre-vingt-sixième année, — plus de cinq fois ce grand espace d'existence humaine » dont parle Tacite; mais depuis bien longtemps, vieillard attardé dans la vie, M. de Mauréac n'était qu'un lamentable cadavre. Paralysé mainte- nant de tous ses membres, incapable du moindre mouvement, ayant perdu jusqu'à l'usage de la parole, il n'avait plus de vivant en lui que la pensée. Et cette pensée s'échappait de ce corps inerte par deux yeux noirs, qui brillaient, tantôt désolés et mouillés de larmes, tantôt sinistres et chargés de haine il y avait du désespoir et aussi du blasphème dans ce regard... En vérité, qu'était-il donc tombé de cette main étendue sur le soldat de la France et de Dieu? » Mes relations intimes avec René m'imposaient un devoir de politesse. Je me dirigeai vers l'hôtel de Mauréac pour inscrire mon nom chez le concierge. Or, pendant que je m'acheminais vers la rue Saint-Dominique, les souvenirs du passé se levaient en foule devant moi. Je revoyais nettement le vieux marquis; je me rappelai tous les détails de ma présentation à cet étrange malade. Ce soir-là, un soir d'hiver, j'avais dîné à l'hôtel de Mauréac en tête-à-tête avec René. Durant tout le repas, mon ami ne m'avait parlé que de son père; et avec quelle respectueuse tendresse! Quel en- thousiasme dans sa voix, tandis qu'il me racontait la vie passée de l'ancien chef de partisans, les audaces de ses prouesses et les témérités de ses coups de main! Le dîner achevé, il m'avait in- troduit dans la chambre du malade, et pour la première fois je m'étais trouvé en présence du glorieux soldat. J'aperçus un vieil- lard affaissé dans un fauteuil, tout blême, tout chenu, tout cassé, et qui, de ses yeux mornes, regardait fixement les tisons flambant dans la cheminée. Près de lui, un domestique sommeillait sur une chaise. — Mon père, dit René, je vous présente M. Victor Rameau, cet ami de collège dont je vous ai parlé bien souvent. M. de Mauréac leva son regard sur moi^ m'examina et me sourit avec une bienveillance un peu hautaine. Pendant ce temps, René, allant et venant, avait ouvert un journal posé sur la table et encore plié dans sa bande. LA TRESSE BLONDE. 9 — Oh ! cher père, fit-il tout à coup, voici qui doit vous inté- resser un article sur les armées de la Bretagne et du Maine, sur vos anciens compagnons d'armes et leurs hauts faits de guerre ! — Les combats des géans ! dis-je à mon tour, en saluant le mar- quis. Mais la flamme de ses yeux s'était déjà éteinte, et le sourire de ses lèvres venait de se contracter en une grimace. — Victor! poursuivit René, puisque Dieu a voulu te doter d'une voix sonore et répandre sur toi les dons de l'éloquence,., assieds- toi à cette table, mon ami, et fais-nous lecture de cette chronique. Il alla se placer près de son père, posant doucement ses mains sur les deux mains inertes. J'ouvris le journal et commençai de lire. L'article n'était qu'un long dithyrambe en l'honneur de la chouan- nerie de l'an vu, une louange enthousiaste des Frotté et des Gadoudal. — Bah! bah! s'écria René en m'interrompant, gloires surfaites!.. Leur M. de Frotté n'a jamais valu Sans-Pareil, et, certes, ce n'est pas Gadoudal qui eût osé enlever Y Albatros!., ]N 'est-il pas vrai, mon père? Une plainte aiguë, un cri d'oiseau de proie, lui répondit le vieux marquis, ce paralytique cloué sur son fauteuil, s'était dressé tout debout. Et il riait, d'un rire sauvage, insensé, effrayant. Mais brus- quement il retomba, s'eflondrant sur lui-même ; je le crus mort. Bientôt pourtant il revenait à la vie, pour s'ensevelir de nouveau dans le silence et contempler d'un œil stupide la flamme et les cen- dres de son foyer. Depuis cette soirée, j'en fis la remarque, mon ami ne m'avait plus jamais parlé de son père. La porte cochère de l'hôtel était entre -baillée ; j'entrai. Dans la cour, malgré les froidures de la nuit maintenant profonde, un homme se promenait nu-tête et fumant un cigare. Je m'approchai et reconnus un de mes élèves, le jeune docteur Cordier, qui, depuis plusieurs années, habitait près de M. de Mauréac, médecin attaché à sa personne. Il vint à moi, et, avec de grands gestes — Ah! mon cher maître, s'écria-t-il, quelle fin bizarre et quelle mort curieuse!.. C'est le retour de son fils qui l'a tué! — Gomment?.. M. René est de retour? — Il est de retour. Hier, dans la nuit, vers une heure, comme j'allais me retirer, M. René de Mauréac est entré subitement dans la chambre de son père. Personne ne l'attendait. Il s'est dirigé vers le marquis, lui a saisi les mains et, se tenant debout, l'a regardé sans prononcer une parole. Le vieillard, à son tour, a relevé les yeux et allongé la tête vers son fils. Et longtemps, très longtemps, 10 REVUE DES DEUX MONDES. ils se sont ainsi regardés, face à face, en silence. Tout à coup, de la rue, sont montés des cris et des chants ; une bande d'étudians qui faisaient réveillon passait sous nos fenêtres. Alors, — oh ! cher maître, c'est incroyable et pourtant c'est absolument vrai, — alors le para- lytique a redressé le front et de ses lèvres, muettes depuis tant d'années, est sorti un mot Noël! » a-t-il dit. — Oui, Noëll.. mon père; Noël! » a répliqué M. René d'une voix frémissante... Et, soudain, le vieillard s'est levé; il a fait trois pas en avant, et, lan- çant un éclat de rire France et honneur! » a-t-il crié. Puis il est retombé lourdement à terre;., il était mort!.. Étrange, n'est-il pas vrai? bien étrange ! — Certes!.. Et que dit, que fait M. René de Mauréac? — Ohl vous devriez aller le voir. Il m'inquiète. Depuis vingt- quatre heures, il s'est enfermé près du corps de son père, refusant toute nourriture, n'ayant pris aucun repos!.. Oui, il m'inquiète! ajouta le jeune M. Gordier, qui d'un geste expressif se toucha le front. J'entrai dans l'hôtel, désireux d'aller serrer la main de mon ami et de lui apporter quelques consolations. Je montai le grand esca- lier de pierre et pénétrai dans le salon complètement obscur. A l'autre extrémité de cette pièce, j'entrevis une porte close sous la- quelle se répandait une mince traînée de lumière. C'était là, derrière cette porte, que se trouvait la chambre du marquis. Je me dirigeai de ce côté, et j'allais frapper pour annoncer ma venue, quand je m'ar- rêtai tout saisi... Quelqu'un parlait dans cette chambre; — même, on eût dit qu'on répondait c'était comme un bruit de conversa- tion, un dialogue. — Non, oh! non, murmurait une voix suppliante, celle de René,., vous vous êtes calomnié, mon père!.. Par pitié, arrachez-moi ce doute,., épargnez -moi cette épreuve! Je heurtai doucement aussitôt la voix se tut, et un silence pro- fond se fit dans la chambre. Je frappai plus fort pas de réponse. Je tentai d'ouvrir la porte elle résista, fermée au verrou. Alors, très ému, j'écoutai. La voix s'éleva de nouveau, non plus, cette fois, sup- pliante, mais irritée et vibrant d'indignation — Oh!., oh! criait-elle,., c'est horrible, monsieur ! c'est infâme!., infâme!., oui, infâme! Que se passa-t-il en moi?.. J'ai honte de l'avouer; mais la peur me saisit, et, m' enfuyant du salon, je sortis à la hâte. II. Le lendemain de ce jour furent célébrées à Saint-Thomas-d'Aquin les obsèques du marquis de Mauréac ; cérémonie fort simple et de LA TRESSE BLONDE. 11 bon goût, — un monsieur du faubourg Saint-Germain ne pouvant s'en aller vers Dieu dans le vaniteux appareil usité à la Ghaussée- d'Ântin. Peu de monde; mais un monde très noble, très pieux, très édifiant ; même pour donner l'absoute, un prélat à petit col romain, évêque in partibus et camérier du pape. Aucun cortège de troupes aux funérailles de ce lieutenant-général, — pour éviter, sans doute, d'ombrager son cercueil des plis de ce drapeau trico- lore tant exécré par lui et tant combattu pieuse attention d'un fils. J'étais en retard, trop longtemps retenu chez moi par le soin im- périeux de la correction de mes épreuves ; mon mémoire sur les Simulations de la double-vue devait en efiet paraître, sous peu de jours, dans une de nos gazettes médicales. Quand j'arrivai de- vant le porche de l'église, la messe était terminée et le convoi funèbre se remettait en marclie. La petite place Gribeauval regor- geait de curieux et les voitures de deuil étaient déjà pleines. Où me caser? De guerre lasse, j'allais abandonner la partie et m'en retourner, désolé d'ailleurs, à mon travail, lorsque j'entendis pro- noncer mon nom — Cher docteur!., bon monsieur Rameau!.. Ici... une place pour vous! En même temps se montrait à la portière d'une voiture de deuil le visage de M. Gorentin Le Barze. J'obéis à son invitation et montai près de lui. Je connaissais fort peu M. Gorentin Le Barze, bien qu'il m'eût appelé son cher docteur » et son u bon M. Rameau. » Je le sa- vais très lié avec mon camarade Mauréac et père d'une assez jolie fille, W^ Marie-Thérèse ; même, René m'avait naguère fait confi- dence de certains projets de mariage doucement caressés, et j'avais cru deviner qu'un profond amour se cachait, mystérieux, au fond du cœur de mon ami. Habitant la Bretagne, où il possédait de vastes domaines, ce M. Le Barze passait pour riche à millions ; au reste, homme du meilleur monde et fort érudit, un peu naïf cependant et sentant parfois sa province. Geltisant, voire celtomane, il s'oc- cupait d'archéologie druidique et s'abandonnait à la passion du dol- men et du menhir. En outre, poète, poète spiritualiste et chrétien. 11 m'envoyait, d'ordinaire, chacune de ses œuvres, profanes ou sa- crées tantôt deux gros volumes, dissertation sur deux crânes dé- couverts sous un galgal, — un par volume, — tantôt encore une petite plaquette finement reliée, vers bretons et vers français chan- tant les mérites de saint Gornély, guérisseur des bœufs et patron de la ville de Garnac. Enfin, candidat politique et membre du con- seil-général de son département, M. Gorentin Le Barze était un ar- dent légitimiste, se posant volontiers en monsieur de la vieille roche, blasonnant son papier à lettres, et très fier de cet article Le 12 RE7UE DES DECX MONDES. qui précédait son nom, un article disjoint et nobiliaire. Au demeu- rant, un excellent homme. Il n'était pas seul dans la voiture. Devant lui s'était installée une autre personne dont la figure ne m'était pas inconnue. Où l'avais-je donc rencontrée déjà?.. C'était un homme d'une cinquantaine d'an- nées, de haute taille, à la face entièrement rasée, aux yeux noirs s' enfonçant sous d'épais sourcils, aux longs cheveux grisons rejetés en arrière. Une redingote de clergyman et une cravate blanche complétaient l'ensemble du personnage. En me voyant monter, il s'inclina et me sourit amicalement ; je lui rendis son salut. Et nous allions lentement, sur le pavé fangeux, sous la neige tombant par flocons, dans la grande rumeur affairée de la ville. A chaque tournant de rue, j'apercevais la tête du convoi, et, marchant tout seul derrière le char, front nu et courbé sous la douleur, le pauvre M. René de Mauréac. Comme il me parut changé! La pâleur de son visage et l'expression de son désespoir me serrèrent le cœur d'une immense compassion. Je le montrai du doigt à mon voisin, M. Le Barze. — Oui, me dit-il tristement, un modèle de piété filiale !.. Mais aussi, s'écria-t-il avec emphase, quelle perte pour lui, quel incom- mensurable deuil! Vous autres, messieurs de Paris, vous ignorez ce que fut en son temps, aux grands jours de nos géans, le colonel Le Prigent de Mauréac un héros d'Homère ! Ah ! nos paysans la connaissent, son histoire, et nos landes retentissent encore du bruit de ses exploits ! On le chante toujours là-bas, aux pays de Vannes et d'Auray. Sur lui que de ballades et de complaintes 1 J'ai moi-même apporté mon humble contingent à ces hymnes de gloire et consacré quelques vers à ce vaillant. L'homme assis en face de nous tira de sa poche un portefeuille, prit un crayon et se mit à écrire. — Charles de Mauréac, poursuivit M. Le Barze, fut un preux des vieux âges. A seize ans, il combat à Quiberon ; bientôt compagnon de Cadoudal, son ami et son conseiller, il veut sa part de tous les dangers comme de toutes les gloires ; à trente ans, il est colonel, colonel pour le roi ; et lorsque enfin Bonaparte a lassé la clémence de Dieu, dès 1813, l'affaire de l'Albatros... — Ahl ah!., votre M. de Mauréac fut un chouan! interrompit d'une voix de basse- taille le personnage qui prenait des notes,., un homme de sang et de rapines ! Sa rédemption sera pénible. Il aura fort besoin de nos prières. — Connaissez-vous ce monsieur? me demanda à l'oreille mon voisin devenu tout rouge. Je hochai la tête pour répondre non. Impassible, l'mdividu aux longs cheveux continuait d'écrire. LA TRESSE BLONDE. 13 — Vous êtes journaliste? lui demandai-je... Sans doute un re- porter chargé du compte-rendu de la cérémonie funèbre? Il se mit à rire — Non, monsieur, non ; je ne subis pas cette épreuve. Tout autre est ma mission... Oui, ma mission I déclama-t-il, s' emplissant la bouche de ce grand mot... Je tiens des archives il fit une pause, — les archives de la Mort. M, Le Barze se tourna vers moi, tout effaré. Il ne comprenait pas ; moi non plus, d'ailleurs. — Oui, messieurs, ajouta l'inconnu archiviste de la Mort ! J'assiste d'ordinaire aux obsèques de tout trépassé de marque ; j'écoute les jugemens rendus sur le défunt; je recueille l'éloge ou le blâme ; j'établis mon dossier du Bien et du Mal. Il servira plus tard à mes successeurs en mission pour découvrir certaines âmes perdues dans la foule des réincarnés. Il ferma son portefeuille, le remit dans sa poche, et, toujours très souriant — Ainsi donc, messieurs, nous disons feu le marquis de Mau- réac, homme de rapines et de sang, ouvrier de guerres civiles, traître à son pays!.. Ehl eh! la réincarnation de la pauvre âme sera dure... Peut-être ce beau colonel devra-t-il, quelque jour, porter le mousquet du simple soldat et tomber sous les balles du Prussien ou de l'Anglais, ses bons amis d'autrefois... Amenl Un embarras de voitures venait d'arrêter le cortège ; le macabre personnage ouvrit la portière, et s'élança dans la rue. — Qu'est-ce que cela ? me demanda M. Le Barze stupéfait. Je haussai les épaules — Paris est si plein de fous ! répondis-je. — Un fou sinistre, cher docteur ! J'approuvai la remarque, et un profond silence s'établit entre nous. Au cimetière, une bien autre surprise m'était réservée M. Go- rentin Le Barze prononça un discours. Parlant au nom de la patrie bretonne, » il salua d'un adieu plein de larmes la dépouille du mar- quis de Mauréac. Un superbe morceau oratoire, ma foi, en belle prose de poète ; un dithyrambe où l'affliction s'exprimait savam- ment par tous les tropes connus de la rhétorique. La péroraison surtout, en forme de prosopopée, remua l'auditoire Repose doucement, âme bienheureuse; et nous tes amis, nous ta famille l'orateur adressa un coup d'oeil affectueux à René, nous voulons vivre dans la contemplation de tes vertus; que dis-je?.. dans la certitude de ton immortalité près de Dieu!.. Oui, ta vie fut un modèle et ta mort un enseignement; pour m'ex- ih REVUE DES DEC! MONDESt primer comme le poète, ton dernier soupir fut un soupir illustre !.. Noël!.. France et Honneur I » as- tu répété — cri trois fois su- blime d'un soldat, d'un Français, d'un chrétien!.. France et Hon- neur I Oh! messieurs... m A ce moment, René de Mauréac, qui, la tête courbée, immobile et muet, semblait abîmé dans la douleur, se redressa d'un sursaut — Assez! par pitié, assez! bégaya-t-il; et, d'un geste brutal, il arracha le discours. Une pénible émotion s'empara de nous tous ; on s'inclina, au plus vite, devant ce désespoir un peu intempérant ; puis chacun s'en re- tourna, qui à ses affaires et qui à ses plaisirs. III. J'avais regagné la porte des boulevards extérieurs, quand j'en- tendis dans le brouillard des pas précipités; on courait après moi. Presque aussitôt, quelqu'un me touchait à l'épaule c'était René. — Je te cherchais, me dit-il... Viens, j'ai à te parler. Un coupé l'attendait ; et, vingt minutes plus tard, nous entrions dans la maison de la rue Saint-Dominique. Me précédant alors, il monta l'escalier et s'arrêta dans le salon. Un feu ardent ronflait dans la cheminée, et une lampe, allumée déjà, éclairait de lueurs discrètes la vaste et sombre pièce. Une véritable glacière, ce grand salon de l'hôtel de Mauréac, inha- bité depuis longtemps, suintant l'humidité et tout empuanti par de fades odeurs de renfermé. De style Louis XVI, il était entièrement lambrissé de panneaux sculptés et peints en blanc. Les meubles qui le garnissaient dataient des premiers jours de la restauration fau- teuils et chaises en étoffe de satin rouge broché d'argent, canapés " avec des appliques de cuivre doré, tabourets à la grecque. Près de la cheminée et sous la clarté de la vieille lampe Garcel, une large table à têtes de sphinx était couverte de papiers cartes de visite, lettres ou journaux. Autour du salon et suspendue le long des pan- neaux, je remarquai toute une galerie de tableaux de famille ces messieurs Le Prigent de Mauréac, présidens aux enquêtes, portant perruque à trois marteaux, toge écarlate, hermine mouchetée, et très dignes, allongeant une main sur leur mortier de velours ga- lonné d'or. A droite de la cheminée, j'aperçus également le portrait de la mère de mon ami René, une jeune dame de trente ans, brune, sèche, assez laide ; tournure insignifiante. Mais à gauche et lui fai- sant pendant, une toile remarquable, signée Prudhon le mar quis. Assis dans un fauteuil et vêtu à la mode des beaux de 1815 LA TRESSE BLONDE. 15 la haute cravate de mousseline, la polonaise à brandebourgs, la cu- lotte gris perle et les bottes à la Souwarow, M. Charles de Mauréac montrait en souriant sa pâle et superbe figure, qu'éclairaient deux grands yeux noirs. J'allai me placer devant ce portrait et le contem- plai pendant quelques instans. — Que fais-tu? me demanda René d'une voix brusque. Viens donc, cher ami, et laisse-moi cela ! De la main il me désigna un canapé près du feu et vint s'asseoir à côté de moi. — Victor, me dit-il après un court silence, les journaux de ce matin sont remplis de ton nom ; je te félicite de ton succès d'hier. — Mon succès?.. J'avais compris cependant. — Ainsi donc, poursuivit René, tu ne crois pas, toi, aux phéno- mènes de la double-vue ! — Parbleu !.. Tu liras mon mémoire; on l'imprime en ce mo- ment. 11 se rapprocha de moi, et me regardant bien en face — Tu n'y crois pas, Victor?.. — Non, certes !.. J'ai formulé cet adage Double-vue, charla- tanisme impudent ou dérangement cérébral I » — Et tu es sûr de ce que tu avances,., absolument sûr? — Sûr?.. Un philosophe a dit Quelle certitude ne peut être touchée par le doute ? 11 se leva et se mit à marcher avec agitation ; bientôt pourtant il s'asseyait de nouveau. Il prit sur la table un paquet de lettres et de cartes et commença de les dépouiller, tout en causant — Que d'amis, bon Dieu! que d'amis! Non, jamais je ne me serais cru autant choyé!.. Ah! une lettre du ministère de la ma- rine! Il rompit le cachet et parcourut des yeux la missive — Voilà qui va bien! dit-il. On accepte ma démission. — Ta démission ! — Oui, mon cher. Je suis las de courir le monde ; d'ailleurs, mon séjour en France est désormais nécessaire. — Ta démission,., à ton âge? — Mon âge?.. Trente-cinq ans bien comptés, Victor, et j'ai la fatigue de tant de choses!.. Fatigue des vomi los-neg ras de l'équa- teur et du scorbut des pôles; des danses de bayadères et des bai- sers de négresses... 11 me saisit le bras, et le serrant avec force — ... Même, lassitude des voluptés que procure l'opium I Je tressautai tout ébahi 16 RETDE DES DEUX MONDES. — L'opium?.. Tu ne commets pas, je suppose, un pareil sui- cide ! René me lâcha le bras et reprit l'examen de sa correspondance — Ah! bon Dieu! s'écria-t-il tout à coup, que me veut celui- là?.. Regarde. L'objet qu'il me tendit était un large carton glacé et gaufré, pa- reil à une réclame de commerce contenant raison sociale, indi- cation des marchandises et adresse du marchand. Cet étrange prospectus était ainsi rédigé OCCULTISME. — SPIRITUALISME. — TISION DE l'iNFINI. ELIAS. Célèbre les mystères de l'Éternel- Maintenant ; — met en rapport l'humanité terrestre avec les Esprits et Péresprits de l'éther ; — adoucit et abrège les épreuves ; — révèle le grand secret de Vie et de Mort. O Mort détruite à jamais ! O Mort, où est ta victoire? O Mort y où est ton aiguillon? A Paris, 24, rue Rousselet, — au 3 étage. Visible chaque soir. — Eh bien! dis-je en rendant la carte; c'est le sieur Elias, un farceur trop connu! 11 a détraqué bien des cervelles, et, récem- ment encore, on a dû lui administrer six mois de prison. — Que faisait-il? interrogea René, dont l'œil brilla soudain. — Des jongleries dangereuses!.. Il évoquait les spectres et rap- pelait sur terre les âmes des trépassés... Un charlatan et un mau- vais drôle ! — Allons donc !.. Et il se trouvait des imbéciles pour se prêter à un pareil jeu ? — Mon cher, feu Salomon a dit fort bien Le nombre des sots est infini... » Ce genre d'imbéciles s'appelle Million. René saisit le prospectus, le froissa, le cassa et le jeta dans la cheminée. Le carton rebondit contre l'un des chenets et s'en alla tomber de côté, sur la cendre. — Oui, certes, un tel misérable, s'écria Mauréac, mériterait le bagne à perpétuité ! De nouveau, il se leva et reprit le cours de sa marche enfiévrée. Par instans il s'arrêtait, et abaissait le regard vers la circulaire d'Elias qui scintillait sous les clartés de la flamme. LA TRESSE BLONDE. 17 Un domestique entra, nous apportant des journaux du soir. René s'en empara, et les parcourut rapidement Ah! fit-il en souriant, le discours de M. Le Barze!.. prononcé à trois heures et imprimé dès midi! Parlez-moi des poètes pour bien connaître le prix de la gloire ! Je fus un peu choqué de ce ton persifleur et de cet air plaisantin à propos d'un aussi douloureux sujet. Quel excellent homme, M. Le Barze! répondis-je... On m'a dit que sa fille était charmante. TJne faible rougeur se répandit sur le visage de René Oui, charmante! murmura-t-il. Pauvre Marie-Thérèse!.. Jolie, distinguée, instruite, — charmante, en effet. Que de fois je l'ai re- vue pendant les longues insomnies de ma vie d'aventures!., et surtout, fit-il en baissant la voix, durant mes terribles nuits de Cochinchine! Absente, et toujours si présente! — Eh bien ! que ne l'épouses-tu ? — Moi? — Oui, toi, M. René de Mauréac... Son père désire cette alliance, et elle aussi, je crois. — Elle aussi, je le sais. 11 se renversa tout alangui dans un fauteuil, et fermant les yeux, joignant les mains — Oh! la noble et douce compagne que j'aurais en elle! Quel beau jour serait celui de telles épousailles !.. Chère bien-aimée ; je la vois déjà s'agenouillant à l'autel; je... Un craquement de la boiserie coupa net sa phrase et remplit le salon d'une plainte étrange, douloureuse, toute pareille à un sanglot. — Quel est ce bruit? demanda René, qui vivement redressa la tête. Je ne pus m'empêcher de sourire ; — Trop de nerfs, mon pauvre ami! Ce salon est resté long- temps inhabité ; la chaleur a fait dilater ses panneaux, et quelque boiserie a craqué... Yoilà tout! Un court silence suivit mon expUcation. — Oui, reprit Mauréac s'abandonnant derechef à ses pensées, je quitterais Paris ; je vendrais cet hôtel et m'en irais dans sa chère Bretagne... Là, fuyant le monde, bien loin de la foule imbécile, j'abriterais mon bonheur entre ses bras. Ah! le bonheur, le grand bonheur enfin trouvé dans le grand oubli ! . . Pour la seconde fois, le craquement se fit entendre, plus prolongé et plus lamentable encore. Mauréac se leva et courut à l'endroit d'où venait le bruit. TOME LXXXVIII. — 1888. 2 IS REVUE DES DEUX MONDES. Je ne m'abusais pas sous l'action de la chaleur, les vieilles boise- ries du salon avaient joué. Un écartement s'était produit à la jointure d'un panneau, contre la cheminée, presque sous le portrait du marquis de Mauréac. Ce panneau avait dû former autreibis un pla- card; mais depuis longtemps, sans doute, il était condamné, car je vis qu'on l'avait cloué avec soin. René sonna — Vite, un marteau et un ciseau à froid ! Bientôt il se mettait à la besogne, faisant sauter un à un les clous rongés par la rouille. Le placard s'ouvrit. René plongea son bras dans les profondeurs de la cachette, tâtonna un moment, et sou- dain, poussant un cri, retira un objet qu'il apporta sur la table. C'était un mignon petit coffret, ouvrage du premier empire ; une cassette de bois d'acajou, relevée d'ornemens de cuivre doré des Amours s'enlaçant dans une guirlande de roses. La clé ne se trou- vait pas à la serrure ; une pesée violente du ciseau arracha le cou- vercle. Alors, me penchant sur cet écrin, voici ce que j'aperçus Dans la boîte capitonnée de satin rouge, un coussin de velours noir, et, reposant sur le coussin, une longue tresse de cheveux blonds. Lui aussi, René de Mauréac avait vu, et il était devenu tout pâle. — Dieu!., mon Dieu! balbutia-t-il avec égarement... C'était donc vrai ! Il s'empara de la tresse, la plia soigneusement et la mit dans la poche de sa redingote; puis il rejeta le coffret dans sa cachette. — C'était donc vrai ! murmura-t-il de nouveau. 11 alla se placer en face du portrait de son père, et pendant quel- ques minutes le regarda en silence. Tout à coup, je le vis se diriger vers la cheminée, se courber sur les cendres et saisir une carte que la flamme n'avait pas encore consumée. — Elias,., fit-il à voix haute,.. révèle le secret de la Vie et de la Mort. » Celte fois, il déchira le prospectus et en dispersa les morceaux dans le foyer. La pendule sonna cinq heures. — Viens, me dit-il subitement; j'ai la lête en feu,., je voudrais prendre l'air... Sortons. IV. La neige ne tombait plus, mais la bise hivernale nous mordait au visage, et nous marchions sur le pavé fangeux, coupant l'humide opacité du brouillard. — Où allons-nous? demandai-je. LA TRESSE BLONDE. 19 — Droit devant nous,., au hasard. René appuya son bras sur le mien, et, m'entraînant, descendit la rue Saint-Dominique. Parvenu au coin de la rue Bellechasse, il parut hésiter ; bientôt, cependant, il tournait à gauche et s'enfon- çait dans la morne solitude du quartier de Babylone. Parfois il s'ar- rêtai et respirait à pleins poumons — Oh! l'hiver, disait-il, l'âpre froidure,., quelle volupté ! Quand un malheureux tel que moi s'est, pendant deux années, tordu sous la fournaise du soleil de l'Indo-Ghine, comme il aime un ciel neigeux et une terre glacée le grand gel de décembre ! — Un affreux climat, ces pays d'Indo-Ghine? — Atroce!.. Le jour, les insolations; la nuit, les tortures de l'in- somnie!.. Ah! l'absence de sommeil, les sinistres pensées, les regrets de ce que l'on aime, les doutes, les soupçons!.. Alors, oh! alors... Il s'arrêta et, dégageant son bras — C'est ici! me dit-il. Nous nous trouvions dans une ruelle étroite, bordée de hautes murailles, où, de leur clarté rougeâtre, quelques réverbères espacés piquaient à grand'peine les ténèbres. — Voici bien la rue Rousselet, continua Mauréac, et voilà le numéro 24. Pour un marin qui n'a jamais sondé les profondeurs de Paris, cette petite exploration n'est pas mauvaise... Ose donc nier la double-vue ! La maison qu'il me désignait était une bâtisse à cinq étages, d'as- sez pauvre apparence. La porte en était ouverte. — Ah çà! m'écriai-je, tu ne vas pas chez cet homme, je suppose? Sans me répondre, Mauréac entra. Ébahi, même inquiet, je me consultai pendant un instant, puis j'entrai à mon tour. De sa loge, le concierge, un véritable gniaf, qui ressemelait de vieilles savates, nous interpella — Que demandez-vous?.. Elias?.. Il ne vous recevra pas au- jourd'hui. René passa outre et je le suivis. A l'extrémité d'un étroit couloir s'élevait, en serpentant, un escalier de bois aux marches pou- dreuses René monta. Des étages supérieurs nous arrivait un bruit étrange, toute l'harmonie discordante d'un concert où le son de l'orgue se fût marié tantôt à des chants joyeux, tantôt à des gémissemens. Parvenu au paUer de l'entresol, j'apostrophai mon compagnon — Voyons,., ce n'est pas sérieux! Tu ne fais pas visite à ce char- latan ! Il inclina la tête en silence. — Est-ce bien le jour d'une telle folie, René ? 20 REVUE DES DEDX MONDES. — C'est le jour, dit-il simplement, et il continua de monter. Je m'étais arrêté, hésitant à poursuivre l'aventure j'éprouvai quelque honte. Toutefois, mon doute ne dura qu'un instant la curiosité l'emportait sur mes scrupules. Moi aussi, je désirais con- naître ce trop fameux Elias et surprendre le secret de ses impos- tures!.. Je gravis l'escalier quatre à quatre et rejoignis Mauréac. Au troisième étage, nous fîmes halte. A la clarté fumeuse d'un quinquet, je vis une porte peinte en blanc sur laquelle se dé- tachaient en rouge des signes hiératiques un serpent enroulé formant un oméga, et, dans cette circonférence, l'image de l'Isis égyptienne. Une chaîne de fer, terminée par un petit sphinx de cuivre, était le cordon de sonnette. René la tira violemment aus- sitôt les hymnes cessèrent. Il attendit quelque temps , puis derechef secoua la chaîne. Enfin, une clé grinça dans la serrure, et l'un des battans de la porte fut timidement entre-bâillé. La tête d'une vieille femme s'allongea vers nous, et des yeux méfians nous examinèrent — Que désirez-vous, messieurs? — Elias. — 11 est absent. — Je l'attendrai, riposta Mauréac, et, poussant la vieille, il pé- nétra dans l'antichambre. La femme voulut nous barrer le passage — N'entrez pas, criait-elle, le prêtre célèbre un mystère; n'en- trez pas ! Mais au même instant une autre voix se fit entendre — Qu'ils entrent!.. Et vous, que le bras de l'Éternel-Mainte- nant » a conduits jusqu'ici, âmes assoifées du Vrai, accourez sans crainte 1 V. Un homme venait brusquement d'apparaître, et j'avais reconnu ce personnage entrevu, le matin, aux obsèques du lieutenant-gé- néral c'était Elias. Il s'inclina, mais avec une politesse un peu hautaine. — Eh quoi ! dit-il, le professeur Victor Rameau parmi nous !.. La Science daignerait-elle interroger la Foi ?. . Il salua ensuite M. de Mauréac, tout en l'observant avec uhè at- tention curieuse; et bientôt René détournait les yeux, tandis qu'jilias réprimait un sourire. — Vous, monsieur le marquis, lui dit-il alors, soyez aussi le bien- venu... Je vous attendais. Et il nous fit passer dans une autre salle. LA TRESSE BLONDE. 21 — Vous excuserez , messieurs , ce méchant accueil , reprit-il quand on se fut assis; mais vous m'avez surpris en plein culte. J'initiais une néophyte à nos mystères une pauvre âme qui subit sa réincarnation douloureuse ; misérable pécheresse que je m'ef- force d'arracher au péché ! Il avait débité ces phrases insensées avec une assurance de thau- maturge tout à fait risible ; il continua — D'ailleurs, ma bonne vieille servante vit dans une terreur sa- crée de la police. Elle est bien tyrannique, la police de M. Louis Bonaparte, et ses acolytes, MM. Boittelle et Piétri, me semblent d'assez pauvres philosophes. INe m'ont-ils pas jeté en prison parmi les escrocs et les voleurs!.. On prétendait m'abaisser on m'a grandi. Ciim infirmor, iunc potens su?n... Saint Paul en a vu bien d'autres ! Elias fit une pause, tenant toujours son regard fixé sur René de Mauréac. — Au surplus, poursuivit-il, que m'importent leurs maisons cen- trales!.. J'ai bien été condamné à mort!.. Oh! ne vous effrayez pas, — condamné à mort pour crime politique. Vous voyez en moi un vieil insurgé un de nos révoltés contre l'infamie sociale. En juin 18A8, on me ramassa, troué de balles, derrière les barricades du faubourg Saint- Antoine. J'avais eu faim, messieurs, et j'espérais trouver du pain au bout de mon fusil illusion de bon jeune homme ! Ma peine fut toutefois commuée on se montra clément. On se contenta de m' envoyer pourrir dans les silos de Lambessa; nous étions soixante déportés dans mon escouade;., plus de quarante s'en allèrent colo- niser le cimetière. Enfin on me gracia... Ohl comme j'ai détesté alors !.. Quel fiel sur mes lèvres et quel venin dans mon cœur ! Il se tut un moment; la sueur baignait son front, et sa bouche grimaçait en un rictus sauvage. Vite, cependant, il recouvra posses- sion de lui-même, et sa voix devint très douce, toute pénétrante — Mais aujourd'hui ces rages de porte-guenilles, ces haines de va-nu-pieds sont bien sorties de mon âme... A présent, je crois ; je sais maintenant ! Oui, je sais le grand mystère de la vie mortelle, le secret de l'injustice apparente de Dieu, la cause première de la pauvreté comme de la fortune. Toute richesse n'est qu'une épreuve; toute misère qu'une expiation. Sans la loi redoutable de la faim, qui de nous voudrait subir le travail; et sans le travail, comment 1 homme pourrait-il s'élever au dessus de la brute? D'incarnation en incar- nation, l'être humain se purifie sous la douleur et par la souffrance ; ainsi, de creuset en creuset s'affine un métal précieux... Oui, oui, misérables les riches, et trop fortunés les pauvres, — car eux ils sont plus près de la libération suprême!.. Ah! messieurs, quand brillera le jour béni, le jour prochain du triomphe de nos idées, 22 REVDE DES DEDX MONDES. quelle harmonie, quel amour, quelle fraternité entre les hommes ! Ose donc, mauvais riche, dénier à Lazare sa part de ton festin, — toi qui te sais condamné à mendier à ton tour les miettes de sa table!.. En vérité, je vous le dis nous seuls pouvons guérir le grand cancer social I L'illuminé se leva et se mit à marcher dans la salle, s'exal- tant et très convaincu. Mais, brusquement, il s'arrêta devant René, et s'adressant à lui — D'autres aussi, monsieur de Mauréac, doivent accourir à nous ceux qui soulFrent et dont, seuls, nous avons le secret de sécher les pleurs. Naguère, la voix dont parle le prophète se faisait entendre, lamentable le sanglot de Rachel appelant en vain ses enfans. Mais Rachel peut désormais sourire parmi ses larmes; car ceux-là qui n'étaient plus sont encore I Que de mères viennent ici, chaque jour, retrouver les bien-aimés qu'elles croyaient perdus, recevoir leurs baisers, frissonner sous leurs caresses!.. Et l'on nous persécute, nous, qui pouvons donner de telles consolations aux cœurs déses- pérés et transformer le blasphème en une extase de bonheur ! . . Soudain, il interrompit son homélie mystique, et, sous le pon- tife, apparut le charlatan. Un tremblement convulsif agita son corps, sa voix devint rauque et ses yeux roulèrent terrifiés — Ah! Dieu, s'écria-t-il;.. qu'est donc ceci? Dieu!.. Des esprits voltigent, autour de nous... Je les sens, je les entends, je les vois... Une communication va se faire!.. Être formidable, qu'exiges-tu de moi? Alors chancelant et tout pareil à un homme ivre, Elias se dirigea vers une des portes de la chambre, en poussa les deux battans et, d'un geste théâtral, nous invitant à entrer — Messieurs, l'Éternel-Maintenant commande!.. Que vos yeux fermés s'ouvrent donc à sa lumière!., qu'ils voient! Yï. La pièce où nous venions d'entrer était un salon aux meubles prétentieux chaises et fauteuils de chêne sculpté; du vieux-neuf, de la camelote gothique. Sur la cheminée, décorée comme un autel, se dressait une statuette d'Isis, entre deux brûle-parfums de style gréco-directoire et d'horribles candélabres à gaz. Ils étaient allumés, et leur clarté fumeuse vacillait dans la demi-obscurité de la chambre. Je me retournai Elias n'était plus avec nous. René de Mauréac cependant s'était lourdement affaissé dans un fauteuil. Une bizarre somnolence commençait à le gagner. Ses yeux, toutefois, demeuraient ouverts, et ses prunelles dilatées re- gardaient fixement devant elles. LA TRESSE BLOADE. 2j — Vois donc... là-bas, contre la muraille, me dit-il tout à coup... Est-ce assez ridicule? Da doigt il me montrait divers tableaux dont les cadres dorés miroitaient sous le feu du gaz. J'allai voir ce qu'il m'indiquait... C'était fort ridicule en effet. Dans ces cadres et sous verre s'étalaient de nombreux textes imprimés sur vélin et quelques dessins d'une fantaisie vraiment monstrueuse. Pour la plupart, les textes avaient été empruntés à l'œuvre théur- gique des alexandrins. Ici, le demi-chrétien Origène; là, les demi- païans du néo -platonisme, un Porphyre, un Jamblique, un Proclus et autres adeptes de la Métensomatose, » — la réincarnation des êtres. Certains auteurs modernes étaient cités également Sweden- borg, M. Henri Martin, et surtout le prophète Jean Reynaud, ce doux et naïf rêveur, un exilé du ciel sur la terre. Ces divers théosophes affirmaient leur foi robuste en l'ascension progressive de la créature animée, depuis l'informe cellule organique jusqu'à l'homme, vers le grand Bien, le grand Beau, le grand Vrai, le Tout infini et fini, l'Impersonnel à la Personnalité radiante, le toujours Présent dans le passé et l'avenir, — vers l'Éternel -Maintenant. Plus étranges encore étaient les images qui couvraient la muraille. A côté de l'hypothèse, la preuve, — et quelle preuve !.. des portraits d'âmes errantes et de péresprits en peine I Une notice, le plus souvent sinistre, disait le nom et la destinée de ces vagabonds de l'espace. D'abord, le dessin d'un palais où tous les styles, la coupole du marabout comme la rocaille du vide-bouteilles, se mariaient en un assemblage surprenant. La main d'un médium avait écrit et signé au-dessous Maison de la planète Mars, habitacle d'une âme heu- reuse, — Victorien S. fecit. » — A côté de son palais, l'âme heu- reuse elle-même une façon de forme humaine, revêtue d'une longue robe flottante, un corps sans fm surmonté d'une tête énorme à la face glabre et aux yeux de bœuf, un crâne hydrocéphale à cri- nière de poète romantique. Au-dessous du portrait, cette autre lé- gende Ame affranchie de la terre. Première migration sidérale Étape vers Dieu. V. S. vidit. » D'autres dessins donnaient les traits postmortels de certaines créatures condamnées à la réincarnation expiatoire ; chacune, avec son nom , portant un numéro d'ordre d'apparition. Il y avait des pécheurs, des pécheresses surtout. Parmi ceux-là, nombre de gens de marque un Néron, un Louis XV, un M. de Robespierre, — Napoléon 1 Sa légende était effroyable N° X. Napoléon Bonaparte. Esprit gonflé d'orgueil. Se refuse à subir sa réincarnation parmi les humbles. Depuis un demi-siècle tournoie dans l'espace, jouet des vents et des tempêtes, poussé du midi au septentrion, et ramené des glaces de la Bérésina aux sables 24 RKVDK DJBS DEDX MONOES, de l'Egypte. Quand, flagellé par la bise, il traverse un de ses champs de bataille, chaque brin d'herbe né d'une poussière humaine se dresse contre lui et crie vers Dieu. » Les pécheresses non plus ne manquaient pas à la collection des reines et des favorites royales, des courtisanes et des filles de théâtre. N° XXVII. Comtesse du Barry. — L'échafaud de la place de la Révolution ne l'a pas suffisamment purifiée. Se cramponnait à la vie et n'a pas compris la mort. Un second baptême de sang lui est nécessaire, » Enfin, au milieu d'un confus amas de draperies, j'entrevis une ignoble figure de gnome, une face de juif hirsute, au nez crochu et au menton en galoche, — apparition fantastique et grimaçante ; puis, au-dessous de l'image, ces mots l'Iscariote. — Origène a prié, Swedenborg a supplié cette âme elle-même ira vers la lu- mière. Le Juste n'est pas l'Implacable. » En cet instant, un léger bruit me fit retourner la tête Elias était devant moi. Il se tenait debout, au milieu de la chambre, un bras appuyé sur l'épaule d'une jeune fille habillée de blanc; sans doute, l'âme réincarnée, » la néophyte qu'il initiait à ses mys- tères au moment de notre arrivée. Elle paraissait âgée de vingt ans à peine, Irêle et petite, assez mignonne, bien que franchement laide et d'une laideur vulgaire une bouche trop large et un nez de gri- sette. Mais de grands yeux noirs très brillans et d'admirables che- veux blonds donnaient, par leur contraste, une expression bizarre à son visage ; et ces cheveux dénoués tombaient, par larges ondu- lations, le long de ses épaules. La figure de la femme était d'ailleurs fardée de blanc, et le bord de ses paupières crayonné de bistre lui faisait un regard énorme. Elle s'était campée devant nous, sans aucun embarras, et nous dévisageait effrontément; René surtout paraissait captiver son attention. Au dehors, l'orgue-harmonium commença de jouer en sourdine, alternant avec des voix d'en- fans ; sa mélodie nous parvenait très suave et comme lointaine. Un geste d'Elias interrompit ces chants — Voici la voyante! nous dit-il d'un ton solennel,., une voyante, messieurs, telle qu'en mon long sacerdoce je n'en ai pas ren- contrée de semblable ! Jamais aucun médium n'égala sa puissante lucidité ! Tantôt, elle se dédouble et, retraversant la mort, peut vivre à nouveau une de ses vies antérieures. Tantôt, on l'anéantit tout entière. Alors, elle cesse d'être elle-même ; l'esprit d'un autre vient habiter en son corps, et son âme fait place à l'âme évoquée!.. Anne-Yvonne, mademoiselle Gallo, asseyez- vous ici ! Elias étendit les mains sur les épaules du sujet, appuya forte- ment, et, rapprochant son visage de celui de la femme LA TRESSE BLONDE. 25 — D"ors ! lui dit-il. La femme laissa tomber son front en arrière, exhalant un profond soupir elle dormait. De nouveau, l'orgue fit entendre ses harmo- nies, coupées, dès les premières notes, par le magnétiseur. — La voyante est prête... Monsieur le marquis de Mauréac, que lui voulez-vous demander? Je regardai René ; il était fort pâle. La tête allongée vers la fille aux cheveux d'or, il la contemplait d'un œil hagard et comme fas- ciné. A cet appel, il se leva, fit un pas vers le prophète, s'arrêta, parut hésiter, et lui remit enfin un objet qu'il étreignait à pleines mains je reconnus la tresse blonde. — Monsieur de Mauréac désire apprendre sans doute quels ont été ces cheveux? poursuivit Elias... Il va le savoir! Déployant alors la tresse, il la promena sur le front du sujet, sur ses yeux, sur ses lèvres, pour la déposer et l'attacher près du cœur. — Anne-Yvonne, fit- il d'une voix impérieuse,., il faut que tu voies!.. Je commande! Un frisson courut par les membres de la jeune fille endormie, dont la poitrine se souleva, haletante. — Vois ! ordonna de nouveau Elias ;. . je commande ! Aussitôt elle se dressa debout. Son visage, tout à l'heure d'une laideur triviale, s'était transfiguré maintenant, cette fille était vrai- ment belle. Une joie immense, un bonheur indicible, illuminaient la vulgarité de ses traits. Sa bouche souriait avec amour, son œil rayonnait par longs regards de passion. Elle marcha vers M. de Mauréac, les bras ouverts, dans le ravissement d'une extase — Le bien- aimé! murmura-t-elle. — Anne-Yvonne, reprit Elias, décris-nous ce que tu vois! Une violente émotion contracta la face de la somnambule; sa respiration devint plus saccadée, plus sifflante encore ; d'un geste frileux, elle ramena ses bras croisés contre sa poitrine, et toute grelottante — Quel froid et que de neige! Comme le flot déferle, lamen- table, sur la grève on croirait entendre un sanglot!.. De la rivière monte une sourde rumeur le grand murmure des glaçons ; et, là- bas, là-bas, derrière la noirceur efi"rayante du bois de sapins, le ponton battu par la vague pousse des gémissemens. L'épouvantable nuit!.. Hâtons-nous; hâtons-nous!.. Ah!., le son d'une cloche,., la cloche de Noël ! Noël ! c'est le bon et joyeux Noël aujourd'hui. Oh ! quel péché de m'enfuir ainsi loin de l'église!.. Et le pauvre enfant qui est malade... si malade, le cher et doux petit! Oh!., oh!., oh!.. Mais non! même avant lui, le bien-aimé! Elle s'agenouilla lentement devant René de Mauréac, et lui pre- 26 REVUE DES DEDX MONDES. nant les mains, y déposa un long et passionné baiser. Soudain elle se rejeta violemment en arrière, une clameur aiguë sortit de sa bouche — Misérable!.. Et, de toute sa hauteur» elle tomba sur le plancher. Alors se joua devant moi une effroyable scène, un drame d'agonie et de mort. La femme se débattait comme dans une étreinte, se tordait comme sous une brûlure. Des larmes coulaient de ses yeux ; elle joignait des mains suppliantes ; ses harlemens sauvages emplissaient le si- lence de la nuit. Peu à peu cependant, les cris devinrent plus faibles et les convulsions moins rapprochées; le râle s'étrangla dans sa gorge; j'entendis un douloureux soupir; enfin tout cessa. — Elle est morte, dit le thaumaturge, qui se pencha sur le corps... Le marquis de Mauréac sait-il ce qu'il voulait savoir? René, tout blême, ne jeta qu'un seul mot — Charlatan! Sous le choc de cette injure, Elias se redressa — Ainsi, dit-il froidement, vous n'avez plus rien à demander, puisque vous insultez maintenant? Il fit une courte pause, et, devenu très solennel — Marquis de Mauréac, un crime a dû jadis être commis contre cette âme. — Imposteur ! répliqua René. — Marquis de Mauréac, s'écria le prophète d'une voix tonnante, sur votre blason j'ai aperçu du sang ! Un éclat de rire furieux lui répondit. Elias marcha vers René celui-ci se leva. Allongeant la tête, les yeux hagards, la bouche ouverte, le buste projeté en avant, il se mit à reculer pas à pas pas à pas l'autre le suivit. C'était vraiment terrible à voir. On eût dit d'une bête féroce se démenant sous le regard du dompteur. Enfin, les poings du prophète s'abattirent lourdement sur Mau- réac il tomba, terrassé, à deux genoux. Au dehors, tout se taisait plus d'orgue aux hymnes alternées; plus de voix chantant des cantiques. Elias rompit le lugubre si- lence ; il se parlait à lui-même, semblant adresser quelque oraison jaculatoire à un être invisible et néanmoins planant au-dessus de nous — 0 toi, disait-il, qui voulus créer le riche pour l'épreuve et le pauvre pour l'expiation,., faut-il t'obéir? Oserai-je obliger cette con- science rebelle à faire le bien?.. Oui, je t'entends,., tu m'ordonnes d'appliquer ta loi sainte... Je me soumets 1 Il y avait dans le discours et lé geste de cet homme toute la mise en scène d'un comédien; il y avait aussi tout le fanatisme d'un sec- taire. LA TRESSE BLONDE. 27 — Marquis de Mauréac, reprit-il, tes yeux ont désiré voir et ils ont vu,., ton cœur a souhaité connaître; il doit savoir à présent. — Hélas 1 — Écoute donc, cher fils, écoute et comprends!.. Moa Dieu, rÉternel-Maintenant, t'a poussé jusqu'ici pour te contraindre au de- voir» Un lien mystérieux t'unit dans le passé des âges à cette réin- carnée qui tout à l'heure se tordait expirante devant toi. Pauvre créature, de nouveau elle court à sa perdition son cœur est si dé- bile, si misérable sa conscience ! Sauve-la, mon fils, en te sauvant toi-même... Dans cette existence d'aventures et de tentations qui est la sienne, elle doit fatalement succomber préserve-la de sa chute ; donne-toi tout entier à cette œuvre de rédemption. Elle est seule ici-bas sois donc sa famille, deviens son honneur. Toi et elle; elle et toi, — tant que tu vivras tes jours de passage sur la terre!.. Peut-être les préjugés du monde te condamneront; peut-être aussi te réprouvera la morale selon les hommes... Qu'importe! Mais lui, l'Éternel-Gréateur, te sourira parce que tu auras gardé pour son amour une de ses créatures. 11 saisit les mains de René, qui tout aussitôt fut agité d'un long tressaillement — Marquis de Mauréac, continua le prophète, je commande!.. Tu vois cette femme, de son nom d'aujourd'hui Anne-Yvonne Gallo?.. Je veux qu'elle devienne ton épreuve terrestre, comme tu dois être, — toi, — sa rédemption ; -que tu souffres par elle, comme elle par toi!.. Tu vas la suivre pas à pas dans sa vie. Tu ressen- tiras pour elle toutes les désespérances de la passion dédaignée, toutes les âpres tortures des désirs inassouvis. Tu l'aimeras, tu l'aimeras, — repoussé sans pitié par elle,., jusqu'au jour, mon fils, où vaincu dans ton orgueil familial, mais vainqueur de cet orgueil même, tu la choisiras pour compagne, pour épouse; où devant tous, tu lui donneras ton nom! — témoignant ainsi et proclamant que Dieu l'a faite ton égale, marquis, de par les lois de l'enfantement, de la maladie et de la mort! Se courbant ensuite vers la femme toujours inanimée, il lui posa un doigt sur le front. A l'instant, celle-ci souleva la tête, puis le buste, et se mit debout, pareille à un automate sous le jeu d'un mouvement. — Et toi, lui dit le thaumaturge, pauvre créature que m'adressa la pitié de mon Dieu, j'ignore si je pourrai longtemps encore veiller sur ta faiblesse ; car je ne sais point, hélas ! ce que demain me prépare la malignité des hommes. Mais, dès aujourd'hui, ma fille, je te veux préserver de toi-même... Tu vois celui-ci il est riche, il est noble,., il va chercher sans doute à t'induire en tentation tu le repousseras. Tu fuiras devant ses poursuites ; tu auras le dé- 28 REVDE DES DEDX MONDES. goût de ses désirs, la terreur de son amour. Si tes bras s'ouvrent pour lui, ce ne sera qu'en tremblant et dans la chambre nuptiale... Alors, mais seulement alors, redevenue toi-même, tu pourras agir selon ton vouloir, ou selon ta mission. J'ai dit I Elias se tut durant quelques secondes, les observant l'un et l'autre. Et soudain la colère lui empourpra la face ; une fois encore, sa voix résonna dans le silence, mais vibrante, impérieuse, pleine d'inflexions menaçantes — Oh! j'entends, s'écria-t-il, oui, j'entends la révolte qui déjà gronde en vos cœurs!.. Eh bien! je vais mater toute rébellion... Esclaves de ma volonté, il faut que vous croyiez être libres,., que tu penses, toi, librement obéir aux impulsions de ton amour et de ta conscience; toi, aux répulsions de ta chair et de ton honneur!.. Donc, je vous enlève la mémoire. Je vous défends, — comprenez bien, — je vous défends même de vous souvenir de moi. . . J'exige que vous oubliiez jusqu'à mon nom!,. Allez, et que tout s'accomplisse! A ces mots, le bruit éclatant d'un gong retentit brusquement; brusquement les lumières s'éteignirent, et je demeurai plongé dans une obscurité profonde. Pendant d'assez longs instans, je tâ- tonnai dans ces ténèbres, cherchant une issue; en même temps, j'ap- pelais René, mais il ne me répondait pas. Enfin, une porte s'ouvrit, et la vieille servante du prophète se montra sur le seuil, un flam- beau à la main. — Le mystère est terminé, me dit-elle; à présent, monsieur, il faut vous retirer. Je regardai autour de moi plus d'Elias, ni de voyante ; » point de Mauréac non plus. J'étais seul, absolument seul, dans la chambre. — Eh bien 1 où donc est mon ami? demandai-je fort étonné. — Votre ami? répliqua la vieille,., il est parti déjà. — Parti 1 — Oui, monsieur; sans doute par la porte réservée à l'offi- ciant. Et, du doigt, elle me désignait une tapisserie que je n'avais point aperçue et qui masquait une ouverture pratiquée dans la muraille. — Hâtez-vous ! continua la femme ; il ne doit pas être bien loin et vous pourrez encore le rejoindre. Je m'élançai vers l'escalier. Dans la rue, aux clartés de la neige, j'entrevis une ombre qui fuyait en courant c'était bien René ; il semblait poursuivre une voiture qui s'éloignait rapidement. Je l'ap- pelai; mais, lui, pressa le pas, et bientôt il disparaissait, s'enton- çant dans le brouillard de cette nuit de décembre. LA TRESSE BLONDE. 29 YII. Or, la soir de ce jour, je fus le témoin, — j'allais dire le héros, — d'une aventure, banale en elle-même, mais qui plus tard devait m'amener à faire d'étranges suppositions. Rentré dans mon appartement de la rue du Bac, furieux contre le sans-gêne de M. René, je trouvai, m'attendant en mon cabinet, une lettre, et, dans cette lettre, un billet de spectacle. C'était un envoi gracieux de mon confrère le docteur Lantz, médecin de cinq à six théâtres parisiens, spécialiste pour les maladies du larynx, la Providence de tous les sopranos ou contraltes en mal de gorge ; sa- vant un peu superficiel et bien excellent homme. Il m'adressait son propre fauteuil pour la troisième représentation d'une pièce nou- velle une Bévue de fin d'année, la grande vogue du jour, » au dire de certains journaux, — Pékin à Paris, La soirée était fort avancée; toutefois, énervé par les funèbres émotions de ce jour et désireux de me distraire, je dînai prompte- ment et m'habillai. J'ai, d'ailleurs, toujours aimé les petites calem- bredaines dramatiques ; vaudevilles, opérettes ou parades. J'estime qu'elles fatiguent peu le cerveau et qu'elles sont la préparation d'un bon sommeil. Celle-là se jouait sur une scène bâtie bien loin de mon cher faubourg Saint-Germain, aux Folies-Comiques, là-bas, dans les parages turbulens du boulevard du Temple. Il était plus de neuf heures quand j'arrivai devant la façade du théâtre brillam- ment illuminée. — Dépêchez-vous, me dit l'ouvreuse ; le second acte est déjà com- mencé... Premier fauteuil, à gauche en entrant, près de l'or- chestre. Et la dame au bonnet rose ajouta — Vous êtes, monsieur, à côté des auteurs. J'allai prendre ma place, discrètement et sans bruit ; en effet, le deuxième acte venait de commencer. Ma longue habitude de la synthèse et de l'analyse me permit de reconstruire rapidement l'exposition de cette œuvre dramatique. Le prétexte à flons-flons choisi par les auteurs était notre glorieuse et récente expédition de Chine. A l'acte précédent, un mandarin, M. Pékin quelle invention! avait dû tomber amoureux d'une can- tinière de zouaves, personnification audacieuse de mon pays, l'avait enlevée, et, conquis lui aussi par sa conquête, s'en était allé vers Paris s'initier à la civilisation dans les éblouissemens de la Ville- Lumière. Tout d'abord le Mentor en jupons avait conduit son Télé- 30 REVUE DES DEUX MONDES. maque au bal Mabille. C'était ce lieu de délices que j'avais sous les yeux, avec sa forêt de palmiers de zinc et ses girandoles de noix de coco. Dans la salle, l'orchestre faisait rage, et derrière la rampe frétillait une bacchanale échevelée. Des danseuses en crinolines écourtées se déhanchaient, levaient la jambe, exhibaient toutes les beautés du cancan, — cette danse nationale de la France, ont tou- jours prétendu les Allemands. Près de moi, les auteurs se tenaient immobiles un monsieur très vieux, septuagénaire à cheveux blancs et à lunettes, un monsieur très jeune, ayant encore sur les joues le tendre duvet de la vingtième année. Sileniîieux, ils savouraient les délicatesses littéraires de leur œuvre. Cependant, cette première scène, habile préparation à l'arrivée du mandarin, venait de s'achever. Choristes, danseuses et figurans s'étaient groupés à droite et à gauche du théâtre la grande porte du fond s'ouvrit, et le héros de la pièce, M. Pékin, apparut au der- nier plan. Mais presque aussitôt une hésitation se produisit parmi les acteurs, et le chef d'orchestre demeura l'archet en l'air quel- qu'un avait manqué son entrée. L'auteur septuagénaire s'agita dans son fauteuil, et se penchant vers l'auteur âgé de vingt ans — Allons, encore un cheveu ! » lui dit-il ; voilà le Bal Mabille qui est en retard 1 Le jeune monsieur laissa tomber son monocle et riposta — La petite Mignon-Chérie?.. Tu sais, bon papa, qu'on ne peut jamais compter sur elle... Une mazette 1 C'est toi qui nous l'as im- posée. Bon papa répondit — Il faut encourager la jeunesse. Elle a sans doute trop réveil- lonné à la Noël... La voici ! Le bras du chef d'orchestre s'abaissa, et la musique reprit son rigodon le Bal Mabille, M'^"" Mignon-Chérie, entrait en scène. Je braquai ma lorgnette sur cette nouvelle étoile, et j'aperçus une pe- tite femme maigrelette, en jupes très courtes, un bonnet de Folie sur la tête. Mais aussitôt je fis un haut-le-corps stupéfait, j'avais reconnu la néophyte d'Elias, l'âme réincarnée, la voyante, l'expia- tricel.. Était-ce possible?.. De quelle farce carnavalesque avais-je donc été la dupe?.. Et je haussai les épaules, confus de mon émo- tion un peu crédule de tout à l'heure. Les flons-flons avaient recommencé. Le Bal Mabille donnait la bienvenue au noble étranger ; » Paris saluait Pékin en couplets de facture. — Pourvu, mon Dieu I grommela l'auteur septuagénaire, qu'elle les fasse porter, » ces couplets-là I LA. TRE?SE BLONDE. 31 — Un des clous de la pièce ! murmura l'auteur juvénile. — Un petit fredon, jeune homme, qui doit faire son tour de France ! D'une voix fausse et blanche, M"'^ Mignon-Chérie nasillait Je suis l'attrait de la grand'ville, C'est moi le joyeux Bal Mabille... Elle s'arrêta brusquement, roula des yeux effarés, et son regard demeura fixé sur un des coins de la salle. Il y eut un moment de surprise. Au parterre, déjà l'on murmurait Oh ! oh!., elle ne sait pas son rôle!.. » La jeune actrice fit un effort visible pour re- prendre possession d'elle-même ... Monsieur le Chinois. . . Elle s'interrompit encore. ... Le Cochinchinois... lui criait le souffleur. Nouveau silence du Bal Mabille ; nouveaux rires moqueurs de la salle. Près de moi, l'auteur à cheveux blancs courbait le front jusque sur le pommeau de sa canne ; l'autre, le jouvenceau, tenait tête à l'orage; impassible, très beau... Enfin, toute bouleversée et bal- butiant d'une façon inintelligible, M"* Mignon-Chérie acheva son fameux couplet, — un couplet dans le grand style, alors fort à la mode, du Roi barbu,., bu qui s avance . . . Monsieur le Chinois, O vous que le plaisir amène, Entrez dans mon do,., mon dodo,., mon domaine. Une bordée de sifflets partit des hautes galeries le paradis n'était pas content... Et voilà que, poussant une clameur d'épou- vante, agitant les bras, se rejetant en arrière, la pauvre fille s'abattit sur le plancher. Aussitôt le rideau tomba ; et peu après le régisseur, un joli mon- sieur cravaté de blanc et portant à son habit la rosette du Nicham, se montrait derrière la rampe — Mesdames et messieurs, notre camarade, M'^^ Mignon-Chérie, vient de se trouver mal... On demande un médecin. 32 REVUE DES DEUX MONDES. Il se tournait de mon côté, vers la stalle qu'aurait dû occuper le docteur Lantz. Un instant plus tard, j'étais dans les coulisses. Sur la scène régnait une confusion vraiment comique. On avait relevé M"^ Mignon-Chérie pour la déposer dans un fauteuil. Je m'approchai d'elle. La syncope était complète; même, je constatai une contracture de tous les membres, — un cas bizarre de cata- lepsie. Je prescrivis en hâte quelques remèdes. Les camarades en- touraient la malade, et le directeur, un petit juif barbu, M. David Hertzog, arpentait furieusement les planches — Une recette de quatre mille francs I hurlait-il ;.. et il va falloir rendre l'argent !.. Non, non ! qu'on la porte dans sa loge et conti- nuons ! Mais le régisseur décoré du Nicham, qui suivait le maître, cha- peau bas, répondait — Impossible, monsieur le directeur !.. elle est de la première du trois et de la cinquième du quatre. — Des coupures et un raccord ! — Impossible!., impossible 1 Qui nous fera les imitations de Mé- lingue et chantera le rondeau de la Vémis aux navets ? — Tout l'attrait de la pièce ! Et M. le directeur reprenait sa marche enfiévrée. Cependant un mieux sensible venait de se produire chez la malade. Elle rouvrit les yeux et, allongeant un bras vers la salle — Là!., là !.. bégaya-t-elle... Il est là!.. Le petit juif David Hertzog courut vers le trou du rideau — Qui... là? demanda-t-il, et quoi... là? M"^ Mignon-Chérie se redressa faiblement, et, d'une voix étran- glée, toujours sous l'étreinte de l'épouvante.. — Là !.. au fond du théâtre !.. dans une baignoire,., l'homme ! M. David Hertzog appela son régisseur — Monsieur Guzman ! toi qui ne connais pas d'obstacles, va donc voir quel est le bonhomme qui fait si peur à cette enfant. Puis il ajouta — Toutes les mêmes, ces petites !.. On se brouille avec son bel ami et l'on redoute les coups... de désespoir! — A propos, Hertzog ! demanda un courriériste » de journal, joli monsieur frisé, à figure insolente,., quel nom porte sa com- mandite ? — Société anonyme, seigneur Arlequin I Un rire joyeux salua cette joyeuseté directoriale ; elle-même, la jeune femme se mit à ricaner. Elle semblait tout à fait guérie à présent, M" Mignon ; car, se levant et s'approchant de l'imprésa- rio fils d'Israël LA TRESSE BLONDE. 33 — Ni... ni, c'est fini! Messeigneurs, en avant la musique ! Le régisseur décoré du Nichana, ce beau M. Guzman, était de retour — Je n'ai rien remarqué, dit-il. Toutes les baignoires sont pleines, sauf une, — le sept. Un monsieur y est entré pendant le second acte ; il vient de partir. — Au rideau ! cria M. Hertzog en agitant une cloche... Docteur, recevez nos remercîmens. Moi, durant tout ce brouhaha, je n'avais point cessé d'examiner la malade. Je commençais à douter de ma mémoire. En vérité, il me semblait bien la reconnaître, mais si vaguement! Non, ce n'était ni la tournure ni l'expression du visage de la somnambule entrevue tout à l'heure... Et pourtant, ce regard, cette laideur provocante, surtout, — oui, surtout, — ces cheveux blonds?.. Très anxieux, je voulus en avoir le cœur net. Je me penchai sur l'épaule de l'actrice, et, d'une voix insinuante — J'ai déjà eu le plaisir de vous apercevoir, mademoiselle? Elle se retourna et me toisa, surprise, même impertinente — Moi, monsieur?.. Où ça? — Aujourd'hui, rue Rousselet chez Elias, le prophète Elias. La jeune femme jeta un éclat de rire, et, avec un geste trivial — Rue Rousselet?.. Elias?.. Un prophète?.. Connais pas!.. Gom- ment dites-vous?.. Elias!.. Oh! là! là! en voilà un nom ! Et derechef le rire la gagna... Fort bien ! j'étais fixé; une res- semblance incertaine m'avait pour un moment induit en erreur; mais, d'elle-même, l'illusion venait de se dissiper. Je regagnai ma place, et la Revue se termina sans encombre. M" Mignon reparut à la première du trois » et à la cinquième du quatre; » elle imita M. Mélingue et chanta les gloires de la Vénus aux navets. Ce fut pour cette enfant une revanche éclatante, un succès véritable, un triomphe. Le parterre trépignant lui fit bisser plusieurs couplets; les messieurs à gardénia allongèrent leurs mains gantées et l'applaudirent à quatre doigts ; dans une loge d'avant-scène, des demoiselles eurent la convulsion du rire, et un prince moldave envoya des bouquets avec sa carte de visite... La pièce, d'ailleurs, était absolument inepte. Cette nuit-là, je dormis sans mauvais rêves. Le lendemain, je recevais une triste nouvelle. Mon frère, consul en Egypte, était malade et se trouvait en danger de mort il m'ap- pelait à cris désespérés. Fort ému, je me hâtai de partir le jour même, et, à sept heures du soir, le train express m'emportait vers TOME Lxxxvin. — 1888. 3 3 A REVUE DES DEUX MONDES. Marseille. Je quittais Paris sans avoir pu rendre visite à mon ami, M. de Mauréac. DEUXIEME FRAGMENT. VIII. Mon voyage se prolongea plus que de raison, et je demeurai ab- sent durant près de sept mois. J'eus le bonheur de rendre mon frère à la santé ; mais sa convalescence fut lente, et, pendant bien des nuits, je dus m'installer à son chevet. Enfin, quand tout danger eut dis- paru, je m'abandonnai sans contrainte à l'étude et à la contempla- tion de cette merveilleuse Egypte. Je remontai le Nil jusqu'à la seconde cataracte, fouillant les hypogées, maniant les momies, et je rapportai une joyeuse collection de ces petits bons dieux en usage chez les anciens hommes. De retour à Paris, dans la dernière semaine de juillet, je m'en- fermai chez moi. J'avais hâte de reprendre l'impression de mon travail, cet Essai sur les simulations de la double-vue, interrompu depuis si longtemps. Ce livre, d'ailleurs, s'était considérablement accru dans ma pensée ; le plan s'en était modifié et le cadre élargi la brochure primitive allait maintenant former deux gros vo- lumes. Mes conclusions, toutefois, restaient plus que jamais les mêmes guerre aux charlatans, mépris au charlatanisme ! Fran- çais, je voulais écrire un livre pour la France, cette terre nour- ricière du bon sens et de l'imagination pondérée. Certes, un pareil ouvrage devait m'ouvrir le chemin de l'Institut. Dès les premiers jours de mon arrivée, j'avais été soulever le marteau à la porte de l'hôtel de la rue Saint-Dominique. Là, M. Baptiste, un concierge modèle, m'avait appris l'absence de René — Où est-il?.. » Et ce discret M. Baptiste de répondre avec un geste vague — M. le marquis est en voyage. » J'habitais donc, depuis une quinzaine déjà, ma réclusion volontaire, en la seule compagnie de mes épreuves, quand un matin la poste me remit une lettre portant le timbre de la ville d'Auray Morbihan cette lettre m'était adressée par Mauréac Mon cher camarade, m'éerivait-il , notre sieur Baptiste, — comme eût dit un roi de France, — m'apprend ton retour à Paris tu reviendrais d'Egypte, paraît-il!.. Ainsi, tu as pu t' arracher aux séductions des femmes-momies et aux embrassemens des divinités à tête de chien ! Jamais, j'en fais l'aveu, je ne t'aurais supposé un tel courage !.. Mais trêve de balivernes! et parlons de choses sérieuses. LA TRESSE BLONDE. Se Je me marie. J'épouse la plus adorable des jeunes filles, une femme de grand cœur et de haute intelligence, aimante et bonne. Tu l'as déjà nommée, n'est-ce pas? c'est M"^ Le Barze. Je suis heu- reux, profondément heureux ! Huit jours encore me séparent de l'instant béni où la bien-aimée sera tout à moi huit jours,., hélas! pour mon impatience, l'éternité entière ! Ah! que de fois je me prends à dire avec un poète ce poète s'appelle M. Corentin Le Barze et il est mon beau-père! Rapidité des jours, que tu me parais lente! Oui, je suis heureux, car j'aime et me sens aimé... Mais toi» Victor, ne veux-tu point aussi prendre part à mon bonheur, — toi, mon plus vieil ami, toi, mon cher camarade ? Sans aucun doute !.. D'ailleurs, ta fuite précipitée en Egypte, sans m'adresser même tes adieux, mérite un châtiment, une expiation, selon la doctrine des prêtres d'Isis ! Donc, à la réception de la présente, tu prendras le train de Bretagne ; arrivé à la station d'Auray, tu descendras de voiture ; sur le quai de la gare on t'enlève, et, de gré ou de force, on t'em- mène au château de Bruyère, propriété de M. Corentin Le Barze. Là, on te séquestre, et, dans huit jours, tu comparois par-devant M. le maire, comme témoin de mariage du sieur René de Mauréac, ton compagnon d'enfance... Viens! viens! Post-scriptum, — De grandes réjouissances archéologiques vont avoir lieu à Bruyère avant, pendant et après les épousailles. On fouillera des galgals, on violera des sépultures, on découvrira des crânes, — dolichocéphales peut-être!.. Encore une fois, viens 1 » Mon premier mouvement, en recevant cette lettre, ne fut point assurément le bon je pestai contre l'importun qui prétendait m'ar- racher à mon travail... Malheureux livre, si souvent interrompu, quand, hélas! pourrais-tu paraître?.. La réflexion vint tôt calmer cet accès de méchante humeur. Oui, je devais partir; tout m'en faisait une obligation. Il ne m'était pas loisible, après ma fuite en Egypte, » comme disait René, de me dérober à sa demande si affectueuse; c'eût été me brouiller à jamais avec lui. Au surplus, l'annonce des réjouissances archéologiques » était bien pour adoucir l'ennui d'une telle corvée. Quoi ! on allait fouiller des gal- gals, exhumer des crânes, — dolichocéphales peut-être !. . J'ai tou- jours aimé si passionnément l'anthropologie! — Et je me liâtai d'en- voyer une dépêche annonçant ma venue prochaine. Deux jours plus tard, au matin, je montai en wagon ; j'arrivai à Nantes dans la soirée, et bientôt la locomotive m'emportait sur le 36 REVUE DES DEnX MONDES. chemin de Vannes, Auray et Quimper... Oh! les sauvages tristesses des paysages du Morbihan! les vastes landes hérissées d'ajoncs; la fougeraie verte diaprée de jaune, — friches désolées d'où les granits émergent, pareils à des récifs sur un océan au repos!.. Et tout en contemplant, au clair de lune, les ondoiemens de ces plaines tourmentées, je composais une préface. Mais peu à peu la mono- tonie du spectacle, les bercemens de la voiture, peut-être aussi la cadence de mes phrases, me jetèrent en langueur ; je fermai les yeux et m'assoupis. A l'arrêt de Vannes, je fus tiré de ce demi-sommeil. Sur le quai de la gare, une bande de jeunes officiers riait, parlait bruyamment et faisait du scandale. L'un d'eux ouvrit la portière de mon wagon, et appelant un de ses camarades — Henri!., compartimenta peu près vide,., un seul voyageur, et un monsieur,., tu pourras fumer à l'aise. Puis, prenant des notes de fausset aigu, imitant un soprano de femme Entre dans ton do,., ton dodo,., ton domaine, Mon beau capitaine! — Quelle ineptie! s'écria toute la bande. — Et quels cabotins ! ajouta une grosse voix, joyeuse et sonore. En même temps, un monsieur décoré de la Légion d'honneur montait dans ma voiture. — Au revoir et à bientôt ! lui dirent ses amis. 11 les salua d'un geste familier, pendant que le train se remettait en marche... C'était un homme d'une trentaine d'années, courtaud et trapu, déjà un peu gros, à la figure laide et brûlée par le soleil, mais très énergique ses cheveux coupés ras et sa moustache taillée en brosse dénonçaient un officier. Il se carra dans un coin du wagon, allongea ses bottes sur la banquette, puis tirant un cigare de son étui, sans m'adresser un mot de politesse, commença de fumer. Et tandis qu'il emplissait l'étroit compartiment des odeurs de sa nico- tine, ce monsieur chantonnait. Bonté divine! je les reconnaissais tous, ces fredons, ces ponts-neufs, ces faridondaines — les hor- reurs musicales et littéraires entendues aux Folies-Comiques! ., Oui, l'auteur septuagénaire, le bon papa, » avait été prophète la poésie &Çi\Pékin à Paris faisait son tour de France; en ce moment, l'épidémie devait sévir à Vannes ! Une demi-heure après, le train s'arrêtait en gare ; j'étais arrivé à Auray. M. de Mauréac m'attendait sur le débarcadère, et je tombai dans ses bras. LA TRESSE BLONDE. IX. — Ahl méchant homme, disait-il, tout en me pressant les mains,. ► âme volage, cœur oublieux, enfin je te tiens ! — Salut, monsieur de Mauréac! fît derrière nous une voix de^ basse-taille. Je me retournai et aperçus mon fumeur mélomane. — C'est vous, Henri? dit sèchement René, qui aussitôt nous pré- senta l'un à l'autre — Mon cher Victor, le capitaine Le Barze, mon futur beau-frère... M. le professeur Rameau, le meilleur de mes amis. — Ah! ah! le voilà donc, ce fameux M. Rameau dont le mar- quis de Mauréac nous parle si souvent! s'écria d'un ton jovial le capitaine Le Barze. Enchanté de votre visite! Nous avons, je crois,, voyagé tout à l'heure ensemble. J'aurais dû deviner votre nom.. Un savant I cela se reconnaît de loin, et j'en ai pratiqué un qui vous ressemblait fort; un professeur aussi, M. Durand .. oh! un. vrai savant, décoré du ruban violet, le tire-bottes, » comme nous l'appelons au régiment. Il habitait Souk-Ahras,prèsdeGuelmay quand j'étais lieutenant au 3 zouaves... Ah ! le brave homme! Je déclarai au capitaine que j'ignorais jusqu'à l'existence de son M. Durand, et que d'ailleurs je n'avais jamais visité Souk-Ahras. — Bah!.. Tant pis, monsieur Rameau!., Un assez vilain trou, mais une bonne petite garnison. Moi, je vous parle d'il y a dix ans. En ce temps-là, on pouvait encore s'y amuser un brin rosser le juif, brimer les mercanti et bazarder lescaboulots où l'on avait des dettes. Mais aujourd'hui... macach! Quinze jours d'arrêt, si vous osez seu- lement donner une chiquenaude à un huissier!.. A Paris, ils appel- lent cela coloniser ! — Victor, me dit René, confie-moi ton billet de bagages ; je vais faire porter ta malle dans la calèche. Pendant ce temps, mon beau- frère te racontera ses aventures de garnison; cela peut être long! Il avait prononcé ces quelques mots d'un ton de persiflage et sur une note moqueuse. Mais M. Henri Le Barze ne releva pas la plaisanterie ; il me prit familièrement le bras, et, tous deux, nous sortîmes de la gare. — Vous connaissez beaucoup M. de Mauréac? me demanda ex abrupto le capitaine. — Oui, beaucoup, et depuis nombre d'années. — Ah!.. Un honnête homme, n'est-ce pas?.. Oh! pardon pour cette question saugrenue ! Je ne suis point, moi, un monsieur des salons de Paris; je n'ai pas fréquenté le Jockey. Je suis un soldat, 3^ REVDE DES DEUX MONDE?. t mon boudoir n'a jamais été que la chambrée. Engagé à dix-huit ans, monsieur, toujours en Afrique, au milieu des Arbi, » ou bien faisant campagne en Grimée, chez les Kabyles, en Italie; j'ai maintenant trente-six ans et l'on vient de me nommer capitaine. C'est fort beau, sans doute... Oui, mais je suis un peu rude, un peu fruste, un vrai sauvage; bon garçon, néanmoins!.. Voulez- vous un cigare? Je refusai, ayant toujours nourri des préventions contre la nico- tiane solanée. Il tira de son écrin une superbe pipe d'écume, la bourra et l'alluma. Quant à moi, je fis provision de patience évi- demment, il allait me narrer ses amours avec Cadidja ou bien ses prouesses contre des Béni quelconques. — Voyez-vous, cher monsieur, poursuivit ce cruel bavard, il s'agit du bonheur de ma sœur; et moi, je l'aime, ma sœur. Une âme si candide, si douce, si charmante une petite sainte du paradis ! Je suis pour elle un vrai papa, bien qu'à peine son aîné de dix ans. Il le faut bien ! Mon pauvre père, le meilleur des hommes, a toute la naïveté d'un enfant ! Sans moi, la chère petite serait entrée déjà en religion!.. Mais le moyen de veiller sur le bonheur d'une jeune fille, quand on est capitaine de turcos et qu'on vit à plus de six cents lieues d'elle, là-bas, sous le gourbi, » en plein Tugurt? — Tugurt, capitaine?.. Ah! vous avez poussé jusqu'à Tugurt!.. Une antique colonie romaine; la patrie de saint Augustin, je crois. Il me regarda de travers, grogna quelque juron entre ses dents, et, faisant le plaisantin — J'ignore, monsieur le savant!.. Mais, à défaut de saint, il y a là-bas un caïd qui est une fameuse pratique ; il vole et se grise on en a fait un officier de la Légion d'honneur. A Paris, ils ap- pellent cela civiliser!.. De grâce, restons sérieux ; je parle sérieu- sement, moi! Il se tut un moment, et reprit — Enfin, vous l'affirmez, c'est un honnête homme, votre ami. Bien ! . . Moi, quand je reçus la lettre de mon père m'annonçant le mariage de ma petite Marie -Thérèse, je demandai un congé, et me voici à Bruyère depuis quelques jours... Savez-vous que je le trouve un peu étrange, votre camarade, M. René de Mauréac, et que j'eusse préféré pour ma chérie quelque chose de moins noble, de moins distingué, de moins officier de marine, de moins marquis?., un brave garçon tel que moi, par exemple, fils de ses œuvres, et, — comme disait la cantinière devenue l'épouse d'un maréchal de France, — n'ayant que lui seul pour ancêtres!,.. Mais bah! on s'était rencontré à Lorient, aux soirées du préfet maritime; on s'était retrouvé dans maintes parties de campagne; les paroles étaient échangées; on était fiancé depuis longtemps déjà. D'ail- LA TRESSE BLONDE. é9 leurs, mon excellent père, un simple bourgeois pourtant, est féru de royalisme et entiché de noblesse Mon gendre, M. le marquis deMauréac!.. » une phrase qui résonne bien dans ce pays-ci; un Sésame » qui vous ouvre les portes des châteaux les mieux fer- més!.. Et puis, Marie-Thérèse l'aime, votre marquis; mais lui, l'aime-t-il vraiment? Tout en parlant, le capitaine m'avait entraîné hors l'enceinte de la gare, vers les premières maisons d'Auray. De prochaines réjouis- sances se préparaient évidemment pour la petite ville bretonne» car les murs étaient couverts d'affiches annonçant une grande fête et un concert donné avec le concours des principaux artistes de la capitale. — Oui, s'écria M. Henri Le Barze poursuivant son interroga- toire, M. de Mauréac l'aime-t-il vraiment, ma chère et douce Marie?.. Tenez, monsieur ! depuis huit jours au plus que je suis à Bruyère, j'ai reçu déjà maintes lettres anonymes! Certes, je mé- prise une lettre anonyme et le gredin qui la peut écrire. Mais il y était question de ma sœur; on y racontait certaines amours de M. de Mauréac et le scandale d'une liaison quasi publique!.. Mon Dieu î je suis homme; je suis officier, très peu rigoriste et pas du tout bégueule. J'ai cru devoir, cependant, parler à votre ami; j'ai dé- siré causer avec mon futur beau-frère. Eh bien ! au lieu de rire et d'avouer, il s'est emporté ; il m'a joué la comédie de l'homme qui ne veut pas comprendre!.. Pourquoi?.. Moi, je n'aime guère ces hypocrisies elles cachent toujours un secret désir de ne point rompre avec la maîtresse ! Il m'entraînait toujours, élevant le ton et s'irritant à ses propres discours — Alors, j'ai voulu en avoir le cœur net! Je me suis fait pré- senter à la Dulcinée... Elle est en ce moment à Vannes, — oui, à Vannes!., à quelques lieues de Bruyère!.. Pourquoi encore?.. — Et je l'ai vue!.. Ah! cher monsieur, quelle ignominie!., quelle... — Victor! cria M. de Mauréac, qui nous cherchait depuis un bon moment, où donc étiez-vous? Les bagages sont dans la voiture. Partons. — Nous reprendrons l'entretien, me dit le capitaine; je désire éclaircir ce mystère! Une calèche attelée de deux chevaux s'avança vers nous. — Monte, cher ami! me dit René en ouvrant la portière. — Pardon! fit d'une voix sèche le capitaine Le Barze, permettez que je fasse moi-même les honneurs de chez moi ! Il m'invita du geste à prendre place ; Mauréac s'assit à mes côtés, M. Le Barze en face de nous; et bientôt nous roulions sur le àO RETUE DES DEUX MONDES, pavé d'Auray. La voilure franchit le vieux pont bâti sur le Loch, et, tournant à droite, s'engagea dans un chemin de traverse. La route, naalaisée et raboteuse, serpentait suivant les méandres de la rivière, tantôt coupant à travers de maigres varennes, tantôt s'enfonçant dans l'obscurité des sapinières. Une contrainte glacée régnait entre nous. Le premier, M. Henri Le Barze rompit ce pé- nible silence — L'Anglais est-il enfin parti? demanda-t-il. — Il ne partira jamais ! répliqua René, qui, s'adressant à moi €omme tu vas être content, cher ami!.. Nous allons te servir rs melior gêner is humani. Or le sénat était resté en grande partie païen. Ces grands corps aristocratiques sont toujours conservateurs ; celui-là surtout, qui tirait toute son illustration du passé, devait être contraire aux nou- veautés. On y professait ouvertement la maxime qu'en toute chose les anciens ont toujours raison, et que, toutes les fois qu'on change, c'est pour faire plus mal. » Avec une telle disposition d'esprit, on comprend que le sénat n'ait pas été favorable aux innovations de Constantin et qu'il soit resté longtemps fidèle à la religion, comme aux usages, des aïeux. Cependant, vers le milieu du iv siècle, on remarque que plusieurs grandes familles commencent à être ébran- lées dans leur loi. C'est par les femmes que la haute société de Rome, jusque-là si obstinément païenne, a été entraînée au chris- tianisme. Les femmes, celles surtout de cette aristocratie intelli- gente et lettrée, se sentaient attirées vers la nouvelle religion par l'intérêt qu'elles prenaient aux grandes questions qu'agitait alors l'église. Personne ne leur contestait le droit de les discuter. Les plus grands docteurs de ce temps, saint Jérôme et saint Augustin, ne se montrent jamais surpris d'être consultés par elles sur les pro- blèmes les plus obscurs de la théologie, et ils mettent une complai- sance infatigable à leur répondre. On peut dire hardiment que de nos jours, où c'est un lieu-commun de proclamer leur droit à tout connaître et à se mêler de tout, elles n'occupent pas dans nos po- lémiques politiques et religieuses la place qu'elles avaient prise au iv^ siècle. Elles trouvaient donc, dans le christianisme, une satis- faction pour leur esprit comme pour leur âme, et il n'est pas sur- prenant qu'elles s'y soient jetées avec tant d'ardeur. Une fois con- \ On peut étudier à ce sujet l'ouvrage intéressant que M. Lécrivain vient de pu- blier sur le Sénat romain depuis Dioclétien, à Rome et à Constantinople. ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 67 quises, elles entraînèrent leurs maris et leurs proches. Après ces grandes Romaines, les Léa, les Mélanie, les Paule, qui étaient de la race énergique des Gornélie et des Porcia, vinrent les Anicius, les Toxotius, les Pammachius, et peu à peu toute la noblesse suivit. Mais ce mouvement commençait à peine à l'époque qui nous occupe. Non-seulement alors les païens étaient encore fort nom- breux dans l'aristocratie romaine, mais il semble qu'ils étaient de- venus plus dévoués à leurs dieux, plus attachés à leurs croyances, depuis qu'ils les sentaient menacés. Les inscriptions attestent qu'il y eut à ce moment une recrudescence de dévotion parmi ces grands seigneurs; sur les monumens qu'ils nous ont laissés, leur piété s'étale avec complaisance et prend même quelquefois des airs pro- vocans. En face des empereurs chrétiens, et comme pour les bra- ver, ils se parent de tous les sacerdoces dont ils ont été revêtus ; ils tiennent à nous faire savoir qu'ils sont hiérophantes d'Hécate, prêtres d'Hercule, de Liber, d'Isis, d'Attis, de Mithra; ils paraissent heureux de nous rappeler les mystères auxquels ils sont initiés et les sacrifices solennels qu'ils ont accomplis. En 1618, quand Paul V voulut bâtir la façade de Saint-Pierre, on trouva, dans une fosse profonde, un amas de débris provenant d'autels brisés et martelés. Ces autels étaient destinés à conserver le souvenir de tauroboles qu'on avait célébrés en cet endroit sous Valentinien P"^ et Gratien. Nous pouvons lire encore les noms et les titres des gens qui se sont soumis à ce baptême de sang pour effacer leurs fautes ils appar- tiennent aux plus illustres familles ; ce sont des consuls, des gou- verneurs de province, des préfets de Rome. Hs paraissent animés d'une piété ardente, et se servent de termes mystiques qui ne sont pas ordinaires aux anciens cultes. L'un d'eux implore les dieux gardiens de son âme et de son esprit, dis animœ mentisque custo- dibuii ; l'autre nous dit qu'il vient de naître à une vie nouvelle qui ne doit pas finir, in œternum renatus. — Quand on songe que ces sacrifices s'accomplissaient sur la colline du Vatican, au-dessus de la catacombe de Saint-Pierre, en face de la basilique que Constantin venait d'élever en l'honneur du prince des apôtres, on ne peut pas méconnaître que c'était une sorte de défi audacieux que l'ancienne religion adressait à celle qui voulait prendre sa place. H. Les païens de Rome avaient donc un centre ils se ralliaient autour du sénat. Ils avaient de plus des chefs c'étaient les plus importans parmi les sénateurs, ceux qui, dans la noble assemblée, tenaient les premières places. J'en compte trois à ce moment, qui 0S REVUE DES DEUX MONDES. avaient ceci de commun qu'ils étaient fort attachés à la vieille reli- gion, qu'ils remplissaient les plus hautes charges de l'état, et que, comme tous les païens zélés, ils affichaient une vive admiration pour l'ancienne littérature. Ils ne se contentaient pas de l'aimer, ils la cultivaient ; ce n'étaient pas seulement des lettrés délicats, mais des écrivains célèbres. Si l'on excepte la poésie, qui convenait moins à des grands seigneurs et à des politiques, ils se parta- geaient à tous les trois le domaine des lettres. L'un était plutôt un philosophe, l'autre un historien, le troisième un orateur. Il me semble que leur caractère particulier et le rôle qu'ils ont joué dans l'histoire de leur temps répond au genre spécial d'études qu'ils avaient choisi. Le philosophe s'appelait Prsetextat Vettius Agorius Praetextatus. Il était un peu plus âgé que les deux autres, et devait être né vers le milieu du règne de Constantin. L'empereur Juhen, qui connais- sait son zèle pour le paganisme, en fit un proconsul d'Achaïe. Sous Valentinien, qui, comme on l'a vu, laissait chacun libre dans ses croyances, il garda sa charge, et même il profita de l'influence qu'elle lui donnait pour sauver les mystères d'ÉIeusis, qui sem- blaient en péril. On pouvait en effet leur appliquer une loi de Valentinien contre les sacrifices nocturnes; mais Prœtextat ayant déclaré au prince que, si on les supprimait, il ne valait plus la peine de vivre, on fit pour eux une exception. Devenu ensuite préfet de Rome, ses fonctions le rendirent l'arbitre d'une lutte violente qui s'éleva entre les chrétiens. A la mort du pape Libère, deux prêtres, Ursinus et Damase, se disputèrent sa succession. La que- relle en vint au point qu'on se battit dans les églises, et qu'au dire d'Ammien on releva un jour sept cents cadavres sur le pavé d'une basilique. Pra3textat mit fin au conflit par l'exil d'Ursinus. Je me figure qu'il devait sourire quand il recommandait aux chré- tiens de se traiter avec moins d'inhumanité et de s'aimer un peu plus les uns les autres il était plaisant pour un païen d'être chargé de leur prêcher les vertus chrétiennes. On sait du reste qu'il ne se faisait pas faute de les railler à l'occasion, et que notamment il se moquait volontiers du luxe qu'étalaient les chefs de l'église et des beaux revenus qu'ils trouvaient dans la piété des fidèles. Saint Jérôme rapporte qu'il disait un jour au pape Damase Ici l'ora- teur, pour donner plus de force à ses paroles, les met dans la bouche de Rome elle-même Il me semble que Rome est devant vous et qu'elle vous parle en ces termes Princes excellons, pères de la patrie, respectez la vieillesse où je suis parvenue sous cette loi sa- crée. Laissez -moi mes antiques solennités; je n'ai pas lieu de m'en repentir. Permettez-moi, puisque je suis libre, de vivre selon mes usages. Ce culte a mis tout l'univers sous mes lois ; ces sacrifices, ces cérémonies saintes, ont écarté Hannibal de mes murs et les Gau- lois du Capitule. N'ai-je donc été sauvée alors que pour me voir ou- tragée dans mes vieux jours? Quoi que ce soit qu'on me demande, il est trop tard pour le faire. Ne serait-il pas honteux de changer à mon âge? » On pense bien que Symmaque ne manque pas de se plaindre des décrets de Gratien qui ont supprimé les appointemens des prêtres et confisqué les revenus des temples ; — c'était, on l'a vu, l'atteinte la plus grave qu'on eût portée au paganisme. — Quand il les attaque, il devient pressant, hardi, presque violent; il a l'accent des orateurs de la droite, Maury ou Cazalès, quand ils défendent les biens du clergé devant l'assemblée nationale, et em- ploie les mêmes argumens. II affirme que ce qu'un prince a donné, un autre ne peut pas le reprendre ; c'est une spoliation qu'aucune loi n'autorise; il n'est pas juste de refuser aux collèges sacerdo- taux le droit de recevoir les legs qu'on veut bien leur faire ; il est criminel de s'emparer de ceux qu'on leur a faits et qui leur appar- tiennent ; les mauvais princes sont les seuls qui ne respectent pas la volonté des mourans. a Eh quoi! ajoute-t-il, la religion romaine est-elle mise hors du droit romain? Quel nom donner à cette usur- 80 REYDE DES DEUX MONDES. pation des fortunes particulières auxquelles la loi défend de tou- cher? Les affranchis sont mis en possession des biens qu'on leur a légués ; on ne conteste pas même aux esclaves les avantages qu'un testament leur assure; et les ministres des saints mystères, les nobles vierges de Vesta, sont seuls exclus du droit d'hérédité ! Que leur sert-il de dévouer leur chasteté au salut de la patrie, d'ap- puyer l'éternité de l'empire sur le secours du ciel, d'étendre sur vos armes et sur vos aigles la salutaire influence de leurs vertus, et de faire pour tous les citoyens des vœux efficaces, si nous ne les laissons pas jouir même du droit commun? Gomment pouvez -vous souffrir que, dans votre empire, on gagne plus à servir les hommes qu'à se dévouer aux dieux? » Ce n'est pas seulement un crime odieux, c'est une faute dont l'état portera la peine. La république en souffrira, car il ne peut pas lui servir d'être ingrate. » On l'a bien vu par la famine qui vient de désoler une partie du monde. Symmaque en sait la cause, et il est heureux de nous la dire Si la moisson a manqué, la faute n'en est pas à la terre; nous n'avons rien à reprocher aux astres ; ce n'est pas la nielle qui a détruit le blé, ni l'ivraie qui a étouffé la bonne herbe c'est le sacrilège qui a desséché le sol, sacrilegio annus exaruit, » Les dieux ont vengé leurs temples et leurs prêtres. Symmaque a l'occasion, dans le cours de son rapport, de faire à plusieurs reprises sa profession de foi elle a été fort remarquée et mérite de l'être. Il faut reconnaître qu'elle présente un ca- ractère d'élévation et de grandeur qui aurait un peu surpris les dé- vots de l'ancien temps. C'est celle des païens éclairés de cette époque, qui voulaient mettre d'accord leurs croyances religieuses et leurs opinions philosophiques. Ils s'en servaient volontiers dans leurs polémiques avec les chrétiens, et il leur semblait qu'elle pou- vait offrir aux deux cultes un moyen de s'entendre, ou du moins de se supporter. Symmaque commence par établir la légitimité de la religion nationale Chacun a ses usages, chacun a son culte, La Providence divine {mens divina assigne à chaque cité des pro- tecteurs différons. De même que chaque mortel reçoit une âme en naissant, de même à chaque peuple sont attribués des génies par- ticuliers qui règlent leurs destinées. » Ainsi les dieux qu'adore chaque nation ne sont que des serviteurs ou des délégués de la di- vinité suprême, et, dans ce système, l'unité divine n'est pas com- promise par la multiplicité des dieux locaux. Mais Symmaque va plus loin; il laisse entendre qu'en réaUté toutes les religions se confondent, et qu'elles ne sont que des formes diverses d'un même sentiment. Reconnaissons, dit- il, que cet être, auquel s'adressent les prières de tous les hommes, est le même pour tous. Nous con- ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. SI templons tous les mêmes astres ; le même ciel nous est commun ; nous sommes contenus dans le même univers. Qu'importe de quelle manière chacun cherche la vérité? Un seul chemin ne peut suffire pour arriver à ce grand mystère, uno itinere non potest perveniri ad tam grande secretum, » Et, au moment de finir, il tient à mettre le trône du jeune prince sous la protection de tous ces dieux qu'il a tâché de réunir et de concilier Puissent toutes les religions employer leurs forces secrètes à vous soutenir , surtout celle qui a fait la grandeur de vos pères ! Pour qu'elle puisse vous défendre, laissez-nous la pratiquer. » V. Le rapport de Symmaque fut écouté avec une grande faveur. Le conseil impérial comprenait des chrétiens et des païens ; tous, sans distinction de culte, furent d'accord que les réclamations étaient justes, et qu'il fallait accorder ce qu'on demandait. L'em- pereur seul résista. Valentinien n'avait que quatorze ans, et il est vraisemblable que les conseillers gouvernaient l'empire sous son nom. Il leur laissait sans doute la direction des affaires politiques et militaires; mais pour les choses religieuses, il ne subissait pas leurs volontés. Éclairé par sa foi, écoutant ses scrupules, il n'hésita pas à se prononcer contre l'opinion générale avec une fermeté qui ne lui était pas ordinaire. 11 reprocha aux chrétiens leur faiblesse, et répondit nettement aux païenâ qu'il ne rétablirait pas ce que son frère avait supprimé. Mais on pouvait craindre qu'il changeât de sentiment, et que le sénat, appuyé par tous les politiques de l'empire, finît par avoir raison de la résistance de ce jeune homme. C'est alors que, pour maintenir le prince dans ses résolutions, pour l'empêcher de céder aux réclamations des païens, exprimées dans un si beau langage et soutenues par un parti si puissant, saint Ambroise entra ouverte- ment dans la lutte. Tout le monde connaît l'histoire de l'évêque de Milan. On sait qu'il descendait d'une des grandes familles de Rome, celle àesAu- ;r/H', à laquelle appartenait aussi Symmaque, en sorte que les deux adversaires, dans ce grand débat, étaient assez proches parens.. Fils d'un préfet des Gaules, on l'avait nommé de bonne heure gou- verneur de l'Italie septentrionale, et il s'y était fait remarquer par son équité, son désintéressement, la netteté de sa parole, la déci- sion de son caractère. L'empire comptait sur lui pour les plus hauts, emplois, quand un hasard le donna à l'église. A la mort de leur évêque, les habitans de Milan ne pouvaient pas s'entendre sur le TOME LXXXVIII. — 1888. 6 82 REVUE DES DEDX MONDES. choix de son successeur. Les esprits étaient fort animés et l'on allait en venir aux mains, quand le gouverneur, Ambroise, se présenta dans l'assemblée pour rétablir l'ordre. Il s'exprima avec tant de fermeté et de bonne grâce, que tout le monde en fut charmé. Aussi une voix s'étant élevée par hasard pour dire Qu'il soit notre évêque! » tous le répétèrent. Après quelque résistance, Am- broise céda, et le choix populaire fut sanctionné par les applaudis- semens de toute la chrétienté. Courage, homme de Dieu, lui écrivait saint Basile; c'est le Seigneur lui-même qui vous a choisi parmi les juges de la terre pour vous faire asseoir dans la chaire des apôtres venez combattre le bon combat! » Ambroise y était merveilleusement préparé par sa vie antérieure. Il ne sortait pas d'un cloître, où d'ordinaire on fait mal l'apprentissage de la vie; il avait appris le monde en vivant dans le monde; il connaissait les affaires pour les avoir pratiquées. 11 était de cette race des grands administrateurs de l'empire, esprits graves et sages, nourris des maximes du droit ancien, respectueux de l'autorité, dévoués au maintien de l'ordre. Il porta dans le gouvernement de l'église cette netteté de vues, cette décision, ce sens de la réalité et de la vie qu'il avait pris dans l'administration des provinces. C'était le digne adversaire de Symmaque, et les deux religions qui se disputaient l'empire allaient se combattre dans la personne de leurs deux plus illustres représentans. Dès que saint Ambroise apprit la démarche du sénat et le succès qu'elle avait manqué d'obtenir, il s'empressa d'écrire une première protestation, dans laquelle il ne pouvait pas répondre en détail aux argumens du préfet de Rome, puisqu'il ne les connaissait pas en- core. 11 se contentait de rappeler au prince son devoir, et le faisait en termes énergiques et impérieux. Assurément, c'est un sujet sou- mis, mais il a le sentiment qu'il est l'interprète d'un pouvoir supé- rieur à celui des rois, a Tous ceux qui vivent sous la domination romaine, dit-il, servent l'empereur; mais l'empereur doit lui-même servir le Dieu tout-puissant. » Comme il parle au nom de ce maître souverain, il ne prie pas, il commande; il n'implore pas, il menace Soyez sûr que, si vous décidez contre nous, les évêques ne le souf- friront pas. Vous pouvez aller dans les églises; vous n'y trouverez pas de prêtre pour vous y recevoir, ou vous en trouverez qui vous en défendront l'accès. Que leur répondrez-vous quand ils vous di- ront L'autel de Dieu refuse vos présens, car vous avez relevé l'au- tel des idoles ?» — C'est, on s'en souvient, ce qu'il a fait lui-même, à la porte de l'église de Milan, lorsque après le massacre de Thes- salonique il en refusa l'entrée à Théodose. Une fois qu'on lui eut communiqué, comme il le demandait, la ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 83 requête de Symmaque, il y répondit à loisir. La réponse est longue, plus longue que l'attaque, où l'on remarque une savante et habile concision, quelquefois même traînante et confuse, mais vive partout et souvent éloquente. Sans me piquer de suivre exactement une ar- gumention où la suite fait défaut, je me contenterai de résumer les raisons que saint Ambroise oppose à son adversaire. Ces raisons sont souvent de simples plaisanteries. Symmaque prétend que Rome redemande une religion sous laquelle elle a tou- jours été victorieuse , qui l'a sauvée des Gaulois et l'a délivrée d'Hannibal. Mais les Gaulois ont brûlé Rome ; et, s'ils n'ont pas pris le Capitule, ce n'est pas le grand Jupiter, c'est une oie qui les en a empêchés Ubi tune erat Jupiter? an in anserc loquebatur? On dit que les dieux ont protégé Rome contre Hannibal ; mais , s'ils sont venus celte fois à son secours , il faut avouer qu'ils l'on fait de mauvaise grâce et qu'ils n'y ont guère mis de diligence. Pour- quoi ont-ils attendu pour se déclarer jusqu'après la bataille de Cannes ? Que de sang n'auraient-ils pas épargné en se décidant un peu plus vite ! D'ailleurs Carthage était païenne comme Rome ; elle adorait les mêmes dieux et avait droit à la même protection. Il faut choisir si l'on prétend que ces dieux ont été vainqueurs avec les Romains, il est impossible de nier qu'ils aient été vaincus avec les Carthaginois. Enfin, à la fameuse prosopopée de Symmaque , qui avait produit un grand effet, saint Ambroise croit devoir en oppo- ser une autre — c'est une lutte de rhétorique; — il fait, lui aussi, parler Rome, mais d'une façon très différente. A quoi sert, dit-elle aux Romains, de m'ensanglanter chaque jour par le stérile sacrifice de tant de troupeaux? ce n'est pas dans les entrailles des victimes, mais dans la valeur des guerriers, que se trouve la victoire... Pour- quoi me rappeler sans cesse aux croyances de nos pères? Je hais le culte de Néron. J'ai regret de mes erreurs passées; je ne rougis pas de changer dans ma vieillesse avec le monde entier. Il n'y a point de honte à passer dans un meilleur parti; il n'est jamais trop tard pour apprendre. » Symmaque, on s'en souvient, s'était fort apitoyé sur le sort des Vestales ; il avait parlé avec attendrissement de ces nobles filles qui vouent leur virginité au salut de l'état, et, par l'influence de leurs vertus, attirent les secours du ciel sur les armes de l'empe- reur. » Saint Ambroise pense qu'il faut beaucoup rabattre de ces éloges. D'abord il fait remarquer qu'elles ne sont que sept ce n'est guère de trouver dans tout l'empire sept jeunes filles qui fassent vœu de chasteté et renoncent aux joies de la famille pour se vouer au culte des dieux. D'ailleurs, elles n'y renoncent pas tout à fait et ne font pas des vœux perpétuels. Entrées à dix ans au service de Sh REVUE DES DEUX MONDES. Vesta, elles doivent y rester trente ans. Ce temps écoulé, elles sont libres et peuvent se marier. La belle religion, dit saint Ambroise, où l'on ordonne aux jeunes filles d'être chastes et où l'on permet aux vieilles femmes d'être impudiques 1 » Sans compter qu'on ne se fie guère à leur vertu, puisqu'on éprouve le besoin de les épouvan- ter de menaces terribles pour les maintenir dans le devoir elles doivent être chastes, sous peine d'être enterrées vives. Saint Am- broise pense que ce n'est pas tout à fait être honnête que de l'être par crainte. » Enfin , si l'on punit sévèrement les coupables , on comble de distinctions et de faveurs celles qui se conduisent bien. Dans leur palais du forum, elles mènent une existence somptueuse; on les promène dans Rome sur des chars magnifiques ; elles ne pa- raissent en public que couvertes de robes de pourpre et de bande- lettes d'or. Tout le monde se lève en leur présence pour leur faire honneur ; elles ont partout , même au théâtre et au cirque , des places réservées et les meilleures. A ces prêtresses de Vesta, si ri- ches, si honorées, saint Ambroise oppose les vierges chrétiennes. Celles-là s'engagent pour la vie , et elles gardent fidèlement leur vœu, quoiqu'elles soient libres de le violer ; elles ne sont pas sept seulement, comme les Vestales; elles remplissent les villes, elles peuplent les solitudes. Elles n'ont pas besoin, pour se consacrer à Dieu, qu'on leur prodigue la fortune et les privilèges; au contraire, ce sont les misères et les privations qui les attirent. Elles portent la robe de bure, elles se nourrissent plus mal que les esclaves, elles remplissent les emplois les plus vils. A côté de ces quelques femmes de grande famille, vertueuses par peur ou par ambition, et qui sont l'aristocratie de la virginité, les autres forment ce que saint Am- broise appelle la populace delà pudeur, videte plebem jmdoris l » On pense bien qu'ayant cette opinion des Vestales, saint Ambroise ne peut pas supposer que le ciel se soit mis en peine de les ven- ger. Aussi refuse-t-il de croire que la famine de l'année précédente ait été infligée à l'empire pour le punir des décrets de Gratien ; et sa grande raison, c'est qu'elle n'a pas duré, et qu'à une année stérile vient de succéder une année bénie. Jamais les récoltes n'ont été plus belles. Et pourtant les décrets sont toujours en vigueur ; les prêtres continuent à ne pas recevoir de salaire ; les biens des tem- ples ne leur ont pas été rendus, et le sénat demande toujours l'au- tel de la Victoire ! Si l'on prétend que la disette était un indice de la colère des dieux , il faut bien reconnaître que l'abondance qui l'a suivie montre qu'ils se sont apaisés et ne réclament plus aucune satisfaction. Jusqu'ici, saint Ambroise n'a guère employé que les argumens des apologistes ordinaires. Ces plaisanteries tantôt légères, tantôt ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 85 profondes, dont il se sert si volontiers, étaient d'usage dans la po- lémique chrétienne, et l'on en trouve des modèles ailleurs. Mais voici qui est plus nouveau et qu'il ne tient de personne. Il se trouve que la discussion l'amène à soutenir des principes auxquels l'église n'a pas toujours fait un bon accueil et qu'on est d'abord un peu surpris de rencontrer chez un évêque. On a vu que Symmaque est l'homme du passé ; il veut qu'on reste fidèle aux anciennes croyances, il regarde comme un crime de rien changer aux vieux usages. Na- turellement saint Ambroise défend l'opinion contraire. Le passé n'est pas son idéal; il croit que rien n'est parfait en naissant et que tout gagne à durer. Si les changemens déplaisent, si l'on se fait une loi de retourner toujours en arrière, pourquoi s'arrêter en route? Il faut aller jusqu'au bout, revenir aux origines du monde, à la barbarie, au chaos; il faut préférer à nos arts, au bien-être dont nous jouissons, aux connaissances que nous avons acquises, le temps où l'homme ne savait pas se construire une maison ni ense- mencer les champs, où il vivait sous les grands arbres et se nour- rissait du gland des chênes ; il faut même, pour être logique, des- cendre encore plus loin, jusqu'à ce moment où la lumière n'existait pas encore et où l'univers était plongé dans les ténèbres. Nous re- gardons l'apparition du soleil comme le premier bienfait de la créa- tion ; pour Symmaque, c'est le premier pas vers la décadence. Par ces raisonnemens exprimés d'une façon subtile et frappante, saint Ambroise veut nous amener à penser qu'il ne faut pas condamner sans retour toutes les innovations, et nous préparer ainsi à la plus grande de toutes, l'introduction du christianisme. Le monde, dit-il, après avoir longtemps erré, a changé de route pour arriver à la maturité et à la perfection que ceux qui l'en blâment accusent la moisson parce qu'elle ne mûrit pas les premiers jours, qu'ils re- prochent à la vendange de nous faire attendre jusqu'à l'automne, qu'ils se plaignent de l'olive parce qu'elle est le dernier fruit de l'année! » Et il conclut en ces termes N'est-il pas vrai qu'avec le temps tout se perfectionne? Ce n'est pas à son lever que le jour est le plus brillant; c'est à mesure qu'il avance qu'il éclate de lu- mière et qu'il enflamme de chaleur. » Voilà la théorie du progrès très nettement formulée cette fois, l'église l'invoque à son profit ; mais le xviii* siècle l'ayant retournée contre elle, elle a été amenée à s'en méfier et même à la combattre comme une erreur cou- pable. Une autre opinion de saint Ambroise mérite aussi d'être remar- quée. Symmaque avait soutenu que c'était un devoir pour l'état de payer les prêtres. En effet, du moment que l'état et la religion sont indissolublement liés ensemble, les prêtres deviennent des fonction- 86 REVDE DES DEUX MONDES. naires comme les autres et ont droit aux mêmes avantages. Il ne peut donc pas comprendre pourquoi le trésor public a cessé tout d'un coup de rétribuer leurs services. Saint Ambroise lui répond qu'après tout, le paganisme est traité comme les autres religions de l'empire, que les prêtres chrétiens ne reçoivent pas non plus de salaire, que les églises n'ont pas plus de droit que les temples à re- cueillir des héritages; et même il affirme qu'on est plus sévère pour elles, et qu'on veille avec plus de soin à les empêcher de s'en- richir. Si une veuve chrétienne donne sa fortune aux prêtres des temples, le testament est bon 1 ; il est mauvais, si elle la laisse aux ministres de son Dieu. » C'est une injustice, mais saint Am- broise ne s'en plaint pas gleterre, dans la Revue du 15 avril 1888. 2 The Strange adventures of Lucy Smith, by Philips, 1887. LES NOUVEAUX ROMAKS AKGLAIS. 107 mode avec assaisonnement de péripéties étranges et de paysages inédits. Avant tout, ils sont sympathiques, les trois aventuriers partis ensemble de Durban Allan Quatermain, vieux chasseur d'éléphans; le parfait gentleman, sir Henry Gurtis, et le capitaine Good, de l'armée navale. Leur but est de rechercher un voya- geur disparu; ils ne le rencontreront qu'à la fin, après avoir dé- couvert, au risque de leur vie, dans une partie de l'Afrique inac- cessible jusque-là aux hommes blancs, le fameux trésor de Salomon, gardé par des montagnes couvertes de neige, les mamelles géantes de la reine de Saba, que précèdent cent trente milles de désert. Les ruines d'une cité qui ne serait autre qu'Ophir gisent à peu de distance ; il ne faut donc pas s'étonner de la beauté d'une route qui, à demi disparue sous les sables et les matières refroidies d'antiques éruptions de lave, apparaît tout à coup aussi belle que celle du Saint-Gothard, avec laquelle les ingénieurs modernes lui trouveraient de grandes ressemblances. Mais, avant d'arriver à cette route, les trois intrépides compagnons sont souvent bien près de périr de faim, de soif et de froid. On les suit avec un mélange d'enthousiasme et d'angoisse au milieu des horreurs de leur odys- sée. Un indigène de haute mine, qui n'est autre, maJgré son long exil parmi les Zoulous, que le roi légitime de Kakuanaland, un roi dépossédé dès son enfance, s'est joint à eux et leur sera d'un grand secours. Tous cependant périraient dès leur arrivée au milieu de populations féroces, qui sacrifient sans pitié les étrangers, s'ils ne réussissaient à passer pour des magiciens invulnérables, grâce à l'effet des armes à feu et autres sorcelleries très naturelles, grâce aussi à la vénération qu'inspirent le monocle et le faux râtelier de Good, surpris au moment même où il faisait sa toilette, à demi rasé, les jambes nues et sans autre vêtement qu'une chemise de flanelle. L'obligation où il se trouve de garder cette apparence burlesque pour être fidèle à son rôle une fois adopté n'est pas le moindre élément de gaité du récit ; jamais on n'a autant parlé de trousers en Angleterre; le temps où ils étaient des inexpressibles semble passé, la pruderie britannique est venue à composition. Sans le pantalon de Good, nous aurions du reste trop de tragédie, les tableaux sanglans de sacrifices humains alternant sans trêve avec des combats, qui, n'étaient les fusils des trois aventuriers, nous reporteraient à V Iliade. Finalement, Ignosi, le prince exilé, remonte sur le trône de ses pères et invite ses amis anglais à puiser dans les richesses de cette caverne d'Aladdin, lachambredu trésorde Salomon. Une sorcière, peut-être contemporaine de ce grand roi, l'effroyable Gagool, les introduit au plus profond de l'empire de la Mort, » dont elle seule connaît les issues mystérieuses ; puis, par une noire 108 REVUE DES DEUX MONDES. perfidie, les y laisse enfermés au milieu des monceaux de diamans et de monnaie d'or frappée de caractères hébraïques. Cet épisode est le point culminant de l'émotion ; mais, qu'on se rassure, il y a quelque part un chemin souterrain, et nos aventuriers, trop heu- reux de sortir sains et saufs, regagnent finalement la libre Angle- terre. Seul Quatermain, en sa qualité de trafiquant, s'est chargé, en cette conjoncture extrême, de cinq ou six pierres qui représen- tent une fortune. Malgré ses enfantillages que l'on n'a pas le temps d'apercevoir, tant l'intérêt se soutient, en grandissant toujours, ce récit d'aven- tures est l'un des meilleurs que nous ayons lus. Malheureusement, l'auteur voulut donner une suite à son chef-d'œuvre. Or, chacun sait que les suites sont presque toujours des tentatives manquées. Allan Quatermain a le tort d'être en deux volumes, avec beaucoup de remplissage, et de nous faire toucher du doigt, en les répétant à satiété, les procédés assez vulgaires auxquels une fois nous nous étions laissé prendre. Tout d'abord, on n'est pas fâché de se re- trouver en face du même trio de personnages, victorieux des malé- fices de Gagool, et rentrés dans un home où ils s'ennuient. Le dé- mon des voyages leur parle de nouveau à l'oreille ; ils retournent au pays des Gafres pour une expédition plus difficile encore. De l'île de Lamu au nord de Zanzibar, les explorateurs se rendent au mont Kenia et ensuite au mont Lakakisera, à la découverte d'une race blanche qui habite plus loin des territoires inconnus. Nous ne faisons aucune difficulté pour les accompagner jusqu'au dernier point navigable de la rivière Tana, où nous assistons à un combat inégal et d'autant plus intéressant entre les braves gens de la mis- sion écossaise, chez lesquels on reçoit une hospitalité aussi cor- diale que dans les vrais Highlands, et une bande nombreuse de Masai sanguinaires qui ont enlevé la petite-fille du ciergyman; mais là s'arrête notre plaisir. Nous n'aimons guère le voyage involontaire qui suit, sur la rivière souterraine où flamboie dans l'obscurité une colonne de feu à chapiteau en forme de rose. Ce Styx africain con- duit les voyageurs en pleine féerie, au milieu des chimériques habitans du Zu-Vendi, gouvernés par deux reines jumelles, l'une blonde et belle comme le jour, l'autre brune et belle comme la nuit, sauvagesses de keepsàke, qui deviennent toutes les deux amoureuses du brave capitaine Gartis, lequel, après maintes tribu- lations, finit par épouser celle qui ressemble le plus à une An- glaise, et par devenir roi de cette région du centre de l'Afrique, où il introduira la Bible et élèvera en gentleman un fils qui nous donnera peut-être un jour il n'y a pas de raison pour que cela finisse une suite à la suite des Mines de Salomon, Ge qui nous a LES NOUVEAUX ROMANS ANGLAIS. 109 rendu peut-être dur à l'excès pour Allan Quatermain, c'est l'in- convenance du rôle attribué dans ses pages au Français de la troupe, un certain Alphonse, cuisinier de son état, ridicule, avec sa petite taille et ses grosses moustaches, vantard, hâbleur et pol- tron au demeurant. On voudrait en vain nous faire croire que cette caricature lourdement crayonnée, sans verve et sans esprit, doit ser- vir de pendant à celles des jeunes misses dont les longues dents et les pieds invraisemblables défraient depuis des siècles les plaisan- teries gauloises. Il y a là un parti-pris tout autrement offensant et qui peut-être mettra fin à la faveur avec laquelle les premières pro- ductions de M. Rider Haggard ont été accueillies chez nous. • Si les aventures d' Allan Quatermain sont trop longues et d'une couleur locale fort douteuse, que dire de celles de She, qui em- brassent des milliers d'années et ne sont pas près de finir, pour peu que les réincarnations continuent. C'est à notre avis un pur galimatias, qui a le tort suprême d'être prétentieux autant qu'il est vide. Un beau jeune Anglais, à cheveux jaunes, du nom de Léo Vincey, possède par héritage un fragment de poterie ancienne sur lequel est relatée l'histoire de la princesse égyptienne Amenartas, appartenant à la race royale des Pharaons, pour l'amour de laquelle le Grec Kal- likrates, prêtre d'Isis, rompit autrefois ses vœux. Poursuivi par la vengeance de la déesse outragée, il prit la fuite, gagna la côte de Lybie et atteignit les cavernes de Kôr, où il eut à choisir entre le trépas et la furieuse passion d'une reine blanche, magicienne puis- sante, qui avait connaissance de toutes choses, et dont la beauté surhumaine ne devait jamais mourir. Il resta fidèle à Amenartas, et son cadavre ne sortit jamais des cavernes de Kôr. Léo Vincey, des- cendant de Kallikrates, ressemble trait pour trait à cet aïeul infor- tuné. Il part pour l'Afrique, et, sur une côte inexplorée jusque-là, au nord des chutes du Zambèse, trouve, régnant sur un peuple de nègres sanguinaires, une femme blanche mystérieuse, enveloppée de la majesté d'une vie sans fin, qui n'est autre qu'Ayesha, Elle, la rivale d'Amenartas; ombre féminine de l'éternité, elle garde en- core dans son sein l'orage des passions humaines. Soudain, Elle reconnaît l'objet de son amour, et, déterminée à le retenir cette fois, elle entreprend de lui faire traverser les flammes de vie d'où l'on sort inaccessible à la vieillesse. Pour lui donner l'exemple, elle s'y jette la première; mais tout à coup ses prérogatives l'abandonnent Elle se transforme en momie. Amenartas est vengée. Peut-être M. Rider Haggard lui-même serait-il assez embar- rassé de nous donner la clé de cette allégorie, écrite d'un style tantôt pompeux et tantôt négligé. Nous l'engageons à laisser de côté la sorcellerie africaine, à se complaire un peu moins aussi 110 REVUE DES DEUX MONDES. dans les scènes sanglantes de rixes et de tortures, et à revenir enfin aux personnages humains vivant dans des conditions ordinaires, ou tout au moins vraisemblables, fût-ce au milieu de paysages exotiques. Telle est cette intéressante Jes^, dont le péché ressemble beaucoup à celui de Madeleine, Comme dans le roman de M™^Garo, œuvre émouvante qui a été imitée bien des fois, mais non pas égalée, l'héroïne de M. Rider Haggard se sacrifie avec une géné- rosité dans laquelle il entre trop d'imprudence et trop d'orgueil pour qu'elle puisse longtemps se soutenir. Vaillante, exaltée, sûre d'elle-même à l'excès, Jess laisse l'homme qu'elle adore à sa sœur cadette, amoureuse, elle-même, de cet ex-officier de l'armée anglaise, devenu éleveur d'autruches dans le Transvaal. Jamais John Neil ne saurait ce qu'elle éprouve, si les circonstances ne les plaçaient ensemble, seuls tous les deux, en face d'un péril mortel. Vous rappelez-vous l'une des nouvelles les plus passion- nées de George Sand, la scène brûlante où Melchior en pleine tem- pête, voyant le naufrage imminent, saisit entre ses bras celle qu'il lui est défendu d'aimer, et s'abîme avec elle dans les voluptés qui devaient leur charmer la mort, mais qui, le navire étant sauvé par miracle, les conduisent à la démence et au suicide? La situation est analogue, mais ici l'aveu vient de Jess. Se croyant sûre de pé- rir avec le fiancé de sa sœur, elle s'abandonne à la passion irrésis- tible que, follement, elle cru pouvoir dompter. Cette fois aussi, le salut surgit à l'improviste, un salut qu'elle maudirait s'il ne lui res- tait le pouvoir de se sacrifier encore, en tuant de sa main Franck Muller, un ennemi qui menace le bonheur et le repos de cette sœur trop aimée. Après quoi elle meurt d'épuisement et d'un broken heart. La fin est vraiment trop arrangée à souhait il faut que Jess disparaisse, il faut que le hasard lui fasse rencontrer son amant avant d'expirer, et tout cela, en effet, a lieu sans grand souci de la vraisemblance. Dans les étranges paysages du Transvaal, l'impos- sible, après tout, choque moins qu'ailleurs, et puis on pardonne beaucoup de choses à M. Rider Haggard en faveur de son premier chapitre, où le combat d'une autruche contre un jeune officier, qui n'aurait pas le dessus si une charmante demoiselle ne lui prê- tait main forte, est raconté de la façon la plus pittoresque. Les figures de Cafres, de Boers, de métis, de Hottentots, sont toutes bien posées et suffisamment caractéristiques. Nous avions toujours cru pourtant que les vieux colons hollandais de l'Afrique du Sud formaient une population hospitalière et patriarcale. M. Rider Haggard en fait, au contraire, un tableau peu flatteur. Rappelons-nous qu'il est Anglais, et que le moment qu'il entreprend de peindre est celui où ses compatriotes, battus par les Boers, se virent forcés d'évacuer leurs possessions. Il y a un peu d'histoire contemporaine dans ce LES NOUVEAUX ROMANS ANGLAIS. 111 récit palpitant, d'où se détache un beau caractère de femme, tout ardeur et toute spontanéité. Le héros est bien nul pour être aimé à la fois par deux jolies filles, mais une certaine pénurie explique le cas excessif que Jess et Bessie font de ce garçon paisible qui, sans préméditation et sans malice, passe de la blonde à la brune, épouse l'une consciencieusement et continue tout bas à regretter l'autre. Du reste, en d'autres lieux même que le Transvaal, l'amour ne se mesure pas au mérite, et l'on aime presque toujours la créa- ture de son imagination. Nous ne chercherons donc pas de mau- vaise querelle à M. Rider Haggard, et nous le prierons au contraire de s'en tenir à la voie qu'il a inaugurée en écrivant Jessi. C'est là qu'il trouvera dorénavant ses véritables succès. La mine de Salo- mon est épuisée il n'y a plus rien à en tirer. III. Au sortir de la rivière souterraine qui conduit à l'empire quasi fabuleux de Zu-Vendi, au sortir des cavernes de Kôr et de toute cette féerie africaine qui ne s'appuie pas, quoi qu'en dise son brillant évocateur, sur de bien sérieuses autorités, on se retrouve avec plai- sir dans les fraîches campagnes anglaises, observées avec une sym- pathie si profonde et si sincère par M. Thomas Hardy, l'écrivain qui, depuis George Eliot, nous a donné l'impression la plus juste et la plus intéressante de la vie rustique. Cette vie-là offre bien moins de poésie en Angleterre que chez nous ; d'abord le costume local manque, les paysans ont l'air d'ouvriers mal vêtus ; et puis le mor- cellement de la propriété, s'il fait tort ailleurs à la beauté du pay- sage, s'il empêche le superbe développement des forêts, s'il ne souffre rien de comparable à l'aspect aristocratique du comté de Kent tout entier, qui ressemble à un parc immense, ce morcellement éga- litaire, résultat des révolutions, implique une joyeuse indépendance dont le reflet se retrouve sur les visages et dans les mœurs. Les cultures chez nos voisins sont moins variées, le ciel surtout est moins riant, le climat moins favorable à la gaîté, la nature trop civilisée, trop perfectionnée, trop utilisée par l'industrie, la reh- gion enfin n'a aucune de ces pompes extérieures qui s'harmoniseet si bien avec la floraison des aubépines, avec l'heure des semailles ou celle des moissons ; elle fait du dimanche le jour le plus morne, le plus silencieux de la semaine. Pour toutes ces raisons et pour d'autres encore qui tiennent au caractère et aux habitudes des classes inférieures, à leur esprit lourd, éminemment pratique et terre à terre, le roman champêtre est bien plus difficile à écrire en Angleterre qu'en France, où les divers patois ont des tournures savoureuses, expressives, que l'on chercherait en vain dans la 112 REVUE DES DEUX MONDES. bouche même des personnages d'Adam Bede. Bien entendu, nous ne parlons pas ici de l'Ecosse, qui a sa langue, ses usages, sa cou- leur à part, mais de la campagne anglaise proprement dite, domaine de George Eliot et de M. Hardy. The Woodlanders nous font faire connaissance avec la vie forestière. Great Hintock et Little Hintock ne doivent pas être loin du rivage méridional que l'on atteint en suivant une route de diligence abandonnée qui part de Bristol ; ils sont situés dans une région de grands bois qui alter- nent avec des vergers, et leur population fournit les acteurs d'un drame qui, entrecoupé d'idylles charmantes, n'a que le tort de laisser déborder en trois volumes plus d'épisodes surajoutés qu'il n'en faudrait pour défrayer l'intérêt de trois romans distincts. M. Hardy n'est pas en progrès, loin de là, depuis qu'a paru le beau livre, Far from the madding crowd 1. Il tombe de plus en plus dans une insupportable diifusion. Trois volumes pour nous expliquer que la fille du marchand de bois Melbury a payé bien cher l'éducation distinguée que son père lui a fait donner au loin, puisque son mariage avec Giles Winterborne, un paysan sublime, qui ne comprend plus ses mots de dictionnaire, » en devient im- possible, c'est vraiment trop. Les fatalités de l'isolement intellectuel livrent Grâce Melbury au seul égal qu'elle ait dans le pays, à Fitz- piers, jeune médecin sans principes qui la trompe et finalement en- lève la dame du château. Naturellement, la délaissée retrouve un ami dans le pauvre Winterborne. Avec la générosité quasi chevale- resque qu'il apporte dans tous ses actes, l'homme de la nature, l'humble forestier meurt pour Grâce, pour son honneur, pour son salut. On est assez dégoûté, à la fin, de voir l'objet d'un pareil dé- voûment se réconcilier avec Fitzpiers ; ceci est un sacrifice aux lec- teurs timorés qu'a pu scandaliser la scène hardie qui devrait clore le roman, lorsqu'on présence du cadavre de Giles Winterborne, Grâce châtie d'un mot vengeur son indigne mari elle s'est donnée à Giles, elle a été sa maîtresse. La jeune femme fait d'autant plus fièrement cette déclaration qu'elle n'a en réalité rien à se repro- cher, sauf un excès de vertu quelque peu égoïste. The Woodlanders sont composés avec négligence et renfer- ment plus d'une scène puérile et maladroite ; mais quel joli ro- man en un volume on tirerait de ces neuf cents pages indi- gestes ! L'histoire de la vente des cheveux de Marty South, le silencieux sacrifice de ce cœur simple, ferait à lui seul une nouvelle touchante, en y joignant la mort du vieux South, cette espèce de Sylvain qui croit son existence attachée à celle du gros arbre dont i Voir, dans la Revue du 15 décembre 1875, le Roman pastoral en Angleterre, par M. Léon Boucher. LES NOUVEAUX ROMANS ANGLAIS. 113 la chute devient, en effet, le signal de son dernier soupir. A re- cueillir aussi comme une perle, la scène quasi shakspearienne de la nuit de la Saint-Jean, quand les garçons guettent derrière chaque taillis les jeunes filles parties folâtres pour interroger l'oracl^^, ces surprises, ces poursuites, le jeu coquet qui finit si mal entre le docteur et l'effrontée Suke Damson ; cette futaie éclairée par la lune où, fidèles à une tradition légendaire, les amoureux se fuient et se rejoignent, est un adorable décor, et combien pathétique le tableau de la fin, Marty au cimetière ! En maint autre endroit se montrent aussi frappantes que jamais les rares qualités du roman- cier ce sentiment de la nature qui se passe de longues descriptions, découvrant toujours le détail juste et caractéristique, un mélange discret de poésie et de réalisme, la verve comique jaillissant de l'observation minutieuse et spirituelle, la grâce ou la grandeur idyl- lique prêtée aux travaux des champs, la fnesse des poriiails. Res- serré, condensé, ce livre aurait une véritable valeur. Tel qu'il est, il semble ennuyeux; l'action se perd dans les détails accumulés. Nous engagerions volontiers M. Hardy à s'armer d'une serpe et d'une cognée pour donner de l'air, pour ouvrir des sentiers, pour ménager des échappt^es dans cette belle forêt trop touffue qui lui est fami- lière, et qu'il nous ferait aimer davantage en abrégeant un peu la route sur laquelle il faut le suivre. Bien peu de promeneurs vont jusqu'au bout, tant la course est longue et souvent monotone. La prolixité oîi se noie le talent reconnu de M. Hardy fait appré- cier davantage le tour sobre, ferme et concis d'un autre talent, féminin celui-là, et qui en est à son coup d'essai, mais le coup d'es- sai est un coup de maître. On a prononcé encore, à propos d' Une Tragédie au village 1, le nom de George Eliot ; certainement, il se- rait facile d'établir des points de comparaison entre ce p- lit roman, qui n'est guère qu'une nouvelle, et les premiers réciisoù l'auteurdes Scènes de la vie cléricale greffa le langage des paysans sur son style si pur et si élevé. Gomme dans les livres d'Eliot encore, la pitié, une pitié plus large que les femmes ne la conçoivent d'ordinaire, car elle s'étend aux pires conséquences de la misère et de l'abandon, la pitié jointe au sentiment profond de la justice se dégage d'un drame de tous les jours, simplement exposé. L'hurnbie héroïne est une pauvre orpheline, une délicate enfant des villes, recueillie chez des parens rigides, fermiers dans l'Oxfoidshire, qui se méfient de sa gentillesse, ayant sans cesse présenta l'esprit, si 1 on peut, appeler esprit cet entendement obtus, que sa mère a jadis mal tourné Par leurs mauvais traitemens, leurs soupçons injurieux, ces puritains 1 A Village tragedy, by Margaret L. Woods. London, 1887; Bentley and Son. TOME Lxxxvni — 1888. i. 8 114 REVUE DES DEUX MONDES. de village la jettent comme malgré elle dans les bras du seul être au monde qui lui ait jamais témoigné de l'affection, le laboureur Jess, un rustre assez stupide, mais profondément honnête, que l'ignorance et la pauvreté empêchent seules de légitimer sur-le- champ ses amours, des amours qu'aurait pu illustrer Bastion Le- page. Cette pastorale tout entière est d'un réalisme qui étonne, quand on connaît le rang social et l'élégante personnalité de son au- teur; les moutons n'y portent point de rubans roses, les amou- reux y sont muets dans leur tendresse autant que les arbres, les plantes et les êtres, à peine plus conscieas, avec lesquels ils par- tagent les bienfaits inégalement répartis de la mère nature; » la rudesse des physionomies et des propos, l'implacable pharisaïsme de certains church-goers, la brutalité, l'avarice, l'entêtement bestial des paysans, les préjugés étroits et cruels d'une petite bourgeoisie campagnarde, rien de tout cela n'est voilé ni adouci. Annie supporte patiemment les humiliations dont on l'abreuve, tant qu'elle a auprès d'elle son brave compagnon, mais la veille même du jour où ils vont enfin se marier, un accident horrible enlève Jess. L'enfant qui va naître n'a plus de père, l'abandonnée ne voit pour lui et pour elle d'autre ressource que le suicide. Elle l'a commis d'intention, quand Dieu, plus clément que les hommes, la délivre. Et qui donc blâmera cette malheureuse d'avoir voulu mourir? Certes, ce n'est pas M'* Woods; elle a pour les misérables le sentiment si admirablement rendu par l'Acker- mann anglaise, miss Mary Robinson, dans une de ses poésies 1, ce sentiment qui conduit à se demander devant une prostituée du dernier ordre Qui donc répondra pour le crime? Est-ce elle, l'amant, ou les frères?.. Ou moi qui n'ai pas fait un geste? » L'au- teur de A Village tragedy ne se prononce ni pour ni contre ses personnages, les laisse s'expliquer, et se borne à les faire vivre d'une vie si intense que leurs passions, leurs peines, les fatalités dont ils sont victimes s'imposent à notre imagination comme si nous en étions témoins. Annie a traversé les pires épreuves, mais enfin l'hôpital et l'épouvantable workliouse lui seront épargnés. L'anneau de Jess au doigt, ce pauvre anneau qu'il rapportait de la ville quand le train l'a écrasé, elle échappera au jugement du monde, qui ressemble fort dans un village à ce qu'il est ailleurs, avec la grossièreté apparente de plus. Peut-être sera-t-il admis, là où elle va, que la fidélité, le dévoûment réciproques, la soufiVance sup- portée en commun, établissent un lien sacré entre deux êtres; mais c'est ce que refusent de reconnaître l'huissier, un libertin dans son 1 Le Bùv,c émissaire. Poésies de miss Mary Robinson, traduites de l'anglais par .M. James Darmesteter. paris, 1888; Lemerre. LES NOUVEADX ROMANS ANGLAIS, H5 temps, la blanchisseuse, qui a eu des malheurs effacés par ses noces tardives, la femme du vicaire, charitable pourtant, mais qui prépare à regret du bouillon pour les pécheresses, et tous ces fermiers, à cheval sur la respectahiiity, qui n'ont eu d'amour ici- bas que pour l'épargne sordide, pour ce qui se vend au marché, pour leurs dindons, pour la terre. Les moindres traits sont d'une vérité poignante; nous n'en reprocherons que quelques-uns à M'^* Woods, ceux qui rendent inutilement répulsive la figure de l'idiot, moins originale d'ailleurs que les autres. Nous avions déjà vu de ces êtres, inférieurs à la bête par leurs appétits haineux, jouer le rôle aveugle du destin dans des romans qui ne valent pas celui-ci. lY. Encore ime œuvre de début, une œuvre de femme, qui est en même temps une œuvre supérieure the Silence of dean Mait- land, par Maxwell Gray; seulement, on retombe ici dans ce que les collectionneurs de documens humains appellent le vieux jeu, » c'est-à-dire que l'imagination joue son rôle dans l'arrangement de ce drame, fondé pourtant, assure-t-on, sur la pure vérité. Quant à cela, du reste, peu nous importe ; les mots c'est arrivé, » ne de- vraient avoir de prestige que pour l'enfance. Passé cet âge, on sait bien que l'art consiste à chercher et à choisir dans la vérité vécue ce qui est du domaine des émotions intellectuelles; c'est ce qu'a fait sans doute Maxwell Gray, avec des préoccupations de moraliste et de psychologue qui séparent son livre, tout émouvant qu'il soit, du genre sensationnel auquel, sur le simple énoncé du sujet, on le soupçonnerait d'appartenir. Cyril Maitland, celui qui doit devenir un jour le grand doyen de Belminster décidément les romanciers en veulent à ces person- nages infiniment vénérables d'ordinaire, les deans, l'éloquent, le prestigieux Cyril Maitland, n'était encore que diacre quand sa vertu, austère cependant et poussée jusqu'à l'ascétisme, s'est fondue au feu de la tentation. Il a oublié une minute ses devoirs de clergyman et ses fiançailles avec l'aimable miss Everard; il s'est laissé gagner par la passion que sa beauté d'archange et le charme qui le servira si bien plus tard pour la conduite des âmes inspirent à une fille du peuple ardente et superbe, Anna Lee. Après quoi, il reçoit les der- niers ordres, épouse celle qui est son égale par l'éducation, et se per- suade sans trop de peine qu'en pourvoyant aux besoins d'un enfant qui va naître, il effacera ses torts; mais il a compté sans la colère du vieux Lee, qui, ayant découvert la faute de sa fille, poursuit le séducteur, le provoque et le contraint presque au meurtre^ car Cyril 116 REVUE DES DEUX MONDES. était en état de légitime défense. On trouve Benjamin Lee mort dans un bois, l'enquête s'ouvre, etce n'est pas le véritable assassin qui est arrêté, mais son plus intime ami, son camarade d'université, son futur beau-frère, le docteur Everard, contre lequel les preuves paraissent s'accumuler d'une façon écrasante. Et Cyril hésite à parler, et le be- soin qu'il a de l'estime des hommes l'arrête, et le malheureux Eve- rard est condamné, sur le faux témoignage d'Anna Lee, qui veut sauver celui qu'elle aime encore, à vingt ans de travaux forcés. Seule, Lilian, la sœur jumelle de Cyril, a foi, malgré les apparences, dans l'innocence d'Everard; patiente et dévouée, elle l'attendra, et le jour où il revient brisé, vieilli, après un châtiment immérité, elle sera là, prête à lui tendre les bras, à devenir sa femme comme elle l'avait promis. Cyril est alors sur le point de passer évêque de Warham, le siège le plus important de l'Angleterre ; il a monté triomphale- ment tous les degrés de la hiérarchie ecclésiastique, il a satisfait cette soif de considération qui est le trait dominant de son carac- tère ; ses vertus, ses talens sont célèbres ; ses remords sont depuis longtemps étouffés chez lui sous des sophismes qui lui font donner le pas aux devoirs de sa vocation sur ceux de sa conscience. Que faudra- 1- il pour le précipiter du haut de ce trône de mensonge? Un regard de celui qu'il a perdu, un regard de pitié, un mot de misé- ricorde. Everard pardonne, et, devant cet acte véritablement évan- gélique, le triple airain dont s'enveloppait le cœur du prêtre indi- gne tombe, et ce cœur se brise, à moins que vous ne préfériez croire que l'opium, dont il use souvent, aide à la mort subite du doyen, qui, après avoir confessé publiquement sa faute devant le clergé, devant le peuple, dans une scène magnifique et grandiose dont la cathédrale de Belminster est le théâtre, reste immobile d'une immobilité qui est celle de la mort, la tête appuyée au rebord de cette chaire où sa voix éloquente vient de retentir pour la dernière fois. Tel est en substance ce sujet qui eût tourné si aisément au mélo- drame. On peut se représenter sans peine ce que miss Braddon en eût fait, tandis que, sous la plume de Maxwell Gray, l'œuvre vaut surtout par l'étude des caractères, aussi solides, d'un dessin aussi juste et aussi serré que si le récit où ils se meuvent n'était pas romanesque, — qualité devenue très rare, par parenthèse, dans les romans de nos jours. Qu'un jeune clergyman, voué à la plus haute piété, même à des macérations excessives, éprouve une fois la vérité du mot de Pascal Qui fait l'ange fait la bête, » qu'une défaillance passagère ait pour lui des conséquences incalculables, il n'y a là rien que de banal et d'assez vulgaire ; ce qui nous intéresse, c'est la manière dont sa chute est préparée dès ce premier chapitre, qui s'ouvre avec tant LES NOUVEAUX ROMANS ANGLAIS. 117 d'ampleur sur un morceau si réel de la campagne anglaise où se groupent, à l'arrière-plan, ces comparses auxquels George Eliot excel- lait à donner la couleur et la vie. Maxwell Gray, lui aussi, possède une puissance rare pour faire manœuvrer la foule des personnages secondaires qui se mêlent naturellement à l'action et donnent leur avis sur ce qui se passe mieux que ne ferait l'auteur. Un trait insi- gnifiant en apparence, une remarque jetée incidemment, suffisent à nous mettre au fait, appelant notre attention sur le grain de sénevé qui va se développer, pousser dfs branches. C'est dans ce déve- loppement que réside tout l'intérêt. Une séduction, une erreur judi- ciaire, voilà, certes, des matériaux bien souvent employés; mais comme le jeu des passions les renouvelle ! Quelle poignante étude de l'orgueil dans l'âme d'Anna Lee, par exemple! D'abord ce n'est que l'innocent orgueil de sa beauté ; ce sentiment, qui la rend si ré- servée, si respectueuse d'elle-même avec ses pareils, la livre sans défense à l'homme d'une condition supérieure qui la traite en dame ; c'est l'orgueil encore qui lui dicte un excès de désintéressement quand elle veut élever son fils sans le secours de personne, et son abnégation quand elle se relire du chemin de l'infidèle pour le laisser se marier, et son endurcissement dans le crime après le faux témoignage qui envoie Everard au bagne. Mal et bien, tout chez elle sort d'une même passion qui la gouverne. D'autre part, quel est le point faible de Cyril? L'amour de la vaine louange, le besoin d'être apprécié, vénéré. Cette faiblesse apparaît dès ses premières paroles de la façon la plus naturelle et la plus excusable à la fois ; elle est presque justifiée par de grands talens,de hautes aspirations. De là, cependant, toutes les indignités de sa vie; de là le plaisir qu'il prend à l'adoration aveugle d'Anna Lee, de là l'espèce de cruauté dont il fait preuve envers elle aussitôt que la crainte du scandale s'empare de lui, de là son silence devant la condamnation de son meilleur ami, de là ses longues années de ministère sacri- lège. Il est faible, faible autant qu'est fort l'innocent qui fut sa vic- time et qui, lui, bien qu'il n'ait rien d'un ange, bien qu'il ne soit qu'un honnête homme, accomplit au bagne une mission sublime, en élevant vers le bien, par ses paroles et ses exemples, la pensée des coupables qui l'entourent. 11 a traversé l'enfer du désespoir et du doute, ce n'est que par la lutte qu'il est arrivé à la résignation, à la puissance de comprendre que l'on peut remplir au fond d'une prison une tâche aussi belle que le serait n'importe quelle responsabilité honorable, acceptée à la face du monde. Celle qui l'aime et qui croit en lui, cette Lilian qui représente dus ewig iveibliche de Goethe, V éternel féminin qui nous attire au ciel, lui a dit Les desseins de Dieu sont insondables; il vous a placé où vous êtes avec des inten- 118 REVUE DES DEUX MONDES. tions aussi déterminées que celles qui lui font placer un roi sur son trône, le prêtre à l'autel, ou la fleur au soleil. » C'est Everard, expiant pour un autre et travaillant dans l'abjec- tion à une œuvre de salut, qui est en réalité le prêtre. La gloire de Cyril retombe au contraire sur sa tête en charbons ardens. Tout le bien qu'il fait depuis des années ne lavera jamais chez lui cette petite tache élargie dans la luxure et dans le sang, et que l'hypo- crisie rend indélébile. En vain se croit-il nécessaire à la grandeur de l'église, en vain se persuade-t-il que ses expériences, bien qu'ignominieuses pour lui, sont utiles aux âmes, puisqu'elles l'ai- dent à les diriger, son prestige de voyant, d'inspiré, de prophète, n'est que mensonge. Artiste, il l'est assurément, et virtuose mer- veilleux, mais il n'est que cela. De ses souffrance, de son repen- tir, il fait de l'éloquence, de la poésie, de la littérature. Jamais il n'est plus persuasif que quand il parle en ses sermons des joies de l'innocence qu'il a perdue, des délices de la paix qu'il ne connaît plus, du crime de Judas qui est le sien. Pure virtuosité,., il se souvient, il utilise, — il se donne à lui-même l'illusion d'une pénitence stérile. Un signe de la vigueur du caractère anglais, c'est le dédain que la plupart des écrivains et des pensem's de ce pays témoignent pour le repentir sentimental. Comme le faisait remarquer un pénétrant commentateur de Shakspeare 1, l'auteur du Roi Jean et de Ri- chard m nous intéresse aux forts qui ont commis le mal en sachant ce qu'ils voulaient ; il laisse sans récompense humaine les bons qui trouvent ailleurs, plus haut, en eux-mêmes, le prix de leur vertu, et, certainement, toute autre moreJe distributive est mesquine au- tant qu'elle est fausse; — mais le repentir ne se rencontre que chez ceux de ses personnages qu'il nous conduit à mépriser. Ce re- pentir, en effet, est-il autre chose que l'attribut de la faiblesse, quand il ne prend pas la forme active de la réparation ? Accepter les conséquences de nos actes et en triompher jusqu'à rede- venir maîtres de notre destinée, voilà tout le devoir. La morale de Maxwell Gray est inflexible, aussi éloignée de cet hugotisme qui s'apitoie systématiquement sur le galérien, la prostituée et autres victimes des préjugés, que de ce jésuitisme qui admet les expia- tions secrètes, les pèlerinages en terre sainte entrepris sous le cilice par ces bons chevaliers du moyen âge, lesquels, après avoir violé la plupart des commandemens, revenaient absous et mouraient en odeur de sainteté ; le Chrysostôme de Belminster leur ressemble, jusqu'au moment où il comprend bien tard qu'il n'y a que la vérité 1 Répertoire de Shakspeare, lectures et commentaires, par Jane Brown. LES ROMANS ANGLAIS. 119 qui serve. Sans doute, on pourra trouver quelque chose d'un peu voulu et qui ressemble trop à une leçon dans le contraste de la fausse vocation de Maitland et du véritable apostolat d'Everard, mais l'impression en est puissante. Pour les Anglais de bonne et franche race, il faut que, coupable ou vertueux, le personnage sympathique d'un roman soit fort. Paul Ftrroll, le héros homicide du roman de ce nom, a tué sa femme afin d'en épouser une autre ; nul ne songe à le lui reprocher; il semble en lisant qu'il avait le droit d'écarter tout ce qui s'opposait à un pareil amour, et de ne laisser subsister sous le ciel qnelle et lui, s'il le fallait pour assurer leur bonheur; mais ceux qui excusent, qui respectent Paul Ferroll, con- damneraient le scepticisme élégant ou la non moins élégante né- vrose de certains héros de M. Bourget. Aussi les nouveaux society novelists ont-ils soin de prêter à leurs personnages repréhensi- bles, pour les faire accepter, un excès d'audace inconciliable avec l'épithète d'effete, qui résume tous les pires résultats de la sensua- lité, de la mollesse, de l'épuisement, et que si volontiers on nous applique. Evidemment, the Silence of dean Maitland n'est pas une de ces œuvres d'art à la mode chez nous, et qui dédaignent de rien prouver. Il est rempli d'enseignemens qui semblent quelquefois détachés de la Morale en actions, par exemple le dialogue entre Everard sorti de prison et le juge qui l'a condamné. Tout ce per- sonnage d'Everard est trop parfait; pas le moindre petit défaut à sa ouirasse; mais en Angleterre, personne ne s'en plaindra, non plus que de l'imperturbable sublimité de Lilian. Notre genre de réalisme serait peut-être disposé à tourner en ridicule l'éternelle jeunesse, l'éternelle beauté que cette admirable fille apporte en ré- compense à l'objet de son éternel amour, lorsque celui-ci sort du bagne avec des mains de maçon et l'empreinte de toutes les souf- frances sur son visage vieilli. Peut-être aurait-il tort. Qui donc n'a eu l'occasion de remarquer le privilège que gardent certaines femmes exceptionnellement pures et bienfaisantes d'échapper à l'effet des années? Qui donc n'a hésité à déterminer l'âge de certains visages au teint calme, au sourire d'enfant, qu'éclaire un regard limpide où se reflètent les tendresses contenues ? Quelques grands peintres ont fixé l'image de cette beauté indestructible qui laisse pa- raître l'âme, et l'immatérialité d'un type anglais particulier, essen- tiellement virginal, se prête au miracle en question. S'il est rare, c'est que le miracle intime de l'amour qui éclaire et qui transfi- gure est assez rare aussi. Inclinons-nous devant Lilian, quand elle ne serait que le symbole de ce qu'il y a de noble chez la femme. L'idéal de la perversité féminine nous est offert assez souvent ailleurs pour faire compensation. / 120 REVUE DES DEUX MONDES. Il est probable que les futurs traducteurs du Dean Maitland n'hésiteront pas à pratiquer de larges coupures dans les scènes d'intérieur, qui alternent avec les événemens dramatiques comme pour nous en reposer; certes, on pourrait abréger un peu les services religieux et prendre moins souvent le thé chez ces vénéra- bles patriarches, les vieux Maiiland, dans le plus charmant des presbytères de campagne ; mais nous ne voudrions voir disparaître aucun des personnages de ces tableaux intimes, depuis lord Ingram Swaynstone, un spécimen, commun en Angleterre, déjeune homme accompli au physique, d'une bonne humeur qui tient à la régula- rité des digestions, à l'équilibre parfait du système nerveux que ne trouble aucun fardeau intellectuel trop lourd, jusqu'au chat Marc- Antoine, cette imposante divinité domestique étudiée avec autant de soin dans sa nature intime et ses habitudes que sa seigneurie elle-même. Le chien a souvent joué en littérature un rôle impor- tant, mais jamais encore le chat n'avait reçu de pareils honneurs, quoique Daniel Deronda renferme, dessinée avec amour, la silhouette de l'angora Hafiz. Gens et bêtes contribuent tous, pour leur part très défmie, à la conduite de l'action dans le roman de Maxwell Gray. Il n'y a de hors-d'œuvre que le récit, facile à supprimer tout entier, de l'éva- sion manquée d'Everard; mais ne regretterions-nous pas bien des épisodes touchans ou ingénieux l'entrevue fortuite du tugiiif avec sa sœur, la femme de Cyril, qui ne le reconnaît pas; l'espf^ce de vague divination qui vient, au contraire, à la jeune veuve de son frère, lorsqu'elle voit ce vagabond qui ressemble à l'époux, présent à sa pensée dans la mort d'une façon aussi intense que dans la vie; bien d'autres détails encore qui font monter aux yeux du lecteur le plus blasé cette larme dont se moquent comme d'un hommage vulgaire, n'ayant rien à faire avec l'art, ceux qui ne savent pas la provoquer? Malgré ses longueurs, ses inégalités, ses défaillances, the Silence of demi Maiiland reste un ouvrage remarquable, et il ne faut pas médire de l'état d'une littérature romanesque qui a produit dans la même année, sous la plume de trois femmes, une robuste machine de cette sorte, un échantillon de réalisme ému et sincère, tel que A Village tragedy, et un bijou d'art ciselé à la Gel- lini, comme Amour dure. De pareils pis-aller permettent d'attendre avec patience un événement, une révélation de premier ordre, une nouvelle Jane Eyre, un second Adam Bede. Th. Bentzon. LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE AU XIX' SIECLE GERVINUS ET DAHLMANN. Briefwechsel zwischen Jacob und WUhelm Grimm, Dahlmann und Gervinus, édité par Edouard Ippel. Berlin, 188ô. — II. Dahlmann, Kleine Schriften und Beden. Stuttgart, 1886. — III. Anton Springer, Friedrich Christoph Dahlmann. Leipzig, 1870-72. — IV. H. von Treitschke, Historische und Pûlitische Aufsâtze, b' édition. Leipzig, 1886; Deutsche Geschichte im XIX'^^" Jahrhundert, tome m. Leipzig, 1885. L'Allemagne, depuis vingt ans, a subi des changemens si profonds, si retenlissans, et qui ont eu dans toute l'Europe un contre-coup si terrible, que, par un effet de contraste inévitable, la période de son histoire immédiatement antérieure se trouve rejetée dans une sorte de pénombre. Cette période est terne et ne présente rien de bien saillant. Au lieu de catastrophes imprévues, de coups de théâtre foudroyans, elle n'offre au regard que des luttes obscures et sans éclat. La politique des gouvernemens est oppressive, hésitante, tor- tueuse. L'esprit public passe par des alternatives d'activité et de torpeur, d'espoir et de découragement qui paraissent également stériles. Là pourtant se préparait sourdement la crise qui allait 122 REVDE DES DEUX MONDES. éclater. Pour comprendre les événemens de 1866, pour s'expliquer que la domination de la Prusse ait été si facilement acceptée et supportée, il faut avoir vu de près les sentimens et les passions di- verses dont l'Allemagne était agitée de 1815 à 1860. Le tableau n'en serait pas facile à tracer. Si on le veut fidèle, qu'on ne le cherche pas dans VHisioire d'Allemagne au XIX° siècle, que M. de Treitschke publie actuellement, et dont trois volumes ont déjà paru. M. de Treitschke est trop bon Prussien pour parler des af- faires allemandes en historien impartial. 11 s'efforce surtout de pré- senter les faits de façon que la Prusse apparaisse toujours, à la fm du récit, justifiée ou glorifiée, selon le cas. Mais celte succession d'apologies et de panégyriques met le lecteur en défiance, et M. de Treitschke manque ainsi son but. Interrogeons plutôt la corres- pondance des frères Grimm, de Dahlmann et de Gervinus, qui vient d'être publiée. Dans ces lettres écrites sans arrière-pensée, et qui n'étaient point destinées à voir le jour, nous trouverons l'ex- pression sincère des idées, des sentimens et des désirs politiques de leurs auteurs. Dahlmann et Gervinus nous serviront de types, le premier représentant plutôt les conservateurs, le second les libé- raux allemands. Tous deux ont joué un rôle important dans cette période qui s'étend de 1830 à 1848 ; tous deux ont siégé au parle- ment de Francfort, dont Gervinus a provoqué la réunion de toutes ses forces. Ils sont au premier rang parmi les hommes de lettres, les savans et les professeurs, qui crurent alors avoir une mission po- litique. Ils firent de leur mieux pour la remplir. Gervinus, dont les premiers travaux donnaient de grandes espérances, était de vingt ans plus jeune que Dahlmann. 11 lui dut d'être appelé de très bonne heure à l'université de Gottingen, où Dahlmann lui-même enseignait avec ses amis les frères Grimm. Bientôt, malgré la diversité des âges et des caractères, une intimité étroite s'établit entre les quatre savans. Elle résista à l'épreuve de la séparation, lorsque plus tard les frères Grimm furent fixés à Berlin, Dahlmann à Bonn et Gervinus à Heidelberg. De leur correspondance et de leurs œuvres nous es- saierons de dégager d'abord le but politique qu'ils se proposaient, puis les moyens qu'ils ont employés pour l'atteindre; enfin, nous examinerons à quel résultat ont abouti leurs efforts. Mais, aupara- vant, il nous faut rappeler les questions irritantes qui se posaient, ou plutôt s'imposaient alors aux meilleurs esprits de l'Allemagne. 1, Après les grandes secousses du commencement du siècle, lorsque la défaite de Napoléon fut certaine, le congrès de Vienne se donna LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 123 la mission de réorganiser TAllemagne. La tâche était singulière- ment ardue. On put craindre, à plus d'une reprise, que la diplo- matie n'en désespérât, et lorsqu'il s'agit, par exemple, de régler le sort de la Saxe et des autres alliés de Napoléon en Allemagne, la guerre parut sur le point d'éclater. Les partisans les plus déterminés du passé ne songeaient pas à restaurer tel quel l'état politique de l'Allemagne avant 1791. Personne ne prétendait rétablir les princi- pautés ecclésiastiques, et les réclamations des princes médiatisés, toutes vives qu'elles étaient, avaient peu de chances d'être enten- dues. Les intérêts mêmes des vainqueurs s'y opposaient. Il leur était déjà assez difficile de concilier leurs prétentions rivales. Mais il fal- lait aussi tenir compte des sentimens de la nation, au moins dans toute l'Allemagne du Nord, qui avait couru aux armes en 1813. Bouleversée par tant de guerres, meurtrie et finalement exaspérée par la main puissante, mais rude, de Napoléon, elle sortait de la lutte avec des désirs impérieux et des ambitions qu'elle ne se con- naissait pas au xYiii'^ siècle. Avant tout, elle voulait être une. Jus- qu'en 1806, l'unité avait existé, sous la forme à peu près fictive, ilj^est vrai, du saint-empire romain germanique. » Mais bien avant la révolution française, cette fiction n'en imposait plus à personne, ni &[i Allemagne ni hors d'Allemagne. Elle ne dissimulait plus ki division réelle des états allemands, et le sentiment public voulait qu'elle n'eût pas été étrangère aux défaites et aux humiliations que la nation avait subies. Aussi, à ce moment décisif où l'Allemagne va être reconstituée, les principaux publicistes se tournent vers le congrès réuni à Vienne. Au nom du peuple allemand, ils réclament à grands cris l'unité nationale. Le célèbre Mercure du Rhin, que l'on appelait la cinquième grande puissance, » supplie éloquem- ment les hommes d'état qui tiennent le sort de l'Allemagne entre leurs mains de lui donner l'empereur qu'elle attend, qu'elle im- plore. En même temps, l'école romantique, éprise du moyen âge, se complaisait dans l'histoire héroïque des empereurs du xii et du xiii siècle, et réveillait dans l'imagination populaire des souvenirs mal effacés. I-, Les diplomates du congrès de Vienne ne devaient point satisfaire ces aspirations. Le rétablissement d'un grand empire allemand était peut-être au-dessus de leurs forces, à coup sûr il n'était pas dans leurs intentions. Sans parler des autres obstacles, la Prusse se re- fusait absolument à reconnaître la souveraineté effective en Alle- magne d'un empereur qui n'eût pas été le roi de Prusse. De son côté, le prince de Metternich ne se souciait pas d'accepter pour son maître une souveraineté purement nominale, qui, pensait-il, eût été une source d'embarras sans compensation. Le mauvais vouloir, bien qu'inspiré par des raisons différentes, était donc égal chez 12A REYDE DES DEDX MONDES. la Prusse et chez l'Autriche. Après des négociations et des intrigues interminables, l'Allemagne dut prendre la forme d'une confédéra- tion d'états souverains, assemblage pénible, sans unité réelle, sans cohésion intime et sans prestige à l'extérieur. Pour comble, l'acte fédéral, comme autrefois le traité de Westphalie, était signé et garanti par les grandes puissances. Elles se trouvaient ainsi investies du droit d'intervenir, le cas échéant, dans les affaires intérieures de l'Alle- magne. Tout, dans cette constitution, semblait calculé pour froisser un patriotisme naturellement ombrageux. L'Autriche, qui en était le principal auteur, devait regretter plus tard d'avoir fermé l'oreille aux vœux sincères et spontanés d'une grande partie de la nation. Elle s'aliéna ainsi beaucoup d'Allemands, qui auraient désiré voir la couronne impériale revenir à la maison d'Autriche, et qui eussent préféré son hégémonie à celle de la Prusse car cette dernière puis- sance avait une vieille réputation de perfidie et de rapacité brutale, surtout dans l'ouest et dans le sud de l'Allemagne. Elle y était à la fois haïe et redoutée. La déception fut cruelle, et il était inévitable que le méconten- tement se fît jour. L'Autriche et la Prusse rivalisèrent de rigueur pour le réprimer, et elles y parvinrent sans trop de peine. Mais Metlernich et ses alliés se donnaient en toute occasion pour les en- nemis de la révolution, pour les défenseurs de l'ordre et de la légi- timité. Par suite, protester contre leur œuvre devint la marque d'un dangereux esprit. De la sorte, tous ceux qui étaient mal satisfaits de la constitution imposée à l'Allemagne se trouvèrent, souvent malgré eux, rangés parmi les ennemis de l'ordre et les partisans de la révolution. Pourtant les plus libéraux d'entre eux repoussaient les idées révolutionnaires. Beaucoup même étaient foncièrement conservateurs. Hegel, par exemple, qui disait à Victor Cousin Vous avez de la chance, vous autres Français, vous êtes une nation ! » Hegel n'avait rien du révolutionnaire, ni même du libéral. 11 avait approuvé sans réserve le régime de Napoléon, et il écrivait encore, en 1831, que le système prussien de gouvernement était fort en avance sur les institutions politiques de l'Angleterre. Mais la Prusse et l'Autriche entretinrent une équivoque dont elles profitaient. Qui- conque désira ou réclama l'unité de l'Allemagne tut suspect de libéralisme. En fait, le désir d'être une grande nation était devenu, dans la partie cultivée et instruite du peuple allemand, une préoccu- pation constante regret poignant pour le passé, espérance pas- sionnée pour l'avenir. L'Allemagne avait appris à s'estimer très haut. Herder d'abord, mais surtout Fichte, dans ses Discours à la nation allemande, » en célébrant le caractère allemand, la bravoure allemande, en proclamant la mission de l'Allemagne, avaient éveillé LES IDEES POLITIQUE» EN ALLEMAGNE. 125 et surexcité l'orgueil national. Selon Fichte, l'Allemagne était la nation élue, le peuple par excellence ; à lui il était réservé de réussir où d'autres avaient échoué, de concilier les exigences de la société moderne avec le christianisme, et de réaliser la forme parfaite de l'état. Et voilà qu'après tant de souffrances et de sacrifiijes, après des victoires si chèrement achetées, la nation retombait à son pre- mier état de division et de morcellement, spoliée, par cet état même, des fruits de son triomphe 1 Car si toutes les forces de l'Allemagne eussent été unies pour réclamer, pour exiger au besoin, le prix de ses victoires, nul doute qu'elle ne l'eût obtenu. Mais l'Autriche sui- vait une politique qui n'était pas exclusivement allemande ; la Ba- vière, le Wurtemberg, la Saxe, avaient assez à faire de se conserver, ou de s'agrandir, ou d'empêcher au moins leurs voisins de s'arrondir. Qui donc défendait les intérêts proprement allemands? Personne, depuis que Stein, le grand patriote, se tenait, ou plutôt était tenu à l'écart. M. de Treitschke essaie de justifier la Prusse. Elle fit en effet, jusqu'au dernier moment, des efforts désespérés pour que l'Alsace et la Lorraine fussent enlevées à la France ; mais tout le reste de sa politique permet de penser qu'en cela même elle pour- suivait plutôt l'intérêt prussien que l'intérêt allemand. Quoi qu'il en soit, les traités de Paris laissèrent à l'Allemagne vic- torieuse un sentiment aussi amer qu'à la France vaincue et rendue à merci. Plus d'un les comparait à ces traités d'Utrecht et de Rastadt, qui, un siècle auparavant, avaient mis fin à la guerre de succession d'Espagne, et dont Leibniz et le prince Eugène disaient que l'Alle- magne y avait été la dupe de ses alliés et la victime de sa mau- vaise constitution. L'amour-propre national souffrait ainsi de deux blessures qui s'envenimaient l'une l'autre. Si, au sortir de la guerre, l'Allemagne avait vu son territoire s'agrandir d'une ou de plusieurs provinces, ce signe éclatant de ses victoires, la joie de sa puis- sance reconnue et de son prestige établi devant l'Europe, l'aurait aidée, au moins pour un temps, à accepter une constitution dont elle n'était pas satisfaite. Mais, au contraire, elle n'obtenait du côté du Rhin que des avantages insignifians. L'Alsace et la Lorraine restaient à la France ; à l'est, la Russie pesait sur la frontière alle- mande d'un poids bien autrement redoutable qu'en 1793. Ou si l'Allemagne, heureuse de sa constitution nouvelle, avait vu se con- centrer sous une direction énergique toutes les forces de la nation, elle se serait consolée plus aisément de l'occasion perdue, en se sentant prête à saisir la première qui s'offrirait désormais. Mais point au dedans comme au dehors, elle n'apercevait que motifs de dépit et de regret. Ainsi s'explique le désir ardent de voir enfin l'unité réalisée. Gomme ce désir se nourrissait de colère sourde et de ressentiment, 126 RBVOB DES DEDX MONDES. on aurait pu prévoir que l'Allemagne une n'oublierait pas les injures de l'Allemagne fédérale. Elle promettait d'être âpre dans sa politique et obstinée dans ses revendications. Elle se croyait, en efiet, dupée ou lésée par toutes les grandes puissances. La France, l'ennemie héréditaire, trouvait moyen d'échapper aux justes conséquences de sa défaite. Un changement de régime et les artifices d'une diplo- matie habile lui conservaient son territoire d'avant la révolution. Dans une conjoncture si grave, l'Angleterre et la Russie faisaient également preuve d'égoïsme et d'injustice envers l'Allemagne. Elles seules profitaient de la victoire commune; elles refusaient à l'Alle- magne la part qui aurait dû lui revenir. Bien plus, le méconten- tement contre ces deux puissances s'aggravait de griefs spéciaux contre chacune d'elles. A la Russie, les Allemands reprochaient, outre l'appui prêté à la France, l'insupportable orgueil que lui avaient donné les événemens de 1812, sa prétention à diriger les affaires du continent, son exigence dans la question de Pologne, et, par-dessus tout, son ingérence dans les affaires intérieures de l'Al- lemagne. Cette animosité contre la Russie éclata dans l'assassinat de Kotzebue. Quant à l'Angleterre, elle abusait sans scrupule, croyait-on, de ses avantages économiques. Elle inondait de ses produits l'Allemagne appauvrie par de longues guerres, s'opposant ainsi aux progrès de l'industrie allemande et à la formation d'une marine nationale. A ces griefs se joignaient des craintes pour l'ave- nir. Personne n'osait compter sur la longue période de paix qui fut si favorable au développement des ressources de l'Allemagne. Cha- cun croyait, au contraire, une grande guerre prochaine et inévi- table, soit en Orient, soit surtout du côté de la France, que l'on supposait impatiente de venger ses défaites et de reconquérir la rive gauche du Rhin. Faudrait-il donc voir une fois encore de grands événemens s'accomplir en Europe, sans que l'Allemagne y prît part comme grande puissance, sans qu'elle y jouât un rôle propor- tionné à sa force réelle, sans qu'elle tirât de ses efforts un légitime profit ? Jusques à quand la mission du peuple allemand, le premier du monde par la science, et le premier aussi par la force, s'il était un, serait-elle donc ajournée ? Malheureusement, les patriotes mêmes qui réclamaient avec le plus d'énergie l'unité nationale ne pouvaient indiquer de moyens pratiques pour la réaliser. Cette unité, selon eux, ne devait pas être une fiction, un trompe-l'œil, comme était naguère le saint-empire; mais, selon les expressions employées plus tard par Pfizer, une puissance directrice devait avoir le droit de contrainte, pour faire exécuter par toutes les autres la volonté nationale, de façon qu'il ne fût pas au bon plaisir de chacune de conspirer au bien commun, ou, au contraire, de se détacher et même de s'allier à l'étranger. » LIS IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 127 Il aurait donc fallu que les états souverains allemands, excepté la puissance investie de la direction des affaires communes, voulussent bien renoncer au droit de disposer de leur armée, de régler leurs dépenses et de traiter avec qui il leur plairait? Il aurait fallu, en un mot, une sorte de nuit du h août des puissances allemandes. C'était trop demander. On l'avait bien vu lors de la reconstitution de l'Allemagne en 1815. En vain Stein, Allemand avant d'être Prus- sien, présentait mémoires sur mémoires pour démontrer qu'il ne devait subsister en Allemagne qu'un seul souverain, l'empereur. Guillaume de Humboldt, dans un contre-mémoire d'une précision remarquable, avait répondu L'Allemagne ne saurait être une mo- narchie, car^ ou l'empereur n'exercera pas en fait une souveraineté véritable, et alors il est inutile ; ou il prétendra l'exercer, et alors la Bavière, le Wurtemberg et les autres puissances allemandes ne voudront pas se soumettre à lui, et la Prusse ne \e pourra pas.» Il fallait compter, en effet, avec les puissances de second et de troi- sième ordre, que Napoléon avait agrandies et fortifiées pour prix de leurs services, et que l'Autriche avait sauvées pour prix de leur défection, malgré la Prusse, malgré Stein, qui les poursuivait de sa haine avec la double clairvoyance d'un grand patriote et d'un baron médiatisé. Là était la plus grosse pierre d'achoppement. La Prusse, tout épuisée, mais aussi tout enivrée des victoires qu'elle venait de remporter, sentait bien que tôtou tard l'Allemagne aurait à choisir entre elle et l'Autriche ; elle n'avait point à craindre d'être absorbée tout simplement. Mais pour les puissances de second et de troisième ordre, l'unité réelle de l'Allemagne devait être un arrêt de mort. Elles n'y étaient point résignées elles voulaient vivre. Au reste, la masse de la nation ne ressentait qu'une aspiration vague vers l'unité. Le désir n'était net et pressant que chez une minorité. Seuls, les esprits éclairés par l'histoire et soucieux de l'avenir voyaient à quel point elle était nécessaire. En beaucoup d'endroits, le peuple restait attaché à ses dynasties particulières, dont la plupart étaient fort anciennes. Presque partout, après la re- traite des Français, il avait reçu ses anciens maîtres avec joie, et plus d'un prince avait été surpris de ce loyalisme inattendu, qu'il n'avait rien fait pour mériter. Il semblait que ces dynasties eussent poussé de profondes racines dans le sol allemand. Aussi Pfizer, Dahlmann, Gervinus, et en général tous ceux qui désiraient l'unité nationale, auraient voulu qu'elle s'accomplît sans porter atteinte aux droits historiques, et qu'elle respectât le passé de l'Allemagne. Ils ne voyaient pas la contradiction flagrante entre leurs espérances et leurs scrupules ; ou, s'ils la voyaient, ils ne s'y arrêtaient pas. Par tempérament philosophique, les Allemands, et surtout les Allemands du temps de Hegel, sont trop enclins à admettre que les termes 128 REVUE DES DEUX MONDES. contradictoires finissent toujours par se concilier. Logiquement et réellement, ils s'excluent. La question de l'unité allenaande était donc grosse de mille diffi- cultés qui ne présageaient guère une solution heureuse et prochaine. Comme si cela n'eût pas suffi, elle se compliquait d'une autre en- core plus inextricable. La plupart des patriotes réclamaient la liberté avec non moins d'insistance que l'unité. En soi, les deux questions eussent pu rester distinctes. De fait, elles se trouvèrent liées par la force des circonstances. D'une part, l'Autriche et la Prusse, par système, confondaient exprès les partisans de l'unité et ceux de la liberté, afin de sévir indistinctement contre tous et de les rendre tous suspects aux gouvernemens confédérés. De l'autre, la même classe de la nation qui éprouvait le désir de l'unité, c'est-à-dire la bourgeoisie éclairée, les écrivains, les professeurs et les étudians des universités, devait aussi ressentir le besoin de la liberté, ne fût-ce que pour exprimer leurs aspirations politiques. Mais que d'ob- stacles nouveaux cette seconde question ne soulevait-elle pas ! La question de l'unité rapprochait nécessairement tous les patriotes ; la question de la liberté les divisait. Toutes les nuances d'opinion étaient représentées parmi eux, depuis les conservateurs jusqu'aux radicaux, en passant par les libéraux proprement dits. Eussent-ils été d'accord, quels moyens employer pour parvenir à leurs fins, quelles forces avaient- ils à leur disposition? L'Allemagne une était un but presque inaccessible; l'Allemagne une et libre était une chimère. Comparez la vie politique de l'Allemagne à celle de la France et de l'Angleterre pendant la période qui va du congrès de Vienne à la révo- lution de février. Vive et brillante dans ces deux pays, où le régime parlementaire donnait ses meilleurs fruits sans trahir encore ses plus graves défauts, elle était en Allemagne terne, pénible, in- termittente. Seuls, des états secondaires, tels que Bade, le Wurtem- berg, la Bavière, possédaient des institutions parlementaires, sou- vent entravées dans leur jeu et menacées même dans leur existence par le mauvais vouloir de la Prusse et de l'Autriche. Par essence et par système, l'Autriche en était l'ennemie jurée. Aux yeux de Metter- nich, tout parlement, si conservateur qu'il fût, tendait nécessaire- ment à contrôler les actes du pouvoir souverain, à empiéter sur lui, par conséquent, et à ébranler le respect de l'autorité. Puis, à vrai dire, la structure même de l'Autriche excluait l'idée d'un parlement. Les Allemands y seraient-ils seuls représentés? C'était établir entre eux et les autres sujets delà monarchie une distinction offensante et dangereuse c'était fournir à ces derniers une nouvelle raison de se plaindre et une occasion de se compter. Et si les Hongrois, les Tchèques, les Croates, les Polonais, les Ruthènes, les Italiens y LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 129 étaient admis, il fallait s'attendre à des conflits incessans et à la dissolution imminente de la monarchie. Metternich avait donc les meilleures raisons du monde pour s'en tenir, dans les états de son maître, au despotisme éclairé dont les peuples avaient paru se con- tenter avant la révolution. Persuadé que le mal politique est conta- gieux, il pesait de tout le poids de son autorité en Allemagne, et en particulier à la Diète, pour paralyser chez ses voisins des institu- tions dont il ne voulait pas chez lui. L'imagination de Metternich, dit assez plaisamment M. de Treitschke, n'avait que cinq méta- phores, bien connues du monde diplomatique le volcan, la peste, le cancer, le déluge et l'incendie, et toutes s'appliquaient au danger révolutionnaire. » Mais la Prusse, dira-t-on, qui donc l'empêchait de répondre aux vœux des libéraux et des patriotes allemands? Pourquoi ne s'emparait- elle pas hardiment du rôle que l'Autriche ne pouvait ni ne voulait jouer? N'était-ce pas le meilleur moyen de se ven- ger des déboires qu'elle avait subis, au lieu de se traîner à la remorque de l'Autriche et de rivaliser avec elle de rigueurs réac- tionnaires? Elle y avait songé peut-être, mais des considérations de diverse nature l'en avaient détournée. Tout d'abord, épuisée par les efforts désespérés des dernières campagnes, elle avait besoin de re- pos pour se refaire, pour rétablir ses finances et changer son sys- tème économique. Puis, comme le dit encore très bien M. de Treit- schke, elle digérait. Il lui fallait avant toutes choses assimiler les millions de sujets nouveaux qu'elle venait d'annexer, Saxons et Rhénans, fort peu satisfaits d'avoir été faits Prussiens d'un trait de plume, — sans parler des Polonais. Rien ne vaut, en pareil cas, les procédés énergiques que peut seul employer un pouvoir ab- solu il n'a de comptes à rendre à personne. Pourquoi donner une voix à des protestations qui s'enflent, se multiplient et s'exaspè- rent lorsqu'elles s'expriment librement, tandis qu'une administra- tion habile et vigoureuse les étouffe dans le silence? Récemment, la Deutsche Rundschau, dans un article iort étudié et évidemment inspiré, à propos des dernières élections en Alsace-Lorraine, regret- tait que le droit de nommer des députés au Reichstag ait été con- cédé aux Alsaciens-Lorrains. S'il y avait eu un Landtag prussien en 1820, quel embarras n'auraient pas causé les députés de Posen, de la Saxe et de la province du Rhin ! En outre, la Prusse n'aurait pu se mettre à la tête des libéraux allemands sans rompre en visière à l'Autriche et à la Russie, et sans Sortir, par conséquent, de la sainte-alliance. Elle aurait risqué une grande guerre. Gela n'était ni dans le caractère ni dans les goûts du roi. Les terribles souvenirs de 1807 lui faisaient apprécier tous TOME LXXXVIII. — 1888. 9 430 REVUE DES DEUX MONDES. les avantages de la paix. Pour rien au monde, il n'aurait aventuré une seconde fois l'existence de son royaume. D'ailleurs, ses idées politiques le rapprochaient bien plus de Metternich ou du tsar Nicolas que des libéraux allemands. Au moment des grandes ré- formes de Stein, il est vrai, il s'était solennellement engagé à don- ner une constitution à son peuple ; mais il s'était réservé de tenir la promesse à son heure, et il crut faire beaucoup en établissant des états provinciaux, qui ne réussirent point. Il avait subi Stein plus qu'il ne l'avait accepté, et parut toujours lui garder rancune des services qu'il en avait reçus. Il conserva Hardenberg, plu& souple que Stein et plus habile à suivre la volonté molle, mais tenace, du roi. Frédéric-Guillaume 111 ne savait pas toujours ce qu'il voulait, ni même ce qu'il ne voulait pas néanmoins, des ministres adroits pouvaient se régler sur ses penchans et sur ses antipathies. Or il lui répugnait évidemment de se soumettre au contrôle d'un parlement, et d'abandonner la moindre parcelle du pouvoir absolu que les HohenzoUern avaient toujours exercé dans leurs états. Ainsi, point de vie politique proprement dite, ni en Autriche ni en Prusse une administration irresponsable, muette la plupart du temps sur les buts qu'elle poursuit, souvent brutale dans ses procédés, exigeant des sujets l'obéissance passive, habile et bien dirigée en Prusse. De plus, une hostilité peu déguisée à l'égard des institutions parlementaires en vigueur dans l'Allemagne du Sud et de l'esprit libéral qu'elles entretenaient ; par suite, un appui toujours offert d'avance aux princes, en cas de conflit entre eux et leur parlement. La lutte était trop inégale. Le but où tendait la po- litique réactionnaire de la Prusse et de l'Autriche fut atteint les libéraux des différons états allemands ne purent s'unir en un grand parti national. La vie politique des états constitutionnels, au lieu de se développer, déclina insensiblement. Beaucoup de libéraux, dé- couragés par l'avortement de leurs espérances, renoncèrent à leurs idées politiques et portèrent leur activité d'un autre côté. D'autres, aigris, tournèrent au radicalisme, voulurent donner raison à Met- ternich, et rêvèrent une révolution alors impossible en Allemagne. De là des excès de parole et de plume, des tentatives de soulè- vement aussitôt réprimées qu'annoncées , suivies de persécution, d'exils et d'emprisonnemens. Tombant alors dans les illusions natu- relles aux minorités exaspérées, ils ne virent plus à la place de l'Allemagne réelle que l'Allemagne de leurs désirs et de leurs haines, et ils finirent par se déchirer entre eux. C'est l'histoire bien connue de plusieurs esprits distingués, c'est l'histoire de la jeune Allemagne presque entière. Ce n'était point le cas des esprits posés, LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 131 réfléchis, respectueux de la légalité et des puissances, comme l'étaient les professeurs et les savans dont nous nous occupons ici. Toutefois, sans aller aussi loin que Borne et Heine, plus d'un parmi eux détestait le régime que Metternich imposait à l'Alle- magne. La révolution de 1830 avait donné quelques momens d'es- poir; mais les pompiers de la Sainte-Alliance, » selon le mot de Heine, avaient réussi cette fois encore à étouffer l'incendie allumé en juillet. Le système de compression à outrance avait été rétabli. H paraissait d'autant plus intolérable qu'on avait pensé y échapper. Dans ces conditions, la liberté devait paraître à beaucoup d'Allemands au moins aussi désirable que l'unité. Les libéraux de l'Allemagne du Sud, en particulier, qui tiennent à leurs institutions parlementaires, repoussent par avance une unité dont la rançon serait la domina- tion de l'Autriche ou de la Prusse. L'unité nationale leur serait pré- cieuse, mais ils n'entendent point lui sacrifier la liberté. Dans un discours prononcé en 1832, Charles de Rotteck, un des plus bril- lans orateurs des chambres badoises, exprime nettement cette ap- préhension Je suis, disait -il, pour l'unité de l'Allemagne ; je la souhaite, je la veux, je l'exige ; car, pour les affaires extérieures, l'unité seule fera de l'Allemagne une puissance capable d'imprimer le respect elle empêchera l'insolence de l'étranger de s'attaquer à nos droits nationaux... J'apprécie aussi les avantages intérieurs qu'apporterait la liberté du commerce entre les différentes parties de l'Allemagne... Mais je ne veux point d'une unité qui nous entraî- nerait à nne guerre contraire à nos intérêts les plus chers et à nos sentimens les plus intimes, ou qui, dans les affaires intérieures, nous obligerait, nous autres habitans des légers pays du Rhin , à nous contenter de la mesure de liberté qui suffit pour la Poméranie ou pour l'Autriche... Je veux l'unité, mais pas autrement qu'avec la libea-té , et j'aime encore mieux la liberté sans unité que l'unité sans liberté. Je ne veux pas d'une unité sous les ailes de l'aigle autrichien ou de l'aigle prussien. » Ce langage est clair. Il répond exactement aux dispositions gé- nérales des classes instruites en Allemagne, à l'époque où Rotteck prononçait ce discours. Il provoquerait sans doute aujourd'hui leur indignation. C'est que, dans l'état actuel de l'Europe, une guerre d'extermination est toujours imminente, et nul ne peut sans crime préférer quoi que ce soit, fût-ce la liberté, à la centralRation éner- gique qui est l'intérêt suprême de la nation. Mais, il y a un demi- siècle, les circonstances étaient bien différentes. Si vif que fût leur désir de l'unité, les meilleurs patriotes ne voulaient pas, en général, l'acheter à tout prix. Ils se plaisaient à la concevoir réalisée sans que la liberté eût à en souffrir. Bien mieux, ils se flattaient de les 132 REVUS DES DEUX MONDES. obtenir ensemble, et l'une par l'autre. L'expérience devait dissiper tragiquement ces illusions. II. Si le désintéressement et la pureté des intentions étaient ce qui décide du succès dans les affaires politiques, certes, Gervinus, Dahl- mann et leurs amis auraient mérité de voir tous leurs vœux s'ac- complir. Leur patriotisme est d'excellent aloi. 11 ne s'y mêle aucune arrière-pensée d'ambition personnelle. Ils ne réclament rien, ils ne désirent rien pour eux-mêmes. Loin d'être des politiciens de pro- fession, ce sont plutôt des hommes politiques par occasion. Mau- vaise posture pour réussir. Ce trop parfait désintéressement les conduit à traiter les questions politiques comme des questions de science ou d'érudition et comme des problèmes purement théori- ques, où des idées seules sont en jeu. Mais le politique doit êtfe avant tout homme d'action. Il doit compter avec les intérêts, les passions, les forces sociales auxquelles il touche, et prévoir, pour y parer, les conséquences réelles des mesures qu'il prend et des dis- cours qu'il tient. Il y faut un tact spécial, que l'expérience forme et développe, et auquel tout l'esprit scientifique ou critique du monde ne saurait suppléer. La méthode de nos savans devait les conduire à des désappointemens et à de dures déceptions. Ni les uns ni les autres ne leur furent épargnés. Le vieux Schlosser, qui avait été le maître de Gervinus à Heidelberg, n'augurait rien de bon en voyant son élève s'aventurer dans la politique active. Vous ver- rez, écrivait-il, que nos amis Dahlmann, Gervinus et les autres con- duiront la patrie à sa perte. » Il ne croyait pas que les professeurs pussent se transformer à leur gré en hommes politiques. Eux- mêmes savaient bien que ce n'était pas leur rôle, et ils l'avouaient au besoin. Mais qui s'en serait chargé, sinon eux? Qui aurait ré- clamé et préparé l'unité et la liberté de l'Allemagne? Il n'y avait rien à attendre ni de la masse passive du peuple, sourde et muette en apparence, ni des gouvernemens, dont l'unité était l'épouvan- tail. Peu importe donc que Dahlmann, Gervinus et leurs amis ne se sentent pas faits pour cette tâche elle s'impose à eux, et ils ne peuvent s'y dérober sans manquer à un devoir. Pour réaliser les grands changemens qu'ils rêvent en Allema- gne, ils ne comptent pas sur la violence. Provoquer une révolution, agiter les masses populaires, les lancer à l'assaut des gouverne- mens, cette audace ne leur vient pas à l'esprit ; ils en auraient re- poussé l'idée comme criminelle. Ils sont avant tout respectueux de l'ordre établi. D'ailleurs, qu'y avait-il de commun entre le peuple et LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 133 eux? Hommes d'étude et de bibliothèque, ils ne le voient que de loin. Ils ignorent ses besoins, ses aspirations vagues, et la déforma- tion surprenante que subissent les idées les plus simples en tra- versant le prisme de l'imagination populaire. A vrai dire aussi, le ' peuple ne tient pas le premier rang dans leurs préoccupations. De toute façon, ils auraient plutôt craint que désiré de mettre en mou- vement ces masses aveugles et redoutables. Quant à la force brutale qui peut, un soir de bataille, la pointe de l'épée sur la gorge du vaincu, trancher en un instant les questions les plus compliquées, loin de compter sur elle, ils n'y songeaient môme pas. Ils diffèrent en cela de la génération de professeurs qui les a suivis, des Sybel, des Droysen, des Treitschke, des théoriciens de la politique prus- sienne. Ils n'ont pas le culte de la force elle ne leur apparaît pas comme une sorte de droit divin devant lequel il est juste que les au- tres droits s'effacent et disparaissent. Au contraire, ils voudraient que les droits historiques fussent respectés, et que l'unité, en s'accom- plissant, ne détruisît rien de ce qui peut encore vivre. Dahlmann le dit expressément dans un document d'une importance considérable, qu'il rédigea en 18/i8, à Francfort, au nom de la commission des dix-sept, chargée de préparer le parlement. C'est un préambule de projet de loi constitutionnelle Il faut, dit Dahlmann, que cette Allemagne, qui a subi pendant des siècles les conséquences de sa division, arrive maintenant à son unité nationale et politique... Personne au monde n'est assez puissant, quand un peuple de ho millions d'âmes où les prenait-il alors? a résolu de s'apparte- nir désormais, pour l'en empêcher. Mais un noble sentiment de respect nous garde, nous autres Allemands, d'imiter ceux qui, sous prétexte de liberté, veulent supprimer toute autorité... Tout nous attache à nos dynasties l'habkude d'une longue obéissance, qui ne peut se transférer à volonté sur d'autres objets, et aussi ce fait que par elles seules pourra se réaliser l'unité nationale alle- mande... Aucun vrai patriote allemand ne voudrait rompre tout d'un coup et à la légère avec tout notre passé. » Si Dahlmann était sincère en écrivant cette page, — et rien ne donne à penser qu'il ne le fût pas, — quelle meilleure preuve de sa candeur politique? Il s'imagine que les événemens s'accompliront tout seuls et semble oublier, selon le mot de Napoléon, qu'on ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs. Compter sur les dynasties allemandes pour réaliser l'unité nationale, qui devait être leur fin ! Dahlmann igno- rait donc que, si plusieurs d'entre elles, après bien des hésitations et malgré leurs répugnances, s'étaient résignées à entrer dans le Zollverein prussien, c'était dans la pensée qu'une union douanière ôterait à leurs sujets tout motif de désirer l'union politique? Jidâ^ REYDE DES DEUX MONDES. Mais si Dahlmann et ses amis repoussaient l'idée d'une politique violente ou révolutionnaire, comment espéraient-ils agir? — Par les armes familières au professeur et à l'homme de lettres par la chaire, par le livre, par le journal. Ces moyens d'action peuvent être puissans, en effet, mais à la condition de n'être pas paralysés par des circonstances trop défavorables. Fichte, par exemple, avait pu exercer une influence profonde sur les esprits par ses Discours à la nation allemande, » prononcés à Berlin pendant l'occupation française. Mais, après 1815, le langage hardi de ces discours n'eût pas été toléré sans doute par l'administration prussienne. La liberté de l'enseignement n'était guère que nominale. Pour mieux dire, liberté était laissée au professeur de soutenir telle doctrine qu'il lui plairait, pourvu qu'elle ne touchât de près ni de loin aux questions religieuses ou politiques. Dans les années qui suivirent la paix, les universités avaient passé, à tort ou à raison, pour entretenir l'agitation libérale contre les gouvernemens. La turbulence des étudians avait paru justifier cette imputation. Aussi, après la fête de la Wartbourg et l'assassinat de Kotzèbue, l'Autriche avait-elle provoqué des interdictions rigoureuses contre les associa- tions d' étudians. La Prusse avait renchéri sur ces mesures réaction- naires. Elle procéda brutalement par l'exil et par la prison. La per- sécution s'arrêta bientôt l'opinion publique ne s'expliquait pas un tel déploiement de rigueur contre des gens inoffensifs, ou même contre des patriotes éprouvés, tels que Arndt, Gôrres et Jahn. Mais il resta, à l'égard des étudians et de leurs maîtres, une défiance toujours en éveil et prête à s'emparer du moindre prétexte pour sévir. Le gouvernement prussien, en particulier, ne se départit pas d'une surveillance très active sur l'enseignement et sur le caractère des professeurs. Vingt ans plus tard, en 18^7, l'affaire de Gôttingen vint mon- trer que les dispositions de la Prusse n'avaient pas changé. Le roi de Hanovre, fatigué de la constitution qu'il avait lui-même oc- troyée à ses sujets, la supprima simplement, en déclarant qu'elle avait cessé d'être en vigueur. Sept professeurs de l'université de Gôttingen protestèrent respectueusement contre ce coup d'état. Le roi, fort surpris, et encore plus irrité, les destitua sans autre forme de procès. Il en bannit même plusieurs, et particulièrement Dahlmann, qui passait pour l'auteur de la protestation. Gorvinus et l'un des frères Grimm furent également exilés. Ces savans étaient déjà célèbres à divers titres. Ils comptaient qu'un senti- ment de réprobation unanime s'élèverait en Allemagne contr3 le procédé du roi de Hanovre, et que toutes les universités allaient se disputer l'honneur de les appeler à elles. Ils furent bientôt détrom- LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 185 pés. La Prusse et l'Antriche prirent parti pour le roi de Hanovre, et les autres états suivirent, bon gré mal gré, l'exemple de leurs puissans confédérés. Les professeurs exilés ne purent même pas trouver, en Allemagne, un imprimeur pour leur mémoire justifi- catif! Il fallut le faire paraître à Bâle. Gervinus, outré, ne parlait de rien moins que de secouer de ses pieds la poussière allemande et d'aller fonder une université à Zurich. Je sais bien, écrivait-il, que tout y est à créer, mais nous y trouverons au moins la liberté dont on ne peut jouir nulle part en Allemagne. » L'attitude de la Prusse leur causait surtout une douloureuse surprise. Le ministre Eichhorn répétait publiquement que le roi de Hanovre était maîti*e chez lui, et que si des professeurs se risquaient à critiquer ses actes, ils s'exposaient à recevoir leur congé. Le professeur est un fonctionnaire comme les autres. Il doit respecter et faire respecter l'autorité, non la juger. Où prendrait-il le droit d'apporter au sou- verain ses conseils et surtout ses remontrances? Il était difficile, on l'avouera, de transformer la chaire en tribune, et d'y inspirer à la jeunesse l'amour de la liberté et le désir de l'unité nationale. C'eût été s'exposer, dès le premier jour, à la des- titution, au bannissement, ou même à quelque chose de pis. D'ail- leurs, la propagande par la parole n'était pas le fait de ces savans. Ils n'avaient pas, comme Fichte, le tempérament de l'orateur. Avec tout l'intérêt qu'ils portent aux questions politiques, une fois dans leur chaire, ils ne sont plus que professeurs. Ils oublient, à moins qu'ils n'obéissent à un mot d'ordre de l'autorité elle-même, tout ce qui n'est point leur sujet. Ils n'ont ni le goût ni la science des allu- sions fines, quoique transparentes et comprises à demi-mot d'un auditoire qui les attend ; ils ne savent pas narguer l'autorité qui les surveille, en côtoyant, sans qu'on puisse les saisir, la limite du ter- rain défendu. La prestesse leur manque, et, peut-être parce qu'elle leur manque, elle leur paraît incompatible avec la dignité profes- sorale. Tout au plus espèrent-ils qu'à la longue leur enseignement contribuera à l'éducation politique de la jeunesse allemande. Et que de soins pour ne pas compromettre le peu de résultats qu'ils obtien- nent! Ainsi Dahlmann, établi à Bonn depuis quelques années, re- fuse de quitter cette université pour Heidelberg, qui serait pourtant une résidence plus agréable, et où il retrouverait Gervinus, son ami et son ancien collègue de Gôttirgen. C'est qu'à Bonn, dit-il, il commence à jouir d'une certaine influence auprès de la jeunesse prussienne qui suit ses cours. Il ne veut pas laisser perdre, par son départ, le fruit de ses patiens efforts. » La chaire était donc un moyen d'action efficace à la longue, mais qu'il était lent et néces- sairement timide ! 136 REVUE DES DEDX MONDES. Par le livre, on pouvait davantage. Déjà Stein y songeait, lorsque, en 1809, il méditait dans sa retraite sur les moyens propres à ré- veiller le sentiment national en Allemagne. L'Allemagne, écri- vait-il, est une nation liseuse de livres. » C'était aussi l'instrument le plus familier à des savans et celui qu'ils devaient le mieux ma- nier. Aujourd'hui encore, les écrivains dévoués à la Prusse et au nouvel empire agissent plus efficacement peut-être par le livre que par tout autre moyen. Gervinus, Dahlmann et leurs amis surent en tirer parti. Mais le livre, surtout le livre d'histoire aux allures scientifiques, ne s'adresse directement qu'à un public restreint. Une faible minorité peut seule le comprendre, s'y intéresser et dis- poser du loisir nécessaire pour une lecture de longue haleine. Le gros de la nation n'a pas le temps ni souvent le goût de lire des livres. Les idées qui veulent faire leur chemin jusqu'à lui doivent se présenter sous une forme plus simple, plus accessible à des esprits incultes, plus courte surtout. Dans le livre et même dans la revue, les discussions sont trop subtiles et trop étendues, les conclusions trop éloignées des principes. Si protonde que soit l'impression laissée par une lecture, d'autres la recouvrent, et elle s'efface insensiblement. Le journal remédie à ces inconvéniens. Frappant toujours au même endroit, il enfonce son clou quotidien dans les cervelles les plus épaisses. Gervinus le comprenait, et, à plusieurs reprises, il a essayé du journal. Mais, ici encore, il se heurtait à des obstacles presque insurmontables. Dans la plus grande partie de l'Allemagne, la liberté de la presse n'existait absolument pas. Nulle part elle n'était entière partout une surveillance plus ou moins soupçonneuse. La diète, où l'Au- triche était maîtresse, pesait sur les princes qui auraient volontiers laissé une certaine liberté aux journaux politiques. Au reste, ce n'était pas dans les états constitutionnels, c'était dans les provinces prussiennes, dans les états directement soumis à l'influence de l'Au- triche, qu'on aurait désiré agir, et c'était là justement que la presse libérale n'avait point d'accès. Il faudrait, écrit Dahlmann dans une lettre à Gervinus, planter sur le sol prussien ce que l'on veut voir prospérer sur le sol prussien. » Mais, pour planter, le consentement du propriétaire eût été indispensable, et ce consentement était re- fusé d'avance. D'autre part, il ne suffit pas d'être un professeur éminent, ou même un écrivain remarquable, pour faire un bon journaliste politique. Les qualités requises dans les deux cas sont fort différentes, et se rencontrent rarement réunies au même de- gré. Gervinus et ses amis étaient certainement plutôt professeurs que journalistes. Parcourez la célèbre Gazette allemande^ fondée par Gervinus à Heidelberg en 18A7, et qui jouit aussitôt d'une LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 137 grande autorité elle garde une allure professorale. Elle s'adresse à un publie restreint d'auditeurs plutôt qu'à un public étendu de lecteurs. Elle est plus réfléchie que vive elle déduit longuement ses raisons, et se préoccupe de prouver tout ce qu'elle avance. En un mot, la forme seule est changée. Ce sont des livres ou des leçons, mais découpés en tranches, qui sont parfois assez épaisses. Gervinus aurait allégué, sans doute, qu'en s'y prenant autrement il aurait vu son journal interdit dans une grande partie de l'Alle- magne et bientôt supprimé. Raison spécieuse, mais mauvaise au fond. S'il s'était senti la vocation irrésistible du journaliste, le talent énergique et familier qui sait aller à la foule, s'en faire comprendre et s'en faire aimer, la crainte des conséquences ne leût sans doute pas arrêté. Gervinus veut avoir un journal cependant. Les frères Grimm s'en gardent bien. Ils se connaissent assez pour savoir que la presse politique n'est pas leur fait. Jacob et Wilhelm Grimm, — ne les séparons pas, puisqu'ils ont toujours voulu vivre, penser et travailler ensemble, — réalisent à souhait le type devenu légen- daire du savant allemand d'autrefois. On n'imagine pas une exis- tence plus calme, plus unie, mieux remplie par des travaux vrai- ment immenses. On est touché ae /ant de simplicité et d'innocence, soit dit sans ironie, unies à une mtelligence vaste et bien ordon- née. Chacun d'eux a écrit sa propre biographie, vers 1830. Ce sont deux petits morceaux d'une bonhomie charmante. L'amour de notre patrie, dit Wilhelm entendez par là non l'Allemagne, mais la Hesse, où les deux frères étaient nés, près de Gassel, s'était pro- fondément imprimé en nous, je ne sais comment, car on ne nous en parlait jamais. Nous tenions notre prince pour le meilleur qu'il y eût au monde, notre pays pour un pays béni entre tous... Nous regardions les gens de Darmstadt avec une sorte de dédain. » Ne croit-on pas entendre Candide parlant de la Westphalie et du châ- teau de Thunder-ten-Tronck ? Ces impressions d'enfance demeu- rèrent vivaces. Les Grimm sont Hessois dans l'âme Cassel est le centre de leurs affections. Lorsqu'on 1829, sur le conseil unanime de leurs amis, ils durent quitter Gassel pour aller à Gôttingen oc- cuper les postes fort honorables qui leur étaient offerts, le départ fut un déchirement. La résolution n'avait été prise qu'après de longs combats et avec beaucoup de larmes. Il leur semblait s'ar- racher de leur foyer pour aller en exil. Nouvelles angoisses quel- ques années plus tard, quand l'affaire de la protestation les força de quitter Gôttingen. Enfin, le roi de Prusse les appelle tous deux à Berlin avec les instances les plus flatteuses. L'idée d'habiter la plus grande ville de l'Allemagne du Nord ne les ravit pas du tout; elle 138 REYUE DES DEUX MONDES. les effraie plutôt. 11 leur faudra longtemps pour s'y sentir chez eux, et, au fond du cœur, ils regretteront toujours la Hesse. A peine installé, Wilhelm raconte ses ennuis à Gervinus et à Dahlmann. Quel tintamarre de voitures par toute la ville! Quelles rues insup- portables, si longues et si droites ! A les voir seulement, on est fatigué d'avance. Et puis que de temps perdu ! 11 faut bien une heure pour aller à l'université et autant pour en revenir. Quelle différence en comparaison de Gôttingen, qui était si commode 1 Au moins Grimm s'est-il logé près du Thiergarten, pour être tran- quille, et surtout, dit-il, pour avoir un peu de verdure sous les yeux. Mais ces savans si modestes et si casaniers ont l'esprit large et jugent de haut. Par là ils sont supérieurs à Gervinus et même à Dahlmann, qu'ils n'essaient pas de suivre sur un terrain trop gUs- sant. Ils voient les fautes de leurs amis, et ne leur cachent pas leurs doutes et leurs scrupules, quoique, dans leur ingénuité, ils ne les en admirent pas moins. Quant à eux, la politique ne les distrait pas de la tâche qu'ils se sont imposée. Ils savent qu'en l'ac- complissant ils sont, eux aussi, des serviteurs dévoués et utiles de la nation allemande. Avant d'énumérer mes ouvrages, dit Jacob Grimm, je ferai remarquer que presque tous mes travaux se rap- portent, soit directement, soit indirectement, à l'étude de notre ancienne langue, de notre ancienne poésie et de notre ancien droit. 11 se peut que ces études aient paru et paraissent encore stériles à plus d'un; pour moi, je les ai toujours considérées comme une tâche digne et sérieuse, qui a pour objet bien défini notre patrie commune et qui en enti'eiient l'amour. » Reconstituer, en effet, le trésor de ses antiquités littéraires et juridiques enfoui dans les ténèbres d'un moyen âge ignoré, c'était faire à l'Allemagne un ma- gnifique présent. Herder avait parlé de ces richesses comme par divination. 11 avait indiqué la voie à suivre, mais sans y entrer. L'école romantique, à son tour, s'était éprise de cette période mys- térieuse, qui fournissait une ample matière aux imaginations poé- tiques. Les frèr^ Grimm entreprirent l'étude approfondie du moyen âge, et surtout du moyen âge allemand ; ils procédèrent avec une méthode rigoureusement scientifique, et la plupart des résultats qu'ils obtinrent étaient acquis à jamais. C'était mériter de l'Alle- magne aussi bien *et mieux peut-être que leurs collègues, plus mêlés aux affaires du jour. Leurs travaux ne les empêchaient pas, d'ailleurs, de porter le plus vif intérêt aux questions politiques et de suivre avec anxiété le cours des événemens dès qu'une crise semble prochaine. Ils ont peu de sympathie pour la France. Ils sou- haitent par-dessus tout que l'Allemagne redevienne une grande et LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE, ±Z9 puissante nation ; mais l'idée ne leur vient pas de travailler eux- mêmes à cette transformation tant désirée. Tout auti'es sont les dispositions de Gervinus et de Dahlmann. Au besoin, ils mettront la main aux affaires publiques. Tous deux ont été députés au parlement de Francfort, et Dahlmann y a occupé une place importante. Leurs travaux mêmes trahissent presque tou- jours leurs préoccupations politiques. Avec eux commence la pro- pagande par l'histoire, qui est devenue un art fort cultivé en Alle- magne. Gervinus et Dahlmann croyaient servir par elle la cause de l'unité nationale. Elle a été reprise depuis pour le compte de la Prusse. V Histoire d'Allemagne au AIX" siècle, de M. de Treitschke, est un des modèles du genre. Cette propagande, assez mal dissimulée en dépit de son appareil scientifique, paraît convenir au tempéra- ment intellectuel de la nation. Pour s'empâter des esprits en France, le plus sûr moyen est peut-être de leur présenter des principes simples, et de les conduire, par une déduction logique, à des con- clusions qui semblent s'imposer nécessairement. L'Allemand s'en défierait ; mais il se laissera prendre à des considérations histori- ques qui paraîtront fondées sur les faits. 11 ne soupçonne pas d'abord l'artifice qui, par une transposition habile, fait témoigner l'histoire en faveur d'un intérêt présent. Que Gervinus étudie Machiavel ou Shakspeare, qu'il construise l'histoire de la littérature allemande, qu'il raconte l'histoire du xix^ siècle, toujours l'œuvre s'inspire de quelque arrière-pensée politique. Gervinus ne s'en défend pas il le dit même bien haut. L'histoire n'est pas pour lui une fin, mais un moyen. Il lui demande des argumens pour sa cause au besoin, il la met tout entière en argument. Dans l'ardeur de sa passion politique, il ne comprend pas qu'il rabaisse étrangement la digtaité de la science il manque au désintéressement qui est le premitr devoir du savant et l'honneur de l'historien. Aussi, la plupart de ses ouvrages, tout d'actualité, tombent, après un moment de vogue, dans un oubli mérité. L'un d'eux, cependant, a exercé sur le public allemand une influence durable c'est l'histoire de la poésie allemande, dont le premier vo- lume parut en 1834. Quatre autres suivirent, à des intervalles peu éloignés. Le tout forma une sorte de pamphlet énergique qui arrivait à son heure, et qui agita les esprits d'un bout à l'autre de l'Alle- magne. — Un pamphlet en cinq gros volumes ! — Assurément. Paul-Louis Courier, qui s'y connaissait, a dit lort justement que les dimensions ne sont pas de l'essence du pamphlet. Cinq volumes n'étaient pas pour effrayer les lecteurs allemands de ce temps-là, accoutumés aux ouvrages de Hegel et de ses élèves. Gervinus explique lui-même, dans sa préface, qu'il a choisi ce ihO REYUE DES DEUX MONDES* sujet de travail, parce qu'il le jugeait le mieux accommodé aux besoins du temps présent, et qu'il aurait aussi bien entrepris l'his- toire religieuse ou politique d'Allemagne, s'il en eût jugé le besoin plus pressant. » L'ouvrage ressemble à un immense argument, entraînant à une conclusion unique une masse énorme de faits qu'y a-t-il de plus docile et de plus maniable que les faits, après les chiffres ? Voici donc ce que proclame toute l'histoire de la litté- rature allemande Allemands I le temps de la littérature est passé, le moment de l'action est venu. Votre mission littéraire est accom- plie ; votre rôle politique n'est pas moins beau, et il est encore à jouer. Depuis qu'elle a atteint son apogée, notre belle littérature reste immobile... Si la vie de l'Allemagne ne doit pas s'arrêter dans son développement, il faut que les talens aujourd'hui sans emploi se portent vers le monde* réel, c'est-à-dire vers les questions politi- ques. C'est là qu'il faut infuser un esprit nouveau dans une matière nouvelle. Moi-même, dans la mesure de mes faibles forces, je suis cette indication des temps. » La lutte de l'art est terminée, et, selon Gervinus, les Allemands y ont triomphé leur littérature domine par toute l'Europe. A d'autres combats maintenant, à la solution des grands problèmes politiques ! Ou bien serait-il possible, s'écrie Gervinus, que cette nation ait produit ce qu'il y a de plus beau dans l'art, dans la religion, dans la science, et qu'elle ne pût rien produire du tout quand il s'agit de l'état? » Ainsi l'histoire de la littérature allemande est un prétexte. L'ob- jet véritable de Gervinus était d'éveiller chez ses compatriotes le goût de l'action et le sens politique, de chatouiller et de piquer à la fois leur amour-propre par la comparaison avec les nations voisines. C'était toucher un point sensible. L'Allemagne entière tressaillit à cet appel passionné. L'Allemagne, a dit ici même M. Julian Klaczko, a puisé dans Gervinus les sentimens qui l'ani- ment aujourd'hui; une idée fixe de la grandeur et de l'unité fu- tures de l'Allemagne, un patriotisme ardent et farouche, la résolu- tion presque fiévreuse de devenir pratique à tout prix, même au prix de la justice, une haine déraisonnable de l'étranger, de la France surtout, et une foi aveugle dans ses propres forces et desti- nées. » M. Klaczko n'entend pas dire, sans doute, que ces sentimens n'existaient point avant le livre de Gervinus, mais ils sommeil- laient à l'état de tendances secrètes et de désirs inavoués. Ger- vinus, en les exprimant avec passion, en décupla l'intensité et le rayonnement. Lui- môme est peu fait pour l'action. Il se connaît mal et flotte continuellement entre ses habitudes de savant et son désir de de- venir un homme politique. Je ne lève plus les yeux, écrit-il à LES IDÉES POLITIQUES EN lAl Dahlmann en 1840, jusqu'à ce que j'aie terminé mon cinquième Tolume. Alors je secoue de mes pieds la poussière des livres, et je me jette à corps perdu dans la politique. Je sais que vous ne l'ap- prouverez pas. Mais si ceux qui sont indépendans ne le font pas, qui donc devra le faire? » En 1847, il fonde, à Heidelberg, un jour- nal, la Gazette allemande, qui est très lue et très écoutée. Enfin, en 1848, il touche au but de ses efforts. Selon son désir, un par- lement national allemand s'assemble à Francfort. Les gouverne- mens, contre toute attente, y donnent les mains. La révolution de février les a surpris, et le contrecoup qu'elle a eu par toute l'Europe les intimide. L'Allemagne va donc se donner librement la liberté, unanimement l'unité. Mais bientôt, dans le parlement même, les difficultés surgissent et se multipliant. Gervinus, les jugeant inex- tricables, se dérobe. Il fuit les querelles de parti ; il quitte son siège et son journal, et va prendre en Italie un repos dont il a grand besoin. Cette déception l'a dégoûté de la vie publique. 11 me devient plus facile, écrit-il à Jacob Grimm, de me re- mettre à mes études, car la politique allemande commence à me paraître désespérée et à me répugner. » Il entreprend alors l'histoire du xix* siècle. Il n'a pas le courage de préparer une nouvelle édition de son histoire de la poésie allemande. Ce serait un travail d'enfer et de peu de profit. » Ainsi cet ouvrage, que l'Allemagne entière dévorait en 1840, l'auteur lui-même s'en détourne avec humeur dix ans après. C'est que, dans l'intervalle, les événemens de 1848 étaient survenus. Après le parlement de Franc- fort, les exhortations patriotiques de Gervinus, ses appels chaleu- reux à la vie politique devenaient une douloureuse ironie. L'épreuve avait été faite qu'en était-il résulté? Un échec lamentable, une humiliation nouvelle et un nouveau triomphe pour la politique de réaction en Allemagne. Au reste, cette dure leçon n'a pas rendu Gervinus plus clairvoyant. Tandis qu'il recherche les lois de l'histoire, » le sens des faits contemporains lui échappe. Ses lettres contiennent des prophéties politiques bien étonnantes. Il fait songer, par instans, à la jolie fable de V Astrologue qui s'est laissé tomber dans un puits. Le parfait dédain du prince de Bismarck pour les théoriciens de la politique et de l'histoire n'a pas besoin d'être ex- pliqué ; mais, s'il y fallait une raison particulière, nous la trouve- rions ici. Il les a vus de près de 1848 à 1860, et il a pu juger de leur sagficité. Pourtant, à défaut de gratitude, le chancelier de l'empire leur devrait bien un peu d'indulgence. Ils ont été pour lui des auxi- liaires précieux. Ils lui ont préparé les voies. Qui devait profiter, sinon la Prusse, des sentimens que Gervinus s'efforce d'inspirer à 142 REVUE DES DEUX MO^DES. la jeunesse allemande? 11 la met en garde contre l'attraction que la France libérale exerçait sur beaucoup d'Allemands du Sud. Tout ce qui est Français lui est suspect. Selon lui, la jeune Allemagne » fait injure à la patrie en se laissant aller à sa sympathie pour la France. Voyez Borne et Heine ils sont au fond aussi bons Alle- mands que Gervinus. Mais leur opposition persifleuse, leur haine de la Prusse et des institutions fédérales, et leur goût pour l'esprit fran- çais, leur donnent un air de trahison qui est presque aussi coupable qu'une trahison réelle. Chaque raillerie qui atteint la lourdeur allemande ou la brutalité prussienne est un hommage indirect à la France et une piqûre pour l'amour-propre germanique. Or, Gervi- nus veut avant tout que l'Allemagne croie en elle-même, et qu'elle prenne conscience de sa force et de sa grandeur. Au lieu de la déconcerter par des sarcasmes, il faut lui persuader qu'elle est prête pour l'action, qu'elle est une nation positive et pratique, et qu'elle va reprendre dans le monde le rang qui est le sien. Entretenir l'aversion des Allemands pour la France en excitant chez eux le désir de satisfactions politiques, c'était travailler pour la Prusse. Gervinus le sentait bien, mais il s'imaginait toujours que la Prusse allait abandonner sa politique réactionnaire pour accom- plir l'unité nationale avec l'aide de tous les libéraux allemands on croit aisément ce qu'on espère. Lorsqu'il s'aperçut, bien tard, que la Prusse se souciait fort peu de suivre la voie qu'il lui indiquait, il supporta mal sa déconvenue, et se plaignit très haut. Mais son heure était passée ; on ne l'écouta plus. Il n'était pas jusqu'à son axiome favori En politique, le succès justifie tout, » qui ne fût favorable à la cause prussienne. Si l'Autriche avait eu le dessus, l'axiome, il est vrai, n'eût pas moins prouvé en sa faveur. Cependant, il servait mieux d'avance les ambitions de la Prusse, en relâchant les liens qui attachaient à son passé une Allemagne respectueuse de l'histoire. Il dépouillait les droits héréditaires du caractère inviolable qu'ils avaient gardé aux yeux des peuples ; il préparait enfin une prompte et entière soumission de tous au vainqueur de demain. Nous avons peine à comprendre, de ce côté du Rhin, qu'un homme dont les idées n'étaient pas claires ait pu exercer une in- fluence profonde. Pour agir sur nous, un esprit doit être net et précis. Si nous devons le suivre, il faut que lui-même sache exac- tement où il va, et par où. Mais les lecteurs de Gervinus ne ressen- taient point ce besoin de clarté. Il leur suffisait de se sentir en communauté de sentimens avec lui. Voir l'Allemagne puissante, riche, respectée, une enfin, était leur ambition secrète. Gervinus donne un corps à ce rêve; il fait plus, il le justifie par l'histoire, il montre que le succès est proche et certain. Mais comment s'accom- LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 143 plira cette grande œuvre ? Gomment mener à bien une transforma- tion de l'Allemagne sans donner l'alarme à l'Europe, que l'on sait jalouse et malveillante, et qui est garante de l'acte fédéral? Que sera cet état qui comprendra à la fois la Prusse et l'Autriche, ou laudra- t-il exclure l'une des deux? Que deviendront enfin Bade, la Bavière, le Hanovre, le Wurtemberg, la Saxe et tout ce qui reste de dynas- ties indépendantes en Allemagne? Gervinus n'en dit rien. Il compte apparemment sur l'heureuse étoile de l'Allemagne et sur la bonne volonté des princes. Ses lecteurs semblent y compter comme lui. Aveuglement politique surprenant, mais aussi volontaire peut-être qu'aveugle, et fait à la fois d'inexpérience et de passion. Les obstacles étaient trop nombreux et trop redoutables. Les patriotes aimaient mieux se les dissimuler, ou du moins n'en pas parler, que de se décourager eux-mêmes en les regardant et en les montrant à tous les yeux. Ils s'en tenaient à leur devise Unité, liberté ; l'unité par la liberté. » Le but était beau, mais la conception vague. III. Dahlmann sait mieux ce qu'il veut que Gervinus. II a plus d'es- prit de suite. Il n'est pas aussi mobile, aussi prompt à l'espérance, aussi accessible au découragement. Il n'apporte pas dans la politique la nervosité de l'homme de lettres, prêt à se jeter, sous la première impression d'un échec, dans un excès qu'il désapprouve au fond. Gervinus tient davantage de la nature un peu légère de l'Allemand du Sud ; Dahlmann est un véritable Allemand du Nord, plus patient, plus tenace en ses desseins. Gervinus est un libéral qui finit par pen- cher beaucoup vers les démocrates. Dahlmann est et demeure jus- qu'au bout un conservateur.. En 1837, il est vrai, lorsque le roi de Hanovre voulut se débarrasser de sa constitution, Dahlmann signa le premier la protestation de Gôttingen, et fut, pour cette raison, des- titué et exilé. Mais cette mésaventure, d'ailleurs fort honorable pour lui, n'ébranla point ses principes. Comme il avait été le plus com- promis, il dut attendre plus longtemps que les autres qu'on lui don- nât une nouvelle chaire dans une université. En 18/i2 seulement, le gouvernement prussien l'appelle à Bonn. Dahlmann ne lui en est pas moins profondément dévoué. Il se sent une sympathie naturelle pour la Prusse. Il ne se flatte pas comme Gervinus de gagner cette puis- sance aux projets des libéraux qui rêvent l'unité allemande ; mais il croit à la mission de la Prusse. En toute occasion, et surtout dans les circonstances critiques, il veut que l'Allemagne se tourne vers elle et non pas vers l'Autriche. Si la France menaçait notre pays du Rhin, dit-il, à qui vous adresseriez-vous, à la Prusse ou à l'Au- lA/i REVDE DES DEDl MONDES. triche? Cherchez secours près de ceux qui sont forts! » Au reste, i] n'a pas grande envie de paraître sur la scène politique. Il trouve juste de laisser aux gouvernemens le soin de diriger les affaires intérieures de l'Allemagne. En revanche, dans la question du Slesvig-Holstein, Dahlmarn prend hardiment l'initiative. Les Danois ont pu dire, sans trop d'in- vraisemblance, qu'il l'avait inventée. 11 a déployé là une patience et une ingéniosité à toute épreuve. C'est un des épisodes les plus curieux de l'histoire de notre siècle. Il montre sur le vif les pro- cédés de la science allemande mise au service des intérêts poli- tiques de la nation. On sait que le roi de Danemark, souverain des duchés de Slesvig et de Holstein, faisait partie de la confédéra- tion germanique pour le Holstein seulement. Le Slesvig n'était pas compris dans le territoire de la confédération. Dahlmann, qui était né à Wismar, et qui passa dix-sept années de sa vie à Kiel comme professeur et publiciste, résolut de corriger cette anomalie. Il exprima le premier l'opinion que, le Slesvig et le Holstein étant unis, le Slesvig devait suivre la condition du Holstein et appartenir comme lui à l'Allemagne. Dahlmann mit à répandre cette idée un zèle infatigable. Elle avait été suggérée, il est vrai, au congrès de Vienne, mais sans succès. De l'aveu même de M. de Treitschke, elle n'avait pas trouvé d'écho dans les duchés. On n'y savait qu'une chose, dit-il, c'est que, depuis des siècles, on était uni au Danemark, et Ton pensait naïvement que les habitans du Holstein, ceux de Seeland, ceux de l'Islande, étaient tous également de fidèles Da- nois. » Dahlmann entreprit de persuader aux habitans des duchés qu'ils se trompaient et que leur loyalisme devait s'adresser non au roi de Danemark, mais à la patrie allemande. 11 exploita habilement des difficultés qui s'élevèrent entre la noblesse du pays et le gou- vernement danois. II ne s'agissait pas de revendiquer des provinces arrachées à la mère patrie par la violence des armes, et toutes fré- missantes encore de leur nationalité perdue. La tâche était bien plus difficile il fallait rej^ermaniser un pays danois depuis des siècles, et qui ne se plaignait point de l'être. Dahlmann se servit avec une égale habileté du livre et du journal. L'histoire du Slesvig-Holstein devint sous sa plume la dé'OQonstration sans cesse répétée de sa thèse politique. Les habitans des duchés, par leur langue, leurs antiquités nationales, leur poésie, leurs mœurs et leur caractère, appartiennent évidemment à la race germanique d'où cette conclusion, appuyée d'argumens juridiques, qu'en bon droit les duchés doivent tous deux appartenir à l'Allemagne. L'idée de Dahlmann fut d'abord accueillie assez froidement dans les duchés ; mais dans toute l'Allemagne elle eut un retentissement extraordi- LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 1&5 naire. Une question dangereuse était posée, une convoitise terrible était éveillée. L'orgueil national s'exaspérait à la pensée qu'un petit pays comme le Danemark détenait injustement une portion de terre allemande. En 1848, l'espérance de Dahlmann parut près de se réaliser. La Prusse était entrée en campagne contre le Danemark et avait oc- cupé les duchés de vive force. Mais elle ne voulut pas ou n'osa pas aller jusqu'au bout. L'état de l'Europe, et celui de l'Allemagne en particulier, étaient troublés et inquiétans, la Russie hostile. La Prusse signa l'armistice de Malmô, qui équivalait à une retraite complète. L'occasion était perdue se retrouverait-elle jamais? Dahlmann ne put assister de sang-froid à cet écroulement de son œuvre. M. Saint-René Taillandier a tracé ici-même 1 le tableau de cette séance du parlement de Francfort où, bouillant de co- lère, la voix tremblante d'indignation, Dahlmann adjurait l'assem- blée de ne pas ratifier l'armistice, a Messieurs, s'écrie-t-il, il n'y a pas trois mois encore, le 9 juin, dans cette même église Saint-Paul, il a été décidé que, dans les affaires du Slesvig, l'honneur de l'Allemagne resterait sauf entendez- vous? l'honneur de l'Alle- magne! » Entraînée par Dahlmann, dont elle partage la passion, l'assemblée repousse l'armistice. Le ministère tombe sur celte ques- tion. Dahlmann, chargé de former un nouveau cabinet, se heurte aux plus graves difficultés, et le parlement perd dans cette aventure le peu de considération qui lui restait. Dahlmann avait commis une faute politique grossière. M. de Treitschke, qui est plein d'indulgence pour cet ami de la Prusse, en convient tout le premier. Le parlement disposait-il d'une armée pour venger l'honneur de l'Allemagne, dont il se montrait si jaloux? Pouvait-il imposer sa volonté, et au Danemark, et à la Prusse, qui avait signé l'armistice? On ne fait pas la guerre, on ne prend pas les places fortes avec des discours. Mieux valait dévorer l'affront que de se laisser aller à cette explosion de sentimens, puisque l'action ne pouvait suivre. Lorsque Dahlmann mourut, en 1860, il n'était pas consolé. La plaie était restée ouverte. En 1850, il écrivait à M*^^ Gervinus Je vous l'avoue franchement, je ne cesse d'y penser. Si, en septembre 1848, on avait suivi mon conseil, si on avait résolument pris le parti que les circonstances critiques exigeaient, les affaires de l'Alle- magne, et en particulier les affaires du Slesvig, seraient dans une meilleure passe. » Et Gervinus lui-même écrivait à Jacob Grimm Je peux à peine lire les articles de journaux qui ont rapport au Schlesvig-Holstein ; je les passe exprès, pour ne pas retomber tou- 1 VoyM la Revue du 1" juillet 1849. TOME LXXXVUI. — 1888. 10 146 REVUE DES DEDX MONDES. jours dans l'irritation la plus vive. » L'orgueil allemand souffrait cruellement de cette déconvenue, et entretenait l'espoir de revenir à la charge. Si Dahlmann avait vécu quatre ans de plus, il aurait eu la joie de voir une armée austro-prussienne arracher les duchés au Danemark. Dans ses dernières années, il pressentait que de graves événemens étaient proches, que l'Europe allait traverser une crise ; et il se désolait en pensant que l'Allemagne, toujours divisée, ne profiterait sans doute pas des chances qui lui seraient offertes. Malgré les fautes graves qu'il a commises, nous ne pouvons re- fuser à Dahlmann un certain esprit politique et un sentiment assez juste de la réalité, surtout si nous le comparons à la plupart de ses collègues qui furent mêlés aux affaires de l'Allemagne. A plusieurs reprises, il a su faire preuve de justesse d'esprit et de sang-froid. En 1847, Gervinus le prie instamment de collaborer à sa Gazette allemande, et d'y apporter l'autorité de son nom populaire et res- pecté dans toute l'Allemagne. Mais Dahlmann craint de se compro- mettre avec ces libéraux, dont il n'approuve pas les idées poli- tiques. Pourquoi risquer ainsi de perdre d'un seul coup l'estime du gouvernement prussien, à laquelle il tenait tant, et qu'il avait si patiemment conquise? D'ailleurs, il ne croit pas beaucoup au succès de l'entreprise. 11 sait bien que le meilleur journal du monde ne résoudra pas, à lui seul, les grosses questions de la politique alle- mande. Il refuse donc nettement sa collaboration, et ne veut pa- raître ni comme directeur, ni comme rédacteur mais à l'occasion il donne son avis. On le consultait avec déférence ; il avait écrit une Politique, fort estimée de ses amis, et jouissait d'une grande au- torité en la matière. Ainsi, le 12 mars 1848, au début même de la révolution, Gervinus lui demande un programme de réforme consti- tutionnelle. — A Francfort, lui écrit Gervinus, dans les cours allemandes du Sud, et même parmi les députés des états, on est tout désorienté, et l'on ne sait comment mettre à exécution cette grande idée la constitution d'une Allemagne unifiée, bien que l'on ait la meilleure volonté du monde. » A quoi Dahlmann répond avec un grand bon sens Il ne pouvait en être autrement ; il faudrait con- naître les projets de la Prusse et les dispositions des autres grandes puissances allemandes. Si j'avais la force, ajoute-t-il, et si j'avais pu me mettre à la place de la Prusse, huit jours après la chute de Louis-Philippe, j'aurais pris en main les affaires allemandes, — à titre provisoire, bien entendu, — et je les aurais administrées en empereur, en accordant toutes les libertés constitutionnelles qui manquent encore en Prusse. L'Autriche ne peut plus désormais prétendre à la direction des affaires allemandes. » Voilà enfin une vue nette, comme on en trouve trop peu dans cette corres[Kndance. Dahlmann tenait là le langage d'un homme LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 147 d'état. L'expérience amère de 1848 lui profita bien mieux qu'à Ger- vinus. Ce dernier, au moment de la guerre d'Italie, sent se ré- veiller ses anciennes passions. Il veut, encore une fois, fonder un journal, pour agir sur l'esprit public et sur les gouvernemens en Allemagne. Dahlmann l'en dissuade fort sagement, et lui explique que le temps en est passé. Les meilleurs conseils du monde, écrit-il, venant de quelqu'un qui n'a pas la force à sa disposition, ne peuvent plus nous être utiles ; il faut auparavant qu'un maître s'affirme, d'où qu'il vienne. » Lorsque les plus sages esprits en sont là, le maître qu'ils attendent n'est jamais long à venir. Moins de dix ans après que Dahlmann eut écrit ces mots, la Prusse vic- torieuse dominait en Allemagne. IV. Ainsi Dahlmann constate, non sans mélancolie, mais avec rési- gnation, l'impuissance des efforts qui ont rempli sa vie et celle de Gervinus. Us se flattaient d'aider à la transformation de l'Allemagne et de la conduire sans grande secousse à la liberté et à l'unité ; ils se sont heurtés à des obstacles insurmontables. La désillusion de 18^8 a été complète. Elle leur a laissé un découragement pro- fond. Ils ne désespèrent pas des destinées de l'Allemagne; mais ils ne croient plus au pouvoir des idées ni au progrès politique ob- tenu par la seule persuasion. L'avenir leur paraît très noir. Gervi- nus, par dépit, se jette du côté de la démocratie. Dahlmann, tou- jours conservateur, s'incline par avance devant celui qui saura, par la force, faire l'unité de l'Allemagne, fût-ce au prix de la liberté. Les causes de leur échec étaient nombreuses. Nous en avons si- gnalé plus d'une chemin faisant. Les unes tiennent aux idées, aux tendances, aux habitudes d'esprit de ces savans, dépaysés dans la vie politique. D'autres, plus générales, rendaient impossible le suc- cès de l'entreprise, quelle qu'eût été l'habileté de ceux qui la ten- taient. Mais au contraire ils sont, pour la plupart, d'une inexpérience, on dirait presque d'une naïveté politique parfaite. On pourrait leur appliquer le mot que Gervinus écrivait très sérieusement à Dahl- mann Vous êtes incommensurable! » Ils sont fort en peine de réaliser l'unité de l'Allemagne ; ils le seraient encore davantage de lui procurer la liberté. Ne pouvant obtenir séparément ni l'une ni l'autre, ils s'imaginent qu'ils obtiendront l'une par l'autre. Aussi, au premier choc de la réalité, leurs illusions s'effondrent. En 1848, à la faveur des événemens de février, un parlement se réunit à Francfort. Cette assemblée, si longtemps attendue, prétend repré- senter la nation allemande. Elle se dit constituante, et elle com- 148 REVUE DES DEUX MONDES. * mence en effet à élaborer une constitution. Elle n'a oublié qu'un point qui imposera cette constitution aux différons états de l'Alle- magne? Qui en assurera le respect? Comparez les débuts du parle- ment de Francfort à ceux des états -généraux de 1789. Dès que l'assemblée de Versailles a pris conscience d'elle-même, dès qu'elle a conçu son œuvre, comme elle va droit au but et force le roi lui- même à reconnaître le pouvoir qu'elle veut exercer ! Imagine-t-on la constituante délibérant en l'air et légiférant à vide, sans savoir si ses lois ne resteront pas lettre morte? C'est que, en 1789, l'unité française était depuis longtemps accomplie. En 18A8, l'unité alle- mande n'était qu'une espérance. Les hommes politiques qui pro- voquèrent la réunion du parlement faisaient précisément de l'unité le but suprême de leurs efforts. Mais, en commençant par le travail législatif, ils s'y prenaient à rebours. Ils espéraient apparemment que la constitution, une fois votée, aurait par elle-même la vertu de se faire accepter et observer, et que l'esprit particulariste dispa- raîtrait devant elle. L'illusion était naïve. Il existe bien aujourd'hui un empire d'Allemagne; mais cet empire, comme chacun sait, ne doit pas sa naissance à des travaux parlementaires. A vrai dire, si l'œuvre était au-dessus du talent de ses promo- teurs, elle était plus encore au-dessus de leurs forces. Elle n'impli- quait rien moins qu'une révolution. Sans doute, ils faisaient profes- sion de respecter tous les droits historiques mais si les représentans de ces droits s'opposaient opiniâtrement à l'unité de l'Allemagne, — et cette résistance était inévitable, — comment en viendraient- ils à bout? — Ces législateurs étaient sans force. Ils ne pouvaient, comme la Convention, se transformer en pouvoir exécutif, il aurait fallu, soit provoquer un grand mouvement populaire, soit demander à la Prusse ou à l'Autriche un appui qui devait coûter cher. En 1789, la plus grande partie du peuple français était de cœur avec l'assem- blée qui pouvait à bon droit se nommer nationale. Cette assemblée n'aurait pu, si elle l'eût voulu, se dérober à sa mission. La nation se tenait derrière elle, pour l'encourager et pour la pousser au besoin. Mais en 18A8, en Allemagne, si l'on excepte les classes instruites et la population de quelques grandes villes, la masse du peuple restait assez indifférente aux travaux de l'assemblée de Francfort. Elle les suivait avec curiosité, mais non avec la sympathie, avec l'en- thousiasme, qui auraient éclaté, si les espérances les plus chères au peuple allemand avaient pu vraiment se réaliser dans l'église Saint- Paul. Elle semblait comprendre, avec un sens profond, que ce n'était pas l'histoire vraie qui s'accomplissait là, mais une parodie de l'his- toire, jouée par des acteurs de bonne foi. Comme ces acteurs avaient été, pendant longtemps, les seuls à parler en Allemagne, ils s'étaient imaginé parler au nom de toute LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 149 l'Allemagne. Ils n'exprimaient, en effet, que les sentimens d'une mino- rité, je veux dire ceux de la classe moyenne et de la bourgeoisie éclairée ; ils avaient cru vraiment donner une voix aux regrets et aux désirs de la nation entière. Pour ne prendre qu'un exemple, tous subissaient, à des degrés divers, l'attraction de la liberté parlemen- taire, alors florissante en d'autres pays. Beaucoup la réclamaient avec plus de passion encore que l'unité, et le parlement de Francfort avait surtout pour mission, dans leur pensée, d'assurer cette liberté à l'Allemagne. Mais le peuple all^nand, dans ses masses profondes, était loin de ressentir aussi vivement ce désir. Dans l'Allemagne du Sud, les institutions pai'lementaires, établies depuis longtemps, végétaient à grand'peine. Dans l'Allepiagne du Nord, le servage n'était aboli que depuis le commencement du siècle. La population des campagnes, qui formait la très grande majorité de la nation, n'éprouvait pas le besoin d'une liberté politique dont elle n'avait pas l'idée. Les grandes réformes de Stein en Prusse, habilement poursuivies par Hardenberg, avaient correspondu, toutes propor- tions gardées, à l'œuvre de la Constituante en France. Le gros de la nation restait ainsi étranger aux questions purement poliiiques. En un mot, l'assemblée de Francfort avait les gouvernemens contre elle, sans avoir le peuple derrière elle. Dès lors, l'issue n'était plus douteuse. Le parlement se montra impolitique et maladroit; mais toute rhaiileté du monde n'eût pas remédié à sa position fausse, et sa faiblesse devait éclater, tôt ou tard, à tous les yeux. L'insuccès n'était donc que trop certain. Mais, on le voit, la res- ponsabilité n'en retombe pas tout entière sur les Dahlmann et les Gervinus. Sans doute, avec les intentions les plus pures, ils ont nui aux causes qu'ils prétendaient servir. Leur échec cxraplet a dé- truit, tout d'un coup, la popularité de leurs idées. Ils avaient dé- montré, sans le vouloir, que l'unité de l'Allemagne ne s'accomplirait pas pacifiquement les plus clairvoyans parmi eux, après cette expé- rience, appelaient un vainqueur et se soumettaient à lui par avance. On peut leur reprocher aussi leur présomption, leur inexpérience po- litique, et, en général, leur médiocrité. Mais tout cela ne suffit pas. Il faut remonter plus haut, à des causes plus générales, auxquelles de plus grands politiques que Dahlmann ou Gervinus n'auraient rien pu changer. L'Allemagne, telle que son évolution historiq'ue l'avait façonnée, ne comportait point d'unité politique. Deux puis- sances rivales s'étaient formées, trop allemandes pour que l'Alle- magne pût exister sans elles, trop peu allemandes pour que l'Alle- magne pût se confondre avec elles. L'Autriche avait maintes fois sacrifié les intérêts allemands à ses convenances particulières, même au temps où elle portait la couronne impériale elle avait refusé cette 150 REVOE DES DEUX MONDES. couronne en 1815 et repoussé franchement dee obligations qu'elle ne se souciait pas de remplir. Quant à la Prusse, elle était encore, au com- mencement du siècle, un objet de terreur et de haine pour beaucoup d'Allemands. Lors de l'arrivée des alliés dans la province du Rhin, en 18i/i, il avait fallu rassurer la population épouvantée à l'approche des Prussiens. Gôrres avait dû lui expliquer, dans le Mercure du Rhin, qu'ils ne sont plus les Prussiens d'autrefois ; que ce sont des amis, des libérateurs, des Allemands. Même en 18Û8, la haine de la Prusse, selon M. de Treitschke, dominait la majorité de l'assem- blée à Francfort. En un mot, la Prusse et l'Autriche étaient des puissances hybrides, à double face. A l'égard de l'étranger, le Prus- sien ou l'Autrichien était l'Allemand, à l'égard de l'Allemand, c'était presque l'étranger. Le reste de l'Allemagne pouvait-il s'unir en excluant à la fois la Prusse et l'Autriche? C'eût été revenir à la confédération du Rhin, souvenir abhorré de tous les patriotes. D'ail- leurs, la Prusse et l'Autriche ne l'auraient pas permis, et les intéres- sés n'y auraient pas consenti. Saxe, Bavière, Wurtemberg, Bade, Hanovre, tous tenaient d'autant plus à leur autonomie qu'elle était plus précaire. Si Gervinus, Dahlmann et leurs amis avaient vu nettement les nécessités de la situation politique, ils se seraient épargné bien des mécomptes. Deux partis s'offraient à eux , mais il fallait choisir. Ils pouvaient renoncer provisoirement à l'unité, puisqu'elle soule- vait tant de difficultés et de dangers, et mettre tous leurs efforts à la préparer pour l'avenir. Ou bien, si le désir de l'unité était trop vio- lent, ils devaient en prévoir et en accepter toutes les conséquences la guerre et la domination du vainqueur. Mais aucune des deux al- ternatives ne leur semblait acceptable. Ils auraient voulu que l'Al- lemagne , parvenant enfin à l'unité , ne devînt ni autrichienne ni prussienne, et restât simplement allemande. De là leur tentative de Francfort, déplorable par ses résultats, généreuse, après tout, dans son principe. C'était un effort pour résoudre la plus complexe des questions, avant que la force vînt brutalement la trancher. Et, pour- tant, le parlement de Francfort rendait par avance hommage à la force. Si divisé et si impuissant qu'il fût, il se retrouvait unanime pour rêver de revendications et de guerres il jetait des regards de convoitise au-delà de toutes les frontières, sur le Slesvig-Holstein, sur la Pologne, sur le Luxembourg, sur l'Alsace-Lorraine. Ce symp- tôme était significatif. L'unité de l'Allemagne devait s'accomplir au profit d'un vainqueur qui saurait contenter son orgueil et satisfaii-e ses ambitions, LÉvY-BarHL. LE SALON DE 1888 LA SCULPTURE. L'impopularité et la solitude sont de bonnes conseillères. Tandis que les peintres, fêtés par le monde, flagornés par la presse, glo- rifiés par les photographes, consument, en général, le plus clair de leurs forces et de leur volonté dans une dispersion stérile d'exis- tence et d'imagination, les sculpteurs, obscurs ouvriers longuement rivés à leurs tâches par la résistance d'une matière moins docile, mais plus durable, poursuivent, au contraire, dans le silence de leurs ate- liers humides et nus, leur rêve éternel avec une obstination tou- chante. Ici, peu ou point d'incertitude sur le but à atteindre et sur les moyens à employer. Le but, c'est d'abord la réjouissance des yeux par la combinaison harmonieuse des formes vivantes, c'est ensuite, pour les œuvres supérieures, l'exaltation de l'esprit par la beauté ou l'intensité d'expression donnée à ces formes reposées ou en mouvement ; les moyens, c'est la connaissance exacte et l'em- ploi judicieux de l'anatomie humaine. Malgré la faiblesse relative d'un certain nombre de morceaux, trop incomplets ou trop inex- 1 Voyez la Revue du \" juin. 152 R£?L£ D£S D£UX MONDES. périmentés, illégitimement admis par la déplorable indulgence des jurys, et qui compromettent l'aspect général de l'exposition, nos sculpteurs français, dans leur ensemble, montrent, cette année encore, qu'ils n'ont pas l'intention de broncher sur les principes ; et l'on reste toujours étonné de la quantité de groupes et de sta- tues, d'un mérite réel, produits régulièrement par leurs mains, si l'on réfléchit surtout à ce que coûte de temps et d'argent la moindre de ces figures et lorsqu'on connaît la modicité des res- sources dont disposent en général ces obstinés pétrisseurs d'argile, ces enragés tailleurs de marbre. 11 y aurait d'étranges et touchans récits à faire sur la vie de nos sculpteurs contemporains. C'est peut-être dans cette classe d'artistes qu'on trouve les vocations les plus désintéressées et les plus opi- niâtres, les illusions les plus vaillantes et les plus indestructibles, les dévoûmens les pluspatiens et les plus résignés. C'est par excep- tion que quelques-uns d'entre eux arrivent à la fortune; c'est par exception aussi que, même pour les plus estimés, la réputation dé- passe un petit cercle et que la renommée se tourne en gloire. La plupart, venus d'en bas, fils d'ouvriers ou de paysans, ayant contracté de bonne heure l'amour de la terre et de la pierre en les remuant et en les maniant, accoutumés aux rudes travaux, gauches de ma- nière et timides d'esprit, mènent une vie difficile qui serait une vie misérable s'ils ne marchaient toujours l'âme fixée sur un songe, sans cesse escortés par l'image de force ou de beauté qu'ils s'obs- tinent, malgré tous les déboires, à vouloir réaliser. Puissance sin- gulière du besoin de créer ! Il n'est pas rare de voir de pauvres sculpteurs, hantés par leur rêve insaisissable, entraîner avec eux, par la force de leurs convictions, durant de longues années, dans une série d'incroyables sacrifices, non-seulement leurs femmes et leurs enfans, mais encore leurs camarades, leurs voisins, jusqu'à leurs fournisseurs! Il n'y a guère d'année où ceux qui vivent dans ce petit monde humble et laborieux ne vous puissent montrer une figure de plâtre, de pierre ou de marbre, pour laquelle on a tout engagé, le présent et l'avenir, et dont l'achèvement a exigé la col- laboration de bien des petites bourses et de bien des confiances imprudentes. Dans quel espoir, hélas? D'une médaille qui n'arrive pas toujours, d'un achat qui n'arrive presque jamais. Nos amateurs, qui parfois jettent si follement les billets de banque sur une faïence ou une aquarelle, ne sont point aussi généreux pour les sculptures. La statuaire n'occupe pas encore, dans nos édifices et dans nos ap- partemens, la place qui pourrait lui être réservée et qu'elle rem- plirait si bien. Quanta l'état, sur qui l'on compte en dernier lieu, il est pauvre et il paie mal ; c'est cependant l'état qui reste la plus LE SALON DE 1888. 153 sûre ressource des jeunes sculpteurs, et si le gouvernement, comme le réclament de temps à autre quelques politiciens irréfléchis, ces- sait de s'intéresser à leur art, il est bien probable que là aussi, comme ailleurs, nous ne tarderions pas à perdre notre supériorité séculaire. Quoi qu'il en soit, rien ne les rebute. Il semble même que plus on leur montre d'indifférence, plus ils se raidissent dans leurs convictions, que plus le goût du public s'abaisse et se rapetisse, plus ils sentent croître leur passion pour ce qui est élevé et pour ce qui est grand. Depuis quelques années, il y a en outre un mou- vement très accentué chez les jeunes sculpteurs dans le sens des conceptions matériellement puissantes et des compositions colos- sales. Le nombre des figures d'adolescens ou d'adolescentes, souvent délicates et fines, mais prêtant au maniérisme et à la mollesse, si fort à la mode à la suite des premiers succès de MM. Falguière et Dubois, diminue à chaque Salon depuis plusieurs années. En revanche, la note mâle et vigoureuse, la note héroïque, celle qu'a redonnée le premier M. Merciépar son Gloria Victùet par son Génie des Arts, y résonne plus fréquemment. Presque tous les pensionnaires de Rome tiennent à honneur d'apporter de là-bas des témoignages d'un long commerce avec les tailleurs de marbre les plus robustes de l'anti- quité et de la renaissance; le torse colossal du Belvédère et le Moïse de San-Pietro-in-Vincoli tourmentent leur imagination comme la Victoire de Samothrace, VEsclave de Michel-Ange et le Milon de Puget tourmentent celles de leurs camarades demeurés à Paris et plus voisins du Louvre que du Vatican. On dirait qu'il y a chez eux comme un mot d'ordre pour résister à l'envahissement des trivia- lités naturalistes et des fadeurs quintessenciées qui déshonorent les arts plastiques aussi bien que la littérature. Cependant ce mot d'ordre n'existe pas, car il n'y a pas, en général, d'artistes moins raison- neurs et moins théoriciens que les sculpteurs; les plus puissans sont les plus taciturnes. C'est donc simplement à leurs habitudes consciencieuses de travail solitaire et de contemplation désintéres- sée qu'ils doivent cette fermeté collective de direction et cette gran- deur commune d'aspirations. Deux groupes en marbre se partagent surtout l'admiration des amateurs, comme ils se sont disputé les voix des artistes pour la médaille d'honneur, le Pro Patria Morituri, de M. Tony-Noël, V Aveugle et le Paralytique de M. Turcan. C'est à ce dernier, en fin de compte, qu'est allée la majorité, et ce jugement se peut jus- tifier par les qualités particulières d'expression qui s'y joignent aux qualités sérieuses de l'exécution pour en faire un morceau supérieur. On se souvient qu'en 1883, lorsque M. Turcan exposa le modèle en plâtre de \ Aveugle et du Paralytique, le même 154 REVUE DES DEDX MONDES. sujet avait été traité par d'autres artistes distingués, notamment par MM. Carlier et Gustave Michel. Je ne sais qui, dans les ateliers de la rive gauche, avait eu l'idée de tirer de ses souvenirs d'enfance cette fable du bon Florian ; mais ce contraste saisissant et cette alliance touchante entre la vigueur d'un corps que sa tête ne conduit pas et la vivacité d'une tête qui ne commande plus à son corps avaient fortement excité l'imagination de plusieiu-s jeunes gens. Ce concours spontané donna d'exeellens résultats. Les sujets de ce genre, où le contraste des expressions morales peut s'ex- primer par le contraste même des forces physiques, ne sont pas, en effet, de ceux qu'on rencontre tous les jours. M. Turcan en a tiré un excellent parti. Il n'était point aisé d'exprimer plastiquement toute cette complication d'actions physiques et de senti mens mo- raux Hélas! dit le perdu?, vous ignorez, mon frère, Que je ne puis faire un seul pas Vous même vous n'y voyez pas; A quoi nous servirait d'unir notre misère? — A quoi? répond l'aveugle, écoutez à nous deux, Nous possédons le bien à l'homme nécessaire J'ai des jambes et vous des yeux. Moi, je vais vous porter; vous, vous serez mon guide; Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés ; Mes jambes, à leur tour, iront où vous voudrez. Ainsi, sans que jamais notre amitié décide Qui de nous deux remplit le plus utile emploi, Je marcherai pour voua, vous y verrez pour moi. Le sculpteur, cependant, est parvenu à tout dire, et à tout dire dans sa langue, cette langue nette et simple des formes qui doit se faire entendre sans commentaires. Si nous avons rappelé l'apo- logue populaire d'où est sortie l'inspiration, c'est pour faire com- prendre les difficultés en présence desquelles s'est placé volon- tairement l'artiste et pour faire saisir le mérite qu'il a eu d'en triompher. En réalité, M. Tufcan a obtenu un résultat si complet, il a si bien fait passer le sujet du domaine littéraire dans le domaine sculptural, que son groupe parle de lui-même aux yeux les moins avertis et aux esprits les moins cultivés. L'aveugle, un grand corps solide et musculeux à la Michel-Ange, mais d'une solidité embar- rassée d'elle-même et d'une musculature qui s'ignore, a déjà chargé sur ses épaules le paralytique, dont il tient fermement les deux jambes raides et sèches sous son bras droit. L'impotent inquiet du bras droit se cramponne tant qu'il peut au cou de son con- ducteur, tandis qu'allongeant son autre bras le long du bras tendu LE SALON DE 1888. 155 de l'aveugle, il le dirige ainsi du geste en même temps que de la voix. L'inclinaison de la tête du vieux paralytique, tête intelligente et résignée, s' appuyant tendrement sur la joue de son compagnon, accentue encore la signification de ce geste indicateur. C'est, en outre, avec une simplicité, une délicatesse, une tendresse vraiment supérieures que M. Turcan a marqué, sans affectation, entre les deux figures, toute une série de contrastes expressifs, d'un côté la pesanteur vacillante de l'énorme portefaix hésitant et tâtonnant, dont les yeux clos n'éclairent point la face inerte et dont les pensées flottent dans la nuit, de l'autre la résolution attentive et la prudence reconnaissante de son conducteur débile, tout étonné et tout ravi de pouvoir se diriger au moyen de cette association de forces et de cœurs. Si l'on ajoute qu'en cette circonstance M. Turcan s'est monti'é un ouvrier du marbre aussi intelligent que l'avait été d'abord l'arrangeur de figures, que ces deux figures enlacées sont traitées, d'un bout à l'autre, avec une science soutenue qui ne s'affiche pas et avec une habileté discrète qui sait se contenir, on reconnaîtra que la médaille d'honneur a rarement signalé une œuvre plus méritante. Le groupe colossal commandé par la ville de Paris à M. Tony- Noël, et qui a pu, sans exciter l'étonnement, disputer la plus haute récompense du Salon à celui de M. Turcan, ne procède pas d'une inspiration littéraire si complexe. C'est un pur morceau de sculp- ture, mais de sculpture solide et vigoureuse, conçu avec l'énergie grandiose d'un Romain qui aurait vécu dans les écoles de Rhodes, exécuté avec la fermeté inaltérable et la vaillance résolue d'un prati- cien consommé. Le Pro Patria moriluri met]"en scène deux guer- riers vêtus à l'antique, c'est-à-dire fort peu vêtus. L'un d'eux, déjà frappé à mort, et tombé sur son bouclier, la face contre terre, ne porte qu'une bandelette enroulée à l'un de ses énormes pieds ; l'autre, le survivant, le dernier combattant, coiffé d'un casque plat à nasal, a perdu, dans la mêlée, l'une de ses jambières. Ce dernier, enjambant le cadavre de son compagnon, se penche en avant, dans une attitude défensive, et présente son avant-bras gauche, muni d'un étroit bouclier, à l'ennemi, en brandissant son glaive de la main droite. 11 n'y a donc là rien d'inattendu pour l'esprit, et c'est seulement dans la pondération savante des formes, dans le rythme fier et souple des contours, dans la détermination énergique des attitudes, dans la combinaison naturelle et vivante des mouvemens, dans la force et la liberté du rendu, que M. Tony-Noël avait à dé- ployer sa maîtrise. Il l'a fait avec une maturité puissante qui témoigne d'un artiste en pleine possession de tous ses moyens et en pleine possession de lui-même. Ce beau groupe, d'une allure 156 REVUE DES DEUX MONDES. mâle et résolue, taillé dans un marbre. d'un grain serré et d'un ton» sévère, avec une largeur et une sûreté peu communes, est un de ces morceaux de bravoure qui font honneur à toute une école, en attestant la force de l'enseignement traditionnel qu'on y reçoit et qu'on y transmet. Parmi les successeurs de M. Tony-Noël à la Villa Médicis qui en ont rapporté comme lui le goût des conceptions robustes, on a remarqué, depuis plusieurs années, MM. Peynot et Labatut. M. Peynot, dont nous avons loué ici même la Proie et le Pro Patria en 1886, n'ex- pose cette année que le modèle en plâtre d'un groupe décoratif destiné à occuper le milieu d'un bassin dans le parc de Vaux-le- Vicomte; c'est un Triton gigantesque sonnant d'une conque ma- rine et se roulant avec deux enfans au milieu des vagues ; on peut déjà prévoir, par l'allure vivante et libre de ce modèle, l'efTet pitto- resque qu'il produira sous le ruissellement d'un jet d'eau dans un joyeux mouvement de lumières. Quant à M. Labatut, ses deux en- vois, un Roland en marbre et un Moïse en bronze, attestent tous deux un tempérament vigoureux de sculpteur et de fortes études chez les maîtres les plus virils de la renaissance. Le Moïse, un Moïse jeune, vif, bien découplé, le Moïse ardent et imprudent qui, voyant un Égyptien frapper un de ses frères hébreux, le tue du coup et l'enfouit sous le sable du désert, se rattache, par la fière découpure de ses membres nus et par la vivacité sèche de son mouvement, à l'école de Donatello et de l'Ammanati. Un pied sur le cadavre écrasé et replié de sa victime, foulant de l'autre un fragment d'inscription hiéroglyphique, ce jeune homme furieux, jetant d'une main loin de lui la couronne égyptienne et de l'autre étreignant un yatagan, semble autant une figure allégorique qu'une figure historique. Si les accessoires sont orientaux, il n'y a d'ailleurs aucune recherche d'orientalisme dans le personnage lui-môme, qui reste un person- nage d'allure décorative et d'expression générale dans sa nudité antique à la mode florentine du xv^ et du xvi siècle. Peut-être, de notre temps, conviendrait-il de chercher à pénétrer un peu plus avant dans la vraisemblance historique ; si rien ne garantit à l'ar- tiste, non plus qu'à l'écrivain, qu'il retrouvera jamais la certitude du type disparu, il est certain pourtant que le seul effort fait pour l'atteindre donne presque toujours à son œuvre un accent de vie plus imprévu et plus nouveau ; les hommes de la renaissance ne faisaient pas autrement, lorsqu'en transformant en héros leurs camarades et leurs voisins, ils s'imaginaient volontiers faire œuvre de résurrec- tion savante. Dans un sujet aussi moyen âge, aussi français, que le Roland à Roncevaux, on eût été heureux, par exemple, de trouver, au moins dans le costume, quelques indications spéciales plus appa- LE SALON DE 1888. 157 rentes qui ne permissent pas de pouvoir prendre à distance, même un instant, le neveu de Gharlemagne, dans sa nudité classique, pour un Prométhée se tordant sur son roc ou pour un Ajax se débattant sous les éclairs. M. Labatut, il est vrai, a cherché à donner au paladin une physionomie française en le dotant d'une tête anguleuse, avec des mâchoires épaisses, un front bas, des cheveux courts, des mous- taches pointues, qui le font bien plus ressembler à un reître ou à un mousquetaire du temps de Louis XIII qu'à un preux noble et lervent des chansons de geste. C'est malheureusement, à notre gré, la partie la moins réussie de l'ouvrage, et il nous est difficile de retrouver dans cette physionomie épaisse la beauté virile du noble comte Roland, à qui la belle Aude n'avait point la force de survivre, et dont le poète ou le chantre Theroulde nous a conservé les dernières et touchantes paroles. Le groupe, d'ailleurs, est puissamment massé, savamment mouvementé, hardiment exécuté, et il eût suffi de lui mieux donner sa signification historique pour en faire un monu- ment d'intérêt national. L'instant choisi par M. Labatut est celui où Roland, sentant venir la mort, perdant la cervelle par les oreilles, n'ayant plus de souffle pour faire sonner l'olifant, prêt à la mort, évanoui sur l'herbe verte, vient d'être attaqué sournoisement par un Sarrasin qui s'était caché parmi les cadavres. Le comte sent qu'on lui enlève son épée ; il ouvre les yeux et ne dit que ce mot Sur mon âme, tu n'es point des nôtres! » Il tient l'olifant, que jamais il ne veut lâcher, il en frappe le prince sur son heaume ciselé d'or, il brise l'acier, et la tête et les os, il lui fait sortir les deux yeux de la tête et l'abat mort à ses pieds... Alors Roland s'aperçoit qu'il ne voit plus. Il se dresse sur ses pieds et s'évertue tant qu'il peut, mais son visage est sans couleur. » C'est ce dernier retour de vie que M. Labatut a voulu rendre. Presque assis sur un roc, ayant entre les jambes le cadavre replié du Sarrasin, qu'on reconnaît à sa cotte de mailles rompue et déchirée, Roland se raidit encore de toutes ses forces contre la mort qui l'envahit. Ses yeux se ferment, sa tête se penche ; de sa main droite, qui étreint encore à plein poing Durandal, il s'appuie en arrière sur le granit, et dans sa main gauche dressée serre l'olifant, qu'il n'a plus la force d'approcher de ses lèvres. La tension et la résistance de ce corps vigoureux sont rendus, en diverses parties, avec une largeur et une résolution remarquables qu'on retrouve aussi dans les membres, savamment ramassés, du Sarrasin gisant. L'effet général, bien qu'un peu con- fus et lourd, est sculptural et dramatique. M. Labatut compte, dès aujourd'hui, parmi les ouvriers les plus vaillans de la matière plas- tique, auxquels il suffira d'un jour de bonne inspiration pour réa- liser à son tour quelque chef-d'œuvre supérieur où la puissance de la forme sera mise au service d'une pensée plus personnelle. 158 REVUE DES DEUX MONDES, MM. Tony-Noël, Peynot, Labatut, sont des sculpteurs expérimentés qui peuvent s'attaquer sans péril à des figures gigantesques, parce que chez eux la vaillance du ciseau est égale à la vaillance de l'ima- gination, et qu'en taillant des formes colossales, ils n'en compromet- tront pas l'effet simple et grandiose par la recherche de détails insi- gnifians ou l'accentuation inopportune d'une habileté superficielle. Leurs œuvres pourraient être brisées que tous les morceaux crie- raient encore la grandeur de l'ensemble. M. Injalbert appartient aussi à cette lignée de modeleurs puissans, mais il y apporte une recherche particulière du mouvement décoratif et un goût marqué pour la tradition un peu pompeuse du xvii^ siècle français. Sans avoir Timportance des grands reliefs qu'il exposait l'année dernière, sa lienommée et sa Douleur le montrent suivant avec résolution la voie qu'il a choisie. La Renommée, une belle figure volante en haut-re- lief, ouvrant largement ses grandes ailes, en traînant dans l'espace un long flot de draperies, n'est point la plus originale ; on y peut reconnaître quelques réminiscences de MM. Ghapu et Mercié. La Douleur, au contraire, figure allégorique destinée à un tombeau, rentre plus dans l'ordre habituel des conceptions décoratives du sculpteur. C'est une jeune femme, enveloppée, surchargée, presque écrasée de lourdes draperies, sous lesquelles elle s'avance en tré- buchant, et qui, tenant de la main gauche une grande couronne d'im- mortelles, cherche à écarter de son front, en même temps que le voile qui lui pèse, le souvenir qui l'oppresse. Le jeu des contours et des lumières, savamment ménagé dans cette complication de sail- lies et de plis, accentue encore l'expression de lenteur funèbre et d'écrasement moral que le sculpteur a voulu donner à cette appa- rition désolée. Il est regrettable de ne pas trouver un sentiment si élevé dans le groupe intéressant dû à M. Cordonnier, un autre sculp- teur chercheur et audacieux, d'une extraordinaire habileté à pétrir l'argile ou à tailler le marbre. Pour représenter làMateîmité, M. Cor- donnier a choisi une jeune femme d'un type étrange, un peu sau- vage, avec un air effaré et un sourire animal d'intention préhisto- rique sans doute, mais d'une expression difficile à définir. Cette individualité typique et trop marquée de la physionomie rape- tisse l'effet d'une composition qui, puissamment massée et large- ment exécutée, se présente bien au regard, et qui contient des morceaux traités avec une véritable maîtrise, notamment la poitrine de la mère et les deux enfans. Ceux-ci, gras et potelés comme de petits Bacchus, n'ont rien conservé de l'étrangeté du type maternel. M. Cordonnier, en oubliant peut-être la bizarrerie de sa première inspiration, s'est retrouvé, pour représenter ces petits êtres en- dormis, sourians, bien portans, un véritable sculpteur, simple et fort, ce qu'il devrait toujours être. LE SALON DE 1883. 159 Les groupes colossaux de MM. Michel, Tony-Noël, Labatut ne sont pas les seuls qui méritent l'attention. Il en est d'autres, sous des dinaensions plus modestes, moins librement et moins large- ment traités, où l'on peut goûter encore des qualités fort estima- bles et un effort heureux dans la composition. M. Aizelin, l'évo- cateur aimable des Marguerites et des Mignons, a rarement, que nous sachions, composé, dans le sentiment classique, un groupe plus expressif ou d'un plus noble aspect que son Agar et hma'él, Agar, une noble femme, au profil correct, la tête enveloppée d'un voile, tient, renversé sur ses genoux, le petit Ismaël, dont le corps nu se développe ainsi tout entier. Sans viser à un renouvellement inattendu de ce sujet traditionnel, soit par l'introduction des re- cherches ethnographiques, soit par une mise en scène drama- tique, M. Aizelin est arrivé cependant à faire une œuvre intéres- sante et touchante par le charme sérieux d'une exécution grave, habile et correcte. Le groupe plus ambitieux de M. Godebski, la Force brutale étouffant le gânie, offre aussi, avec moins de simpli- cité, un bon aspect d'ensemble. Cette allégorie, dans le goût du XVII siècle, qui semble faite pour un parterre de Versailles, nous présente une manière d'Hercule Farnèse au front bas, aux muscles redondans, qui étreint entre ses bras un jeune homme muni de grandes ailes. L'issue de la lutte n'est pas douteuse, et le chétif adolescent se débat en vain sous cet embrassement cruel en im- plorant les divinités sourdes. Il est fâcheux que certaines duretés et quelques minuties dans l'exécution enlèvent à ce corps à corps un peu de son effet vigoureux et saisissant. Deux compositions, également conçues et traitées d'après les données et les habitudes des académiciens d'autrefois, dans un ordre d'idées plus familières, par MM. Steiner et AUouard, pré- sentaient de moindres difficultés, qui ont été heureusement résolues par leurs auteurs. Le Pcre nourricier de M. Steiner est d'ailleurs encore à l'état de modèle en plâtre, et, durant sa transformation définitive, pourra subir quelques changemens désirables, notam- ment au point de vue d'une meilleure simplification des draperies. Telle qu'elle est, cette scène pastorale se compose agréablement. Ce père nourricier, un bonhomme chevelu et barbu, avec une phy- sionomie ravagée et affable de vieux prolétaire, est un Faune aux pieds fourchus, qui a recueilli dans sa forêt, par suite de circon- stances inconnues, deux nourrissons humains. Il s'acquitte en con- science de sa besogne et veille avec sollicitude sur l'un des poupards qui ronfle à pleines joues sur ses genoux, tandis que l'autre, assis dans le gazon, à son côté, dépèce, gaîment, avec la rage destructive de son âge, une flûte en roseaux. M. Steiner a mis de l'esprit et de 160 REVUE DES DEUX MONDES. la gaîté dans cette sculpture vivante et chiffonnée, sans sortir des règles de la bonne plastique. M. Allouard a fait de même, avec un succès mérité, dans sa Lutinerie, où l'on voit une Bacchante, éten- due sur une peau de lion, corrigeant un très jeune Faune qui paraît avoir voulu prendre quelque liberté précoce avec la belle endormie. La dame, plus coquette qu'offensée, n'y va pas de main morte, et l'oreille pointue du polisson qui agite ses pieds de bouc en faisant une grimace douloureuse, s'allonge lamentablement sous les doigts élégans qui la tirent. C'est galamment arrangé, finement étudié, soigneusement exécuté. Au xviii* siècle, on eût commandé à M. Allouard une réduction de ce joli marbre pour en faire un sujet de biscuit de Sèvres à placer dans les boudoirs à la mode. C'est encore aux souvenirs mythologiques que MM. Goulon, Guil- loux, Houssin, Michel, Pépin, Lemaire, en s'inspirant des traditions françaises, MM. Leenhoff, Mégret, Barthélémy, en se rattachant plus étroitement à l'imitation antique, MM. Astruc et Granet, en se sou- venant de la renaissance, ont emprunté les sujets de leurs groupes ou de leurs figures. L'Hebe cœlestis de M. Goulon, dont le modèle avait été médaillé au Salon de 1886 et dont nous avons parlé alors, a gardé dans le marbre son bon aspect plastique et décoratif. La première apparition de Y Orphée expirant de M. Guilloux, qui avait fait connaître ce jeune artiste, remonte à 1881 ; on voit que l'auteur a mis du temps pour achever et polir son ouvrage. C'est de la bonne sculpture française, d'une conception judicieuse, d'un sen- timent distingué, d'une exécution consciencieuse, ce qu'on appelait autrefois l'œuvre d'un homme de goût. Aucune affectation drama- tique ni sentimentale. Le beau poète, frappé par les Bacchantes, est tombé sur le sol. Épuisé, désespéré, résigné, n'ayant presque plus la force de dresser l'un de ses bras pour se défendre contre les der- niers coups de ces forcenées, il se soulève avec peine sur l'autre bras, laissant tomber sa lyre inutile. Le Phaéton de M. Houssin présente des lignes plus mouvementées. Par une inspiration assez hardie, le sculpteur a représenté le fils présomptueux du Soleil au moment même où, frappé sur son char par la foudre de Jupiter, il chancelle prêt à tomber. Bien qu'une attitude pareille soit bien diffi- cile à saisir et à fixer, sans invraisemblance, dans la matière plas- tique, qui ne dispose pas, pour expliquer et justifier ces mouve- mens transitoires, des ressources complémentaires de la peinture, M. Houssin s'est tiré avec goût et adresse de ce pas difficile. Sa figure, sans être trop agitée, se débat suffisamment au milieu des débris du char brisé et des lambeaux de draperies flottantes pour que l'action se comprenne et s'explique. Peut-être ce Phaéton est-il un peu maigre et efflanqué pour un fils de dieu, mais il sera facile LE SALON DE 1888. 161 à M. Houssin d'enrichir son système musculaire avant de le couler en bronze. L'ouvrage, ainsi amélioré, pourra faire bonne figure dans un jardin. On ne saurait adresser un reproche du même genre à la Fortune enlevant son bandeau, par M. Gustave Michel ; s'il y avait chez elle quelque correction à désirer au point de vue des formes, ce serait plutôt dans le sens de l'atténuation que de l'augmentation. On pourrait observer, il est vrai, que l'action même à laquelle se livre cette Fortune, action très audacieuse, tout à fait inattendue et bien contraire aux traditions expérimentales de l'antique légende, implique de sa part une forte dose d'énergie morale. S'il y a une Fortune virile, c'est bien celle-là, qui veut enfin, après tant de siècles mal employés, voir clair à ce qu'elle fait et distribuer ses faveurs à ceux qui les méritent. M. Gustave Michel, l'auteur, nous l'avons rappelé, d'un de ces groupes de V Aveugle et du Paralytique qu'on avait pu comparer, en 1881, à celui de M. Turcan, a traité cette donnée originale avec un sentiment élevé de l'expression plas- tique et morale. La déesse, un pied en avant, l'autre suspendu en- core sur sa roue d'où elle est descendue et qui tombe derrière elle, s'élance en arrachant, par un mouvement décidé, le voile qui lui couvrait les yeux. La tête, d'un type assez moderne, mais soigneu- sement choisi, montre un caractère de beauté noble et de simplicité intelligente qu'il est bien rare de pouvoir admirer dans les œuvres contemporaines de sculpture, où presque toujours les visages et les physionomies restent les parties les moins intéressantes, soit à cause de l'extrême banalité des types, soit à cause de leur réalisme excessif. Le torse, ferme et souple, n'est pas indigne de cette belle tête ; et c'est seulement dans les parties inférieures du corps qu'on pourrait désirer un modelé plus délicat et plus ressenti. La matière dans la- quelle M. Michel se décidera à fixer cette heureuse inspiration devra décider d'ailleurs du genre d'améliorations matérielles qu'il y pourra apporter. Les exigences du marbre, de la pierre, du bronze, sont si différentes, qu'une figure, même comme celle-ci, pouvant se prêter, sans répugnance, au point de vue linéaire, à des transfor- mations diverses, n'en reste pas moins obligée de modifier ses ap- parences plastiques suivant l'opacité ou la transparence, la dureté ou la mollesse de la matière employée. C'est ainsi qu'une excel- lente figure dont nous avons parlé avec éloge l'année dernière, V Orphée de M. Peinte, d'une découpure vraiment heureuse, n'a pas gagné-, autant qu'elle le devait, à se changer en bronze, parce que le modelé, trop adouci et trop caressé, n'offrait pas d'un bout à l'autre l'accent et l'élasticité qu'exige cette matière absorbante et résistante. Au contraire, le Chasseur de M. Cariés, chasseur des temps héroïques, apportant en triomphe sa proie sur ses épaules, TOME LXXXVIII. — 188. 11 162 REVUE DES DEUX MONDES. accentue heureusement dans le bronze la rudesse vivante de sa sihouette hardie. Les sculpteurs doivent assez souvent se défier des procédés courans de la fonte et des infidélités ou maladresses de l'ajustage et de la ciselure pour ne pas s'exposer à de plus grands malheurs en livrant des modèles trop sommaires ou d'une adaptation trop difficile. La Pandore de M. Pépin, évidemment destinée au bronze, et qui n'est point sans mérite, aurait aussi besoin d'une re- vision à ce point de vue. Le globe minuscule sur lequel se dresse la distributrice de tous les maux, et le nain, gnome ou démon, que ce globe écrase, sont d'une petitesse par trop disproportionnée à la figure qu'ils supportent. L'allégorie d'ailleurs n'est pas claire ; je m'imagine que M. Pépin a voulu représenter le triomphe définitif de la seule vertu renfermée dans la boîte magique sur toutes les misères qui en sont sorties, la victoire de l'espérance sur le mal ; il y a, dans sa composition, des intentions ingénieuses et peut-être profondes; il est fâcheux qu'elles ne s'expriment pas plus nettement. La Mar- chande d'amours de M. Lemaire est pins facile à comprendre ; elle est aimable et gracieuse; mais, avant de nous revenir, elle fera bien d'engraisser sa marchandise. M. Leenhoff dans sa figure à! Écho, M. Mégret, dans son groupe de Vénus et V Amour mutln^ M. Barthélémy, dans sa Pastourelle du Faune, n'apportent pas certainement le même désir de trans- former la tradition païenne par quelque innovation intellectuelle ou décorative. Ce sont des adorateurs respectueux et soumis des chefs-d'œuvre classiques, dont les ouvrages corrects ne préten- dent exciter aucune surprise. L'Écho de M. Leenhoff se fait cepen- dant remarquer par le naturel de l'attitude, la délicatesse de l'ex- pression et une certaine distinction générale dans le sentiment et la facture. V Enfance de Bacchus, par M. Granet, est une imitation par trop flagrante du Mercure volant de Jean de Bologne, auquel le sculpteur a seulement confié le soin d'emporter dans son voyage aérien un marmot de bonne humeur. On n'est pas surpris de trouver plus d'originalité dans le bronze de M. Zacharie Astruc, le Roi Midas, fantaisie amusante, qui aurait pu facilement dégénérer en caricature, mais que l'artiste a su contenir avec goût dans les limites d'une satire enjouée. Cet amateur célèbre, ce judicieux con- naisseur, qui préférait les chants de Pan à ceux d'Apollon, est assis sur un siège soutenu aux quatre angles par des têtes d'aigles, sym- boles de sa supériorité intellectuelle. C'est un bonhomme qui a beaucoup réfléchi, comme on en peut juger par les rides de son front et de ses joues. Il a l'entière conscience de sa valeur. Son air béat de satisfaction vaniteuse, son sourire niais de protection imbé- cile, ne laissent aucun doute à cet égard. Chargé, comme un par- LE SAION DE 1888. 163 venu, de bracelets et de joyaux, il possède déjà les majestueuses oreilles d'âne dontPhœbus lui a fait don, mais, les ayant surmontées d'une couronne de laurier, il n'en continue pas moins à prodiguer ses avis délicats à qui veut les entendre. Penché en avant, ayant jeté à ses pieds la lyre qu'il dédaigne, il est en train d'expliquer les mérites plus simples et plus moraux de la flûte de Pan qu'il tient à la main. C'est la bêtise épanouie dans toute sa splendeur. Sur les faces postérieures du siège, un sculpteur prophétique a vaine- ment tracé en bas-relief la scène de l'esclave racontant aux roseaux bavards l'infirmité de son maître ; le royal critique ne se doute ou n'a cure de ces basses indiscrétions il continue à fonctionner avec ses belles oreilles. M. Astruc et M. Âllouard ont su mettre de l'esprit dans leur sculpture ; c'est un rare mérite d'y bien réussir, car le marbre et le bronze ne se prêtent qu'à un genre d'esprit très limité, l'esprit dans l'attitude et dans le type ; encore y faut-il apporter assez de tact et de prudence pour ne pas troubler outre mesure le rythme des masses et des lignes plastiques, sans lequel il n'y a plus de sculpture. En réalité, ce genre de recherche n'y peut être qu'exceptionnel, car tout homme qui travaillera durant des mois ou des années sur une masse d'argile ou de marbre pour en faire sortir une création durable sera bien plus porté, par la durée même de son labeur et la longueur de sa contemplation, à donner à cette création un caractère permanent de beauté, de force ou de grâce qu'un caractère passager de finesse spirituelle. De même tout homme contemplant une œuvre de statuaire de grande dimension, dans une matière difficile à travailler, désirera toujours y trouver une solidité de conception en rapport avec la durée du travail accompli et une gravité d'expression en rapport avec la stabilité de la matière employée. Aussi, ce qui rappelle invinciblement, lors- qu'ils sont libres, les sculpteurs vers les vieux sujets mythologi- ques, c'est, en général, la facilité qu'ils y trouvent de représenter, sous des prétextes reçus, les formes éternelles de la vie, soit en repos soit en mouvement. Gréer des êtres idéalement vivans, c'est là leTéritable but de leur art, l'objet réel de leur intime passion, le motif déterminant de leurs labeurs et de leurs sacrifices. Tout sculpteur est un Prométhée qui rêve de voler îe feu du ciel pour en animer son argile, tout sculpteur est un Pygmalion qui espère à chaque instant voir son marbre lui ouvrir les bras pour l'embras- ser ; dans aucun art, le rêve sorti du cerveau de l'artiste ne peut revêtir une forme plus précise et plus voisine de la réalité ; c'est pourquoi l'effort pour réaliser cette forme à la fois réelle et idéale suffît à lui donner une ivresse de création qui, dans les œuvres de 164 REVUE DES DEUX MONDES. certains sculpteurs passionnés, comme M. Falguière, par exemple, éclate avec une vivacité et une chaleur saisissantes. Si les Grecs n'avaient pas inventé le mot en même temps que la chose, et dit les premiers de leurs grands sculpteurs qu'ils faisaient respirer la matière, on eût trouvé l'expression pour caractériser le talent de M. Falguière, l'un des plus hardis et des plus heureux tailleurs de marbre qu'on ait jamais vus. On avait déjà rencontré autrefois en plâtre cette Nymphe chasseresse, une belle fille, très peu déesse, de forte race, de type commun, aux formes plus riches que délicates, lancée au galop et décochant une flèche, tout le corps en avant et formant presque angle droit avec la jambe posée sur le sol. Ce mouvement qui, vu de certains côtés, ne laisse pas l'œil sans inquiétude au sujet de l'équilibre de la figure, avait déjà paru téméraire pour une figure destinée au bronze. M. Falguière n'a pas craint pourtant de lui faire affronter les périls du marbre. Ce tour de force, en tant que tour de force, nous intéresserait médio- crement, car il pourrait être d'un fâcheux exemple, venant d'un tel artiste, et le marbre a d'assez belles choses à dire dans le mode calme et puissant qui est le sien, sans qu'on s'efforce de lui en faire dire d'étranges dans le mode agité qui ne lui convient pas. Cepen- dant, il faut le reconnaître, quelles que soient les appréhensions que suggère ce corps solide prêt à pivoter sur son frêle support, si peu séduisante que soit même, de certains côtés, cette disposition angulaire des jambes et du torse, l'on est si surpris par cette pal- pitation extraordinairement vivante du marbre, l'on en est même si charmé, qu'on se sent prêt de tout pardonner à cette jolie gail- larde, et son attitude risquée, et son embonpoint peu virginal, et son minois faubourien, tant est puissante et communicative cette expression sincère et chaude de la vie, même de la vie purement extérieure et sensuelle, lorsqu'un artiste est parvenu à la répandre ainsi dans son œuvre ! On doit constater, d'ailleurs, que, dans cette transformation, la Nymphe plébéienne a sensiblement gagné, même au point de vue des formes, et que sa beauté, sans pouvoir entrer en utte avec la beauté aristocratique de sa maîtresse Diane, s'est pourtant quelque peu allégée. Il est encore d'autres beaux marbres où l'on saisit, comme dans la Nymphe, tout le plaisir qu'a éprouvé le sculpteur à faire len- tement sortir du néant, à caresser longuement des formes choisies. Telle es\\di Danse de M. Delaplanche, figure alerte et gracieuse que nous avons décrite en 1886, lors de sa première apparition; telles sont les deux figures allégoriques de M. Barrias pour le grand escalier des fêtes de l'Hôtel de Ville, le Chant et la Musique. Cette dernière est représentée par une svelteet robuste jeune femme jouant du vio- LE SALON DE 1888. 165 loncelle,dontla beauté souriante évoque le souvenir des musiciennes affables rangées par Véronèse autour du salon de la villa Barbaro. D'autres artistes, épris des grâces juvéniles de la forme humaine, sans chercher à y ajouter la poésie des sujets mythologiques ou allégoriques, la présentent avec bonheur en des actions familières qui sont de tous les temps et de tous les lieux. Les Jeunes Bai- gneuses de M. Escoula composent un morceau délicat et des mieux réussis. La plus grande, une jeune sœur ou une jeune mère, s'avance doucement sur une grève, tenant par la main la plus petite, une fillette d'une dizaine d'années. Celle-ci, pressée contre sa protectrice, serrant ses petites jambes, détourne la tête, par un mouvement bien enfantin, de cette vilaine eau qui lui fait peur. Il n'y a aucune mesquinerie non plus qu'aucune affectation de style dans l'agréable façon dont ces aimables figures en marbre sont rapprochées et mo- delées. Leur simplicité chaste fait leur plus grand charme. Des qualités du même ordre, une /délicatesse naïve, un sentiment pur et respectueux de la beauté virginale, ont fait remarquer la jeune fille de M. Mathet, qui, dans une action semblable, regarde, en levant les bras, par un geste de surprise inquiète, la source où elle va mettre les pieds. Ni le sujet ni le geste de cette Hésitation ne sont nouveaux, mais sujet et geste sont suffisamment renouvelés par la candeur délicate que M. Mathet y a su mettre, h' Hésitation^ comme les Baigneuses^ est un marbre. Le groupe de Frère et Sœur, deux enfans qui s'embrassent, par M. Albert Lefeuvre, est sculpté en pierre comme les figures naïves de nos cathédrales qu'il rappelle avec bonheur. Ce sont des œuvres définitives. La Muse d'André Chénier, par nous apparaît encore sous sa forme préparatoire ; toutefois on peut déjà penser que ce sera une Muse bien moderne et d'une grâce tout à fait tendre. Malheureusement la façon dont le sujet est compris, quelque habileté que puisse mettre l'artiste à en cacher l'horreur, nous paraît au fond répugner à l'expression plastique. Ce sujet avait déjà été traité, si nous ne nous trompons, par M. Louis-Noël; en passant par les mains de M. Puech, il n'est pas resté moins lugubre. La Muse de Chénier est assise à terre, tenant entre ses bras et couvrant de baisers la tête coupée du poète guil- lotiné. 11 est vrai que le sculpteur a enveloppé ce chef sanglant d'un long voile, ilBst vrai que le mouvement par lequel la jeune femme serre contre son sein ce front où il y avait encore tant de choses est un mouvement très souple, extrêmement bien combiné pour dissi- muler l'aspect repoussant des tristes restes qu'elle caresse. M. Puech, en homme de goût, a donc senti tout ce qu'il y avait de difficile à sauver dans la réalisation d'une pareille image que la littérature peut évoquer un instant dans la pénombre confuse de l'imagination émue, mais qui ne semble point faite pour être précisée dans une 166 REVUE DES DEDX MONDES. forme d'art implacable comme la forme sculptée. C'est tout au moins, il nous semble, ce qu'auraient pensé les Athéniens du temps de Péri- clès. Quoi qu'il en soit, la figure de M. Puech est un excellent tra- vail ; il était difficile de se mieux tirer d'un pas si périlleux. On s'arrête encore avec grand plaisir devant quelques figures mascu- lines d'adolescens ou d'enfans, parmi lesquels les marbres de MM. Worms-Godfary et Gardet tiennent le meilleur rang. Le Pré- curseur de M. Gardet est un bébé assis, agitant une petite croix, qu'on peut reconnaître pour l'avoir déjà aperçu aux pieds de la Vierge, devant le petit Jésus, chez Léonard de Vinci ou ailleurs; ce futur mangeur des sauterelles qui se promènent allégorique- ment sur son piédestal, cet ascète en herbe, possède, pour le moment, des petites joues bien pleines et un ventre rondelet qui font plaisir à voir ; la figure est aimable, toute voisine de la minau- derie dans la conception comme dans la facture caressée à l'italienne. 11 y a plus de simplicité, plus de candeur véritable, plus de bon- homie à la française, dans la manière dont se présente la figure de M. Worms-Godfary, le Jeune Garçon mordu par une vipère. C'est un petit paysan debout, qui tient encore sous son pied, se tortillant et agonisante, la bête venimeuse qui l'a blessé, tandis qu'il presse de la main droite la morsure qu'elle lui a faite sur le dos de la main gauche. Le garçon s'examine avec un soin et une simplicité dignes de son camarade grec, le beau tireur d'épines, qui mettait tant d'attention, l'on s'en souvient, à se soigner le pied. Sa nudité, d'ailleurs, n'est pas moins complète, et M. Worms-Godfary a sculpté ce corps souple et délicat d'adolescent avec un scrupuleux respect et un amour précis de la forme qui témoignent d'études spéciales longuement et méthodiquement poursuivies. La figure, plus vêtue, d'une jeune fille se défendant contre un Coup de vent, par M. Pilet, est encore une statue agréablement composée dans un sentiment plus moderne. Presque tous les sculpteurs dont nous venons de parler se sont exercés sur des thèmes restreints, qu'ils avaient eux-mêmes choi- sis ; ils ne se sont donc pas trouvés en présence des difficultés mul- tiples et imprévues que présentent la conception et l'exécution, soit d'un ensemble de figures destinées à décorer un édifice ou un monument, soit d'une figure imposée dont on ne doit pas modifier le caractère. Ces difficultés, de diverses natures, peuvent quelque- fois paraître insurmontables, comme l'eussent été, sans doute, pour beaucoup d'autres, celles dont M. Chapu s'est tiré victorieusement dans son groupe en marbre des Frères Galignani, destiné à la ville deCorbeil. Les frères Galignani, les fondateurs du Galignani' s Mes- senger, Anglais de naissance, Français de cœur, sont morts, on le sait, en laissant des legs considérables pour des fondations chari- LE SALON DE 1888. 167 tables tant à Gorbeil qu'à Paris. On peut voir, à la section d'archi- tecture, les plans d'une maison de retraite construite à Neuilly, suivant leurs instructions, pour les hommes de lettres et les artistes sans ressources. Dans la section de sculpture, le groupe de M. Ghapu atteste la reconnaissance de la ville près de laquelle ils habitaient, et que n'a pas oubliée leur générosité. C'est toujours une tâche assez ingrate et nous en avons plus d'une preuve à l'exposition même de poser sur un piédestal, au milieu d'une place pu- blique, un personnage contemporain, surtout un personnage civil, n'ayant pour agrémenter les contours de sa silhouette sur le ciel que les pans maigres et secs du frac étriqué ou de la redingote égalitaire. Quelle peine il se faut donner pour dissimuler les pau- vretés de ce commode et ridicule ajustement ! Il va sans dire qu'on ne se hasarde jamais à l'empirer en y ajoutant son complément nécessaire, le chapeau à haute forme, ce qui serait pourtant tout à fait régulier ; en sorte que tous les grands hommes du xix siècle, moins heureux que leurs prédécesseurs, tous noblement ou familiè- rement coiffés du tricorne, du grand feutre, de la toque ou du cha- peron, sont absolument condamnés à demeurer tête nue dans l'éternité, sous les rigueurs du soleil et sous les fureurs de l'orage. Mais que de mal on doit prendre encore pour étoffer par quelque jet de manteau plus ample la maigreur des torses ainsi emprison- nés dans leurs fourreaux noirs, pour dissimuler surtout l'insigni- fiance et la raideur des jambes cachées dans des enveloppes ma- ladroites, qui ne sont pas assez collantes pour laisser suivre Itf mouvement des membres, qui le sont trop pour substituer à l'ex- pression du mouvement anatomique l'expression d'un mouvement décoratif ! S'il est difficile d'installer un gentleman en redin- gote de marbre qui fasse bonne figure à quelques mètres de terre, combien doit-il être plus scabreux d'en installer deux à la fois! Tel était le problème posé devant M. Ghapu, qui l'a résolu tranquillement et sans fanfaronnade, en artiste intelligent et en ha- bile ouvrier. N'avons-nous pas le droit, après tout, aussi bien que nos pères, de passer chez la postérité tels que nous sommes? Ne devons- nous pas avoir le courage de nous montrer chez nos arrière-neveux avec nos vêtemens ridicules, puisque nous n'avons pas le courage d'en changer? Ces arrière-neveux seront probablement pour nous beaucoup plus indulgens que nous-mêmes, et ils trouveront cer- tainement un attrait pour leur curiosité historique dans la sincé- rité même de nos ajustemens, si singuliers qu'ils puissent être, comme nous en trouvons nous-mêmes un très vif dans l'exactitude de certains costumes bizarres du moyen âge ou du xvii^ siècle, qui n'étaient pas, après tout, ni mieux adaptés que les nôtres à la forme 168 REYUE DES DEUX MONDES. du corps, ni plus soumis à ses mouvemens, ni plus expressifs dans leur froide rigidité ou dans leur hypocrite luxuriance. L'essentiel est que le caractère du personnage se dégage sim- plement et vivement de cet appareil passager et conventionnel. A ce compte, les effigies des frères Galignani auront la même valeur pour l'avenir que les belles figures couchées ou agenouillées sur leurs sar- cophages auxquelles les artistes d'autrefois ont su donner une ex- pression si nette et si vivante, quel que soit le vêtement dont ils sont enveloppés, armure aux arêtes anguleuses ou robe aux longs plis sy- métriques. L'artiste a posé l'un près de l'autre les deux frères en des attitudes familières, qui indiquent à la lois leurs habitudes de colla- boration intellectuelle et leurs rapports de confiante affection. L'un d'eux, assis sur un fauteuil, sous lequel est empilée une collection du Galignani s Messenger, tient une grande feuille de journal déployée sur ses genoux, et, relevant la tête vers son frère, qui se tient debout à sa gauche, semble lui poser quelque interrogation. Celui-ci, appuyé sur le bras du fauteuil, une main dans la poche de son pantalon, jouant de l'autre avec son binocle, se penche d'un air bienveillant pour approuver. Les deux têtes, d'un type très marqué, d'une expression intelligente et douce, doivent être d'une ressemblance parlante. Les vêtemens, ces terribles vêtemens, redingotes et pan- talons, sont plissés et fripés avec une adresse naturelle et simple, qui en fait disparaître toutes les raideurs sans leur rien enlever de la correction qui convient aux habits de si parfaits gentlemen. Il est probable que M. Ghapu a éprouvé moins de plaisir à manier ces draps noirs qu'il n'eût fait à manier la laine souple d'un blanc péplum sur une épaule de déesse, mais il n'est point mauvais que des ar- tistes de cette valeur soient mis de temps à autre en présence d'embarras auxquels sont forcément exposés la plupart de leurs confrères. La façon même dont ils s'en tirent prouve aux autres que le problème n'est pas insoluble, et que les mieux armés pour le résoudre sont précisément ceux qui semblent aux gens superfi- ciels s'y être le moins spécialement préparés. Par un hasard singulier, M. Mercié, qui d'habitude se complaît autant que M. Ghapu en la compagnie des héros et des dieux, s'est trouvé aussi, cette année, en présence d'une figure très nette, qui ne se prêtait pas plus que celle d'un directeur de journal aux transformations idéales. L'effigie de M. Zafiri, négociant grec établi à Gonstantinople, dont le tombeau doit s'élever dans un cimetière d'où l'on voit la mer, est comprise dans un esprit aussi moderne que possible. M. Zafiri, vêtu d'une redingote et d'un pardessus, chaussé de bottines à boutons, est assis, les jambes allongées, sur un large divan oriental. A ses pieds gisent des roses effeuillées. Il a LE SALON DE 1888. 169 la tête nue et se tient accoudé, dans l'attitude de la réflexion, sur un traversin. Pour bien comprendre sa pose, il faut remonter à la section d'architecture, où Ton trouve une aquarelle de M. Esquié donnant l'ensemble du monument dans lequel doit prendre place cette figure. C'est un édicule oblong, en forme de dais, de style mi-classique, mi-oriental, adossé à une muraille, et supporté par deux piliers, auquel on accède de trois côtés par une série de gra- dins. Sous le dais repose M. Zafiri sur son divan, tandis que sur les gradins monte vers lui une femme drapée, qu'on voit de dos dans le dessin, et qui est accompagnée d'une petite fille. Ces deux figures complémentaires paraissent devoir être également des portraits et représentent sans doute la femme et la fille de M. Zafiri. Il est cer- tain qu'en modelant ces deux figures élégantes et simples, M. Mer- cié se trouvera plus à l'aise qu'en employant son ciseau à reproduire les vêtemens si bien confectionnés, à la dernière mode parisienne, du chei de la famille. Toutefois, en traitant la partie la plus diffi- cile de son ouvrage, il y a déjà mis l'adresse et la liberté qu'il apporte en tout ce qu'il fait. Il est resté sculpteur malgré tout, et dans son œuvre comme dans celle de M. Ghapu, la ferme vigueur de la tête domine et sauve tout le reste. Les statues des MM. Galignani et de M. Zafiri sont en marbre ; il faut bien reconnaître que cette éclatante et noble matière se prête moins encore que le bronze aux apothéoses des gens en paletot. Le bronze, avec ses modelés sourds et ses opacités résistantes, dis- simule avec indulgence bien des vulgarités et des pauvretés que la transparence du marbre met au contraire en pleine lumière. Dans le bronze, il suffit d'une silhouette heureuse, d'une attitude bien indiquée, d'un geste clair et expressif, pour obtenir le résultat dé- siré, lorsqu'il s'agit, bien entendu, d'une figure colossale ou de grandeur naturelle, de celles qu'on dresse sur les places publiques. Si nous en jugeons par la réduction figurant au Salon, la statue de M. Boiicîcaut, fondateur du Bon Marché, sur la place de Bellême, par M. Etienne Leroux, doit y faire assez bon effet. Rien n'indique précisément, dans les accessoires, la profession à laquelle M. Bou- cicaut dut sa fortune et sa gloire, mais l'image est très familière et très vivante; c'est celle d'un homme intelligent, satisfait, bien- veillant, à qui le monde a souri et qui sourit au monde; les enfans de Bellême, à le regarder, n'y prendront que des habitudes de belle humeur et des idées encourageantes. On voudrait un peu de cette animation dans la statue de l'illustre chimiste Dumas, pour la ville d'Alais, par M. Pech; cette grosse figure nous a paru épaisse et lourde, et n'exprimer que médiocrement l'intelligence si ouverte et si vive du modèle. La statue agenouillée du Comte de Cham- 170 REVUE DES DEUI MONDES. bord, qui snrmonte le monument important élevé à sa mémoire dans la ville d'Auray, drapée dans son manteau royal, présente naturellement une silhouette et une masse plus facilement sculptu- rales. A la hauteur où elle se trouve placée sur un piédestal beau- coup trop élevé pour ses proportions, il n'est guère possible de juger si M. Garavanniez a tiré parti, autant qu'il le pouvait, de la physionomie mélancolique et douce du prince exilé. Les quatre figures historiques qui entourent le piédestal, Sainte Geneviève, Jeanne d' Arc, Bayard, Duguesclin, sont exécutées avec une habi- leté facile qui frise la banalité. Avec deux autres figures agenouil- lées d'ecclésiastiques, celle de M^^ Lamazou, évêque de Limoges, pour l'église d'Auteuil, par M. Marquet de Vasselot, celle du Car^ dînai Pierre Giraud, archevêque de Cambrai, pour la cathédrale de cette ville, par M. Grauk, nous revenons au marbre, qui, entre des mains expérimentées, se prête si bien dans ce cas à des effets prévus, mais toujours renouvelables, tant dans l'accentuation des têtes, presque toujours caractéristiques, que dans le bel arrange- ment des draperies répandues autour du corps. Sous ces deux rap- ports, l'ouvrage savamment correct et soigneusement achevé de M. Grauk mérite notamment l'attention et l'estime. Si les célébrités du jour, grandes ou petites, ont des tendances de plus en plus marquées à se grossir et s'agrandir parfois outre me- sure et à revêtir des proportions colossales, les célébrités anciennes semblent prendre plaisir, au contraire, à se rapetisser. De même qu'autrefois, à la suite du Jeune Chanteur florentin de M. Dubois, du Vainqueur au combat de coq», et du Tarcinus, de M. Falguière, on put voir, pendant plusieurs années, le Palais de l'Industrie en- vahi par une légion d'adolescens de plus en plus grêles et chétifs, de même aujourd'hui, à la suite du succès obtenu par le Mozart enfant de M. Barrias, on y voit pulluler les grands hommes en herbe à l'état d'écoliers et presque de marmots. G'est ainsi que M. Moreau-Vauthier nous présente le jeune Pascal, un genou en terre, traçant sur le parquet des figures géométriques, que M. Laoust fait chanter à la lune, d'un air sentimental, le jeune Lulli en tablier de marmiton, que M. Hercule montre le jeune Turenne regardant une épée dans une attitude martiale, et que M. Gaudez installe le jeune Molière, apprenti tapissier, son marteau à la main, sur un fauteuil dont il néglige de clouer les passementeries pour lire à la dérobée quelque pièce de comédie. Gette dernière figure est spiri- tuellement et vivement troussée, avec la grâce et la désinvolture que M. Gaudez sait apporter en ces sortes d'atfaires. Presque tous les autres artistes ont assez ingénieusement interprété, en les rajeunis- sant, les visages connus de leurs héros; mais, c'est bien le cas de LE SALON DE 1888. 171 le dire, tout cela n'est que gaminerie et enfantillage. La conception de M. Barrias était heureuse, parce que, d'une part, elle était con- forme à la vérité historique, puisque Mozart était un virtuose célèbre à l'âge où l'on est encore à l'école, et que, d'autre part, l'action d'accorder un violon est une action connue, facile à comprendre, se prêtant admirablement, comme l'a prouvé l'habile artiste, au déve- loppement sculptural d'une attitude très vive et d'un geste très ex- pressif. Il n'en est pas de même pour la plupart des petits bons- hommes dont l'on nous veut faire prévoir maintenant les grandes destinées ; si leurs noms n'étaient pas inscrits sur leur socle, on ne se douterait guère de leur futur génie, et les actions auxquelles ils se livrent, actions qui ne dépassent pas la mesure de l'activité ordinaire des enfans, ne sont pas en elles-mêmes d'une nouveauté bien surprenante ni d'un effet très sculptural II est plus naturel, il est plus juste de représenter les grands hommes à l'heure où ils le sont devenus ; s'il nous semble à peine convenable de les montrer dans leur décrépitude, il nous semble presque ridicule de les vou- loir deviner avant leur floraison. Le Rameau de M. Allasseur et le Bacine àeW. Allouard ne réalisent peut-être pas aussi complètement que possible l'idée qu'on a pu se faire de ces deux maîtres en l'art musical et en l'art poétique ; néanmoins, la manière dont tous deux se présentent dans leurs vêtemens de cour, abondans et pompeux, est infiniment plus respectable et plus digne. Dans ces sortes de re- présentation, l'imagination non plus ne gâte rien ; on en trouve la preuve dans le Boucher de M. Âubé. Le décorateur des .boudoirs, nonchalamment assis sur un de ces rochers moelleux qui meublent les paysages bleus des trumeaux, trempe son pinceau dans la cou- leur d'une palette idéale qui lui est présentée par un Amour bouffi et gambadant. Le caractère galant et décoratif du talent de Boucher est infiniment mieux exprimé par cette aimable fantaisie, traitée vivement avec toute la désinvolture indispensable, qu'il ne l'eût été par une image plus exacte et plus réelle du peintre des grâces. Si les documens précis font parfois défaut à ceux de nos artistes modernes qui veulent ressusciter les ho -James et les femmes du passé, on peut croire que les artistes futurs ne se trouveront pas dans le même embarras, car on ne s'est jamais fait si volontiers portraiturer que de notre temps. Les bustes ne sont pas moins nom- breux au Salon que les portraits peints ; la plupart sont, il faut bien le dire, médiocres et détestables ; toutefois, il en est un petit nombre qui sont des œuvres remarquables et quelques-uns qui sont des chefs-d'œuvre. La liberté avec laquelle nos habiles sculpteurs inter- prètent la figure humaine et la variété des moyens qu'ils emploient pour mettre en relief les physionomies individuelles rendent cette 172 RETDB DES DEUX MONDES. collection aussi curieuse qu'intéressante. Il n'y a sans doute aucun rapport entre la gravité calme avec laquelle M. Guillaume repré- sente \e Prince Napoléon et M. Chevreul et l'âpreté fougueuse avec laquelle M. Dalou modèle la tête de M. Henri Roche fort, entre la désinvolture joviale avec laquelle M. Falguière présente le Portrait de M^^ P. P... et la mystérieuse tristesse avec laquelle M. Rodin fait sortir d'un bloc rugueux la tête fatiguée et pensive de M"^^ M. V. . , entre la naïveté plébéienne qu'apporte M. Baffier dans l'analyse d'un masaue de Jeune Bei-richonne et la distinction savante qu'apporte M. Degeorge dans son étude d'un Jeune Florentin ; mais tous ces artistes et bien d'autres, parmi lesquels nous rappellerons seulement MM. Fagel, Bastet, Gautherin, Carlier, Puech, Cordonnier, ont saisi et fixé, avec la même sincérité, quelque trait nouveau du visage et de l'âme moderne; ils ont fait œuvre d'historiens, en même temps qu'œuvres d'artistes. A ce point de vue, on ne saurait rester indifférent aux progrès que continue à faire, chez les sculpteurs, l'art du portrait sous une forme .plus familière et plus intime, mais extrêmement précieuse, à cause même de ces qualités, l'art des médaillons et des médailles. Là aussi les moyens d'expressions varient suivant les tempéramens et suivant les écoles les uns, comme MM. Léonard, Ringel, Deloye, Robert David d'Angers, inclinent plus vers l'expression mouvemen- tée, pittoresque , décorative ; les autres, comme MM. Ponscarne, Alphée Dubois, Daniel Dupuis, Patey, se tiennent de plus près à côté des maîtres dessinateurs de l'antiquité et de la renaissance. Dans ce groupe actif et ingénieux, c'est toujours M. Ghaplain qui tient la tête, parce qu'il joint à une science sûre et précise, à une observation ferme et pénétrante, à un goût noble et délicat, une qualité plus rare, celle qui fait les artistes supérieurs, une imagination inven- tive et poétique, à la fois généreuse et contenue, chaleureuse et maîtresse d'elle-même. Il n'y a qu'à examiner les revers des mé- dailles frappées, cette année, par M. Ghaplain, en l'honneur d'illus- tres artistes contemporains, MM. Henriquel Dupont, Guillaume, Cabanel, P. Laurens, à voir avec quelle ingéniosité, souvent pro- fonde, il a rajeuni pour eux ces vieilles allégories de la Gravure, de la Sculpture et de la Peinture, pour comprendre la haute valeur de cet artiste exceptionnel et la légitimité de l'action qu'il exerce autour de lui. George Lafenestre. ÉRASME ET L'ITALIE D'APRÈS DES LETTRES INÉDITES D'ÉRASME Érasme est l'homme de la renaissance. S'il faut choisir an nom pour caractériser cette période glorieuse, le sien vient le premier à l'esprit. Dans la révolution morale qui secoua l'Europe du Nord engourdie par la scolastique, pour la ramener au mou- vement et à la vie, nul n'a dépensé plus de forces, ni utilisé plus de talent. Nul aussi, parmi les travailleurs à l'œuvre commune, ne mérite d'être étudié avec plus de sympathie. Cette étude, il est vrai, est fort délicate. La grande figure d'Érasme participe trop à l'extrême complexité de son époque. Les hommes d'une activité aussi multiple, d'une vie aussi mêlée à leur temps, sont difficiles à bien connaître. On les apprécie souvent d'après des témoignages sans contrôle; on les condamne en bloc sur certains défauts saillans; ou encore on les glorifie pour ce qu'ils ne furent pas. Mais l'érudit qui les cherche sincèrement dans leurs livres et prend la peine de les replacer dans leur milieu, découvre en ces âmes singulières tant de côtés inattendus qu'il aime mieux laisser à d'autres le soin de les juger, et les goûter que les définir. L'écrivain de France qui a le mieux compris Érasme, et qui a eu le rare mérite de parler de lui pour l'avoir lu, est certainement M. Désiré Nisard 1. Après avoir étudié le philosophe de Bâle, après avoir expliqué, avec autant de mesure que de finesse, son rôle 1 Voyez la Revue des l''' et 15 août et du !'=' septembre 1835. 174 REVUE DES DEDX MONDES. d'érudit et de chrétien et ses contradictions apparentes, l'éminent critique n'a pas osé résumer ces pages pourtant si précises et que leur brièveté n'empêche pas d'être complètes. Il a mieux aimé s'avouer accablé par la diversité du personnage que de le mu- tiler pour le faire entrer de force dans un cadre trop étroit. » Un tel aveu semble décourageant pour quiconque est tenté de s'occuper d'Ërasme ; il justifie cependant des recherches nouvelles sur un sujet toujours obscur par quelque point. Le hasard nous a servi en nous faisant retrouver, à la bibliothèque du Vatican, un certain nombre de lettres inédites de ce grand homme. Plusieurs de ces lettres se rapportent précisément à un des momens les moins connus de sa carrière, à son voyage en Italie. Elles ont quelque valeur de document par les points de biographie qu'elles permettent de fixer avec certitude ; elles ont paru en avoir aussi par les obser- vations qu'elles invitent à grouper. La place que tient l'Italie dans la vie d'Érasme, dans le développement de son caractère d'huma- niste et même dans la formation de ses opinions religieuses, n'a pas été, croyons-nous, indiquée comme elle le mérite. C'est un point de vue qu'on a laissé dans l'ombre, et le portrait du philosophe, si bien esquissé par M. Nisard, gagnera peut-être quelques traits à celui du voyageur. I. Il est impossible que l'Italie n'ait pas exercé sur Érasme une in- fluence profonde et durable, quand on songe à quelle époque il l'a visitée et à la longueur du séjour qu'il y fit. II y a vécu près de trois années, de 1506 à 1509, et dans un moment décisif pour les desti- nées de la renaissance. Ses liaisons y furent très nombreuses et ses études très variées. Beatus Rhenanus, son biographe, nous dit bien qu'il apporta dans ce pays la science que les autres y venaient cher- cher ; mais c'est là une des exagérations de l'enthousiasme, et il est permis de douter de ces jugemens portés après coup et où l'amour de l'antithèse entre sans doute pour quelque chose. Érasme avait près de quarante ans quand il franchit les Alpes, et il semble, à regarder son histoire, que ce voyage appartienne encore à sa jeunesse, j'entends à cette période de préparation et de culture qui se prolongeait si longtemps pour les hommes d'au- trefois. A peine sorti du couvent, où on l'avait enfermé malgré lui, le jeune Hollandais avait couru le monde, cherchant à satisfaire son immense besoin d'étude et à réparer, dans les universités et chez les maîtres, son éducation mal commencée. Il avait appris tout seul le grec, dont il sentait la nécessité pour mieux pénétrer l'Écri- ture sainte, et qui était encore presque entièrement ignoré dans ÉRASME ET l'iTALIE, 175 les pays transalpins. Il avait eu ses premières escarmouches avec Iss moines et les théologiens de l'école régnante, qui avaient été les tyrans de sa jeunesse et qui restèrent les adversaires de toute sa vie. Il avait séjourné à Louvain, à Paris, à Orléans, à Londres, dans les principaux centres intellectuels du temps, et s'était lié par- tout avec les savans. Cependant, si nous examinons à cette date l'œuvre imprimée d'Érasme, nous trouvons qu'elle n'est encore ni considérable ni populaire ; il a fait quelques traductions, quelques livres d'éducation, quelques commentaires sur saint Jérôme ; son nom est connu d'un cercle d'amis ; il excite déjà, dans certains mi- lieux, ces colères et ces haines dont la violence même fera une part de sa gloire ; mais il n'a pu trouver, pendant sa vie nomade et souvent difficile, ni le loisir des grands travaux d'érudition qui éblouiront son siècle, ni l'inspiration des satires qui charmeront la postérité. A son retour d'Italie, il en va tout autrement. Érasme de Rotterdam n'est plus le même personnage son recueil des Adages est aux mains de tous les gens instruits ; il compose V Éloge de la folie ; il publie cette série de Colloques et de traités latins, qui vont achever de gagner l'Europe à l'esprit de la renaissance ; il entreprend enfin cette prodigieuse correspondance internationale, aujourd'hui si pré- cieuse, littéraire, politique et religieuse, et dont on ne peut rapprocher que deux correspondances analogues, en des temps fort différons, celle de Pétrarque avant lui, et, après lui, celle de Voltaire. Gomme ces deux grands hommes, il devient le roi intellectuel de son époque, consulté par tout ce qui pense, écouté par tout ce qui réfléchit; son public se forme autour de lui c'est le moment où son rôle d'édu- cateur des princes et des peuples va commencer. Aussi les années dont nous allons résumer l'histoire sont-elles importantes dans sa vie. Ce voyage d'Italie, qui peut sans paradoxe se rattacher à sa jeunesse, en marque nettement la fin, et l'on doit conclure que la formation du grand humaniste du Nord s'achève dans la patrie de l'humanisme. Paris avait été, au xiii^ siècle, le grand foyer de la science en Europe; au xv^ siècle, l'Italie avait repris ce rôle, et ses universi- tés, surtout Bologne et Padoue, appelaient de tous les coins du monde la jeunesse lettrée. La France elle-même commençait à y envoyer ses étudians, et, pendant tout le xvi siècle, nos prélats, nos magistrats, nos érudits tinrent à honneur de prendre leurs grades dans les écoles de la péninsule. Telle était aussi l'inten- tion d'Érasme, quand il partit pour l'Italie. Il n'était point encore docteur en théologie, et bien qu'il dédaignât les titres officiels, le vrai docteur étant celui qui montre sa science par ses livres, » il voulait sacrifier au préjugé du temps et mériter comme les autres d'être appelé magister noster. Une autre raison plus élevée l'attirait 176 REVUE DES DEUX MONDES. plus vivement encore il désirait se perfectionner dans la langue grecque, et les bons maîtres n'avaient pas encore passé les Alpes. Depuis sa jeunesse il rêvait ce voyage ; trois fois il avait dû partir; le manque d'argent l'avait toujours arrêté. En 1506 seulement, l'oc- casion se présenta. Il vivait à Londres, au milieu d'une société de gens instruits dont Holbein a fait plus tard les portraits ; il comptait parmi ses meilleurs amis un homme qui a marqué sa place au pre- mier rang des grands esprits du siècle, Thomas Morus. Un méde- cin du roi Henri VII, un Génois fixé en Angleterre, voulant en- voyer ses deux fils achever leur éducation dans son pays, offrit à Érasme de les accompagner, pour diriger leurs études. Celui-ci accepta avec empressement, et le voilà mettant ordre à ses affaires et faisant ses préparatifs de départ. Un tel voyage alors était chose grave ses amis s'en effrayèrent et essayèrent en vain de l'en dis- suader ; ils craignaient qu'il ne revînt pas Si pourtant nous le revoyons, écrivaient-ils, ce sera avec un beau titre et une belle gloire! » Érasme arriva à Paris au milieu du mois de juin. La traversée de la Manche avait été mauvaise et avait duré quatre jours. Use reposa parmi des amis qu'il aimait particulièrement et dont plusieurs étaient pour lui de vieux condisciples ; un d'eux est resté célèbre c'est le restaurateur des lettres grecques en France, Guillaume Budé. Le voyageur s'arrêta quelques jours à Orléans, puis à Lyon, où les personnages doctes de la ville le reçurent honorablement. Les savans ne faisaient pas alors l'unique attrait de Lyon, si nous en croyons un joli Colloque j les auberges étaient confortables et les servantes tout à fait accortes ; Érasme insiste 'trop sur ce souvenir de voyage pour qu'il ne soit pas rappelé ici. Il traversa enfin les Alpes, au mois d'août, avec ses jeunes compagnons, composant des odes latines au pas de son cheval, dans les cols couverts de neige Je commence, disait-il, à sentir les soucis de l'âge. Je n'ai pas encore quarante ans et déjà, ô mon ami, mes cheveux sont clairse- més, mon menton grisonne, mon temps printanier est fini. Tandis que je mêle aux travaux sacrés les travaux profanes, le grec au latin, tandis que je prends plaisir à gravir les Alpes neigeuses, à me faire aimer des uns, admirer des autres, voici que furtivement la vieillesse s'est glissée vers moi, et je m'étonne d'en apercevoir les premiers signes. » Évidemment, Érasme parle ici comme font les poètes quand la vieillesse n'est point trop prochaine. A peine descendu en Piémont, il se fait recevoir docteur à l'univer- sité de Turin. Il est séduit par l'amabilité des habitans de la ville, et on voit que le charme de l'Italie commence à agir, dès son arrivée, sur cet homme du Nord. Mais il ne séjourne pas longtemps à Turin, ayant décidé de passer l'année scolaire à Bologne. En traversant la ERASME ET L ITALIE. 1/ / Lombardie,iI visite la fameuse Chartreuse de Pavie, dont la construc- tion et rembellissement ont été l'œuvre favorite des Visconti et des Sforza. La façade de l'église, cette merveille du décor architectural, est alors à peu près terminée. Érasme parle quelque part du monu- ment, mais ce n'est pas l'admiration qui l'emporte dans ses souve- nirs Quand je suis allé dans le Milanais, dit-il, j'ai vu un mo- nastère de chartreux, non loin de Pavie ; il y a une église qui, au dedans et au dehors et du haut en bas, est entièrement construite de marbre blanc ; tout ce qu'elle contient ou à peu près, autels, colonnes, tombeaux, est aussi de marbre. A quoi bon dépenser tant d'argent pour faire chanter dans un temple de marbre quelques moines solitaires ? Pour eux-mêmes, cette richesse est un ennui, car ils sont importunés par une foule d'étrangers qui viennent chez eux uniquement pour l'église et pour le marbre. » Combien d'observa- tions du même genre va faire, dans la suite de son voyage, cet ami trop exclusif de la simplicité évangéliquel Érasme, qui comprendra si bien certains côtés du génie italien, restera indifférent ou hostile à des manifestations du même génie que nous admirons aujour- d'hui, le luxe, les arts, l'éblouissante vie des cours et la magnifi- cence profane mise au service de l'idée religieuse. Nos étrangers ont mal choisi leur temps pour voyager dans la Haute Italie. Une guerre interminable désole ce malheureux pays. En ce moment même, les troupes de Louis XII n'ont pas repassé les Alpes, et celles de Jules II sont occupées à reconquérir les places détachées du domaine de l'église. Les Bolonais sont des sujets révoltés; l'armée du saint-siège marche contre eux, et le premier séjour d'Érasme à Bologne est interrompu brusquement par l'arrivée de l'ennemi. Il doit chercher un refuge au-delà de l'Apennin, et choisit Florence, alors paisible au milieu de l'Italie en armes. C'est du moins une belle année, que l'an 1506, pour venir à Florence. L'ardente campagne de Savonarole n'a point arrêté l'œuvre de la renaissance. La tranquillité dont jouit l'état florentin attire de tous côtés les artistes Léonard, Michel- Ange, Raphaël, fra Bartolommeo, André del Sarto, ont en même temps leurs ate- liers ouverts. Érasme, nous l'avons dit, n'est pas préparé à leur rendre visite, mais peut-être entrera-t-il dans les cercles litté- raires. Aux Orti Oricellarii, un homme d'esprit et de savoir, l'his- torien Bernard Ruccellai, a recueilli les restes des collections des Médicis ; les réunions savantes qu'il y préside rappellent celles qui se tenaient, quelques années auparavant, autour de Laurent le Magnifique; tous les lettrés de la ville s'y rencontrent, et, parmi eux, le secrétaire de la république, Nicolas Machiavel. Érasme, qui TOME LXXXVIII. — 1888, 12 478 REVUE DES DEUX MONDES. admire si profondément les grands humanistes toscans du xV siècle, les Poggio et les Politien, cherche sans doute à connaître leurs successeurs. On le présente à Ruccellai. Celui-ci, bien qu'il écrive le latin comme un Salluste, se pique de ne parler qu'italien. Érasme est fort embarrassé De grâce, lui dit-il, vir prœclare^ ne vous servez pas de cette langue ; je ne l'entends pas plus que la langue indienne. » Ruccellai s'obstine, et la conversation ne va pas plus loin. Si Érasme a rencontré beaucoup de semblables résistances, on comprend qu'il ne se soit pas fait de relations à Florence et qu'il ait tant regretté d'y perdre son temps. Pour se consoler, il tra- duit du grec et vit, dans les livres, avec les Florentins d'autrefois. Enfin, les chemins sont libres Bologne est au pape. Érasme y revient précisément pour assister à l'entrée triomphale de Jules II. Cet épisode a laissé dans son esprit des traces profondes. C'est la première fois qu'il se trouve en présence du vicaire de Jésus- Christ, du représentant de Celui dont le royaume n'est pas de ce monde et qui a maudit les œuvres de l'épée. Il lui apparaît, dans tout l'éclat d'un triomphe païen, au milieu des trophées et des acclamations de guerre, casque en tête et cuirasse au flanc. Le lendemain, Vimperator redevient pontife et célèbre une messe so- lennelle à la cathédrale; mais le premier spectacle ne s'effacera point de la mémoire d'Érasme. Un monument va d'ailleurs le lui rappeler tous les jours ; il voit s'élever, sur la porte principale de la grande église de San-Petronio, la statue de bronze du vainqueur des Romagnes, modelée et fondue par Michel-Ange. Mets-moi une épêe à la main, » a dit Jules II à son sculpteur, et surtout point de livre, je ne suis pas un humaniste; » et l'image colossale et menaçante se dresse au centre de la ville toujours rebelle. Érasme ne blâmait pas seulement le pape de jouer le rôle des Césars romains et de se montrer trop digne de son nom de Jules ; » il lui en voulait aussi de prolonger en Italie une guerre pré- judiciable aux lettres, et particulièrement à l'université où il comp- tait travailler Je suis venu en Italie, écrivait-il, pour apprendre du grec; mais la guerre fait rage. Le pape prépare une expédition contre les Vénitiens, s'ils résistent à ses volontés. En attendant, les études chôment. » D'autres ennuis l'attendaient à Bologne le cli- mat ébranla sa santé, d'ordinaire fort délicate; il eut à se plaindre des compagnons qui étaient venus d'Angleterre avec lui et dont il dut se séparer; enfin la peste éclata, très violente, et l'obligea à passer quelque temps à la campagne. Mais il goûta de grandes satisfactions d'esprit. Il put enfin apprendre sérieusement le grec, sous la direction d'un des boris hellénistes d'alors, Paolo Bom- basio. Ce fut Bombasio qui l'initia complètement à la culture ita- ÉUASME ET l'iTALIE. 179 lienne, et aucun maître ne fut mieux fait pour ce rôle son carac- tère, fier et désintéressé, était digne de son talent ; Érasme s'en fit un ami et a toujours parlé de lui avec une tendre aiTection ; il cher- cha même, un peu plus tard, à l'attirer auprès de lui en Angle- terre. Bombasio fut peut-être mal inspiré de ne point écouter son élève, car sa carrière en Italie ne fut pas heureuse. Les érudits de ce temps faisaient volontiers de la politique il prit parti pour l'une des deux factions qui se disputaient Bologne ; vaincu avec les siens, il dut s'exiler et chercher fortune en diverses villes. Après une vie assez tourmentée, il devint secrétaire d'un cardinal, se fixa à Rome, et continua d'écrire à Érasme et de le servir jusqu'à sa mort. Il mourut pendant le sac de Rome par les troupes du connétable de Bourbon un coup d'arquebuse égaré atteignit le pauvre savant, qui depuis longtemps ne s'occupait plus que de ses livres. Le séjour d'Érasme à Bologne dura treize mois. Il en employa une partie à revoir son livre des Adages, recueil de proverbes grecs et latins entourés de commentaires, véritable encyclopédie raison- née de la sagesse antique. Il l'avait déjà publié à Paris, et en desti- nait la seconde édition, fort augmentée, à l'imprimerie vénitienne d'Aide Manuce, alors dans toute sa renommée. Il écrivit à Manuce et lai oflrit d'abord une traduction latine de deux tragédies d'Euri- pide, essai méritoire pour l'époque et qui n'avait pas été tenté. L'imprimeur accepta avec empressement et fit paraître cet opus- cule. Il se chargea aussi des Adages; mais il invita l'auteur à venir lui-même à Venise, lui faisant entendre qu'il enrichirait beaucoup son ouvrage s'il l'achevait à portée des manuscrits de la biblio- thèque de Saint-Marc et avec les conseils des érudits vénitiens. Érasme était curieux de voir la ville des lagunes, plus curieux en- core de connaître Aide Manuce et ce savant groupe d'hellénistes dont Bombasio lui avait souvent parlé. Il se rendit aux instances d'Aide, et arriva à Yenise au commencement de l'année 1508. Aide ne voulut pas qu'il logeât ailleurs que dans sa maison ; il l'admit à la table de famille, et, pendant huit mois environ, Érasme vécut de la vie de son imprimeur, dans un milieu tout nouveau pour lui et dont rien jusqu'alors n'avait pu lui donner l'idée. La ville même de Venise offrait à l'étranger un spectacle incom- parable. Notre Philippe de Gommynes raconte combien il fut émer- veillé de voir l'assiette de cette cité, et de voir tant de clochers et de monastères, et si grand maisonnement, et tout en l'eau ; » il s'extasie devant la beauté du Grand-Canal, où les maisons sont fort grandes et hautes et de bonne pierre, et les anciennes toutes peintes ; les autres, faites depuis cent ans, toutes ont le devant de marbre blanc qui leur vient d'Istrie... C'est la plus triomphante cité que j'aie jamais vue, et qui plus fait d'honneur à ambassadeurs 180 REVUE DES DEUX MONDES. et étrangers, et qui plus sagement se gouverne, et où le service de Dieu est le plus solennellement fait. » Au moment du voyage d'Érasme, quelques années apiès Commynes, l'heure de la déca- dence de la grande république n'a pas encore sonné. La rude guerre que lui fait Jules II n'atteint pas son commerce, principale source de sa prospérité. Les villas de terre ferme continuent de s'élever au bord de la Brenta; l'état construit à grands frais la cour du Pa- lais ducal ; les Bellini, les Garpaccio, les Palma peignent des saints pour les églises, et le siècle de Titien s'ouvre brillamment par une fête perpétuelle des sens et de l'esprit. Ce qui excite plus encore l'étonnement d'Érasme, c'est la société qu'il voit chez Aide, et dans laquelle il reçoit dès l'abord droit de cité. Le monde littéraire de Venise n'est pas celui qu'il a rencontré à Bologne ou qu'il va trouver un peu plus tard à Padoue. Les lettres n'y sont point cultivées, comme dans les villes universi- taires, par un groupe d'érudits de profession. Les principaux mem- bres de l'aristocratie et du gouvernement leur réservent la meil- leure part de leur loisir. Ils fréquentent l'humble imprimerie du Rialto ; ils s'honorent d'en recevoir les dédicaces et d'être inscrits, à côté des Grecs réfugiés et des maîtres de Padoue, sur les listes de l'Académie aldine. Cette académie, qui est le type trop oublié de nos modernes sociétés savantes, était spécialement consacrée au développement des études grecques ; elle délibérait en grec ; et ce seul détail montre à quel degré la culture littéraire était parvenue à Venise, sous l'influence d'un grand citoyen. Soutenu par ce public d'élite, Aide Manuce exécutait, sous la direction de savans spé- ciaux, ses belles éditions princeps d'auteurs anciens, doat l'appari- tion était toujours un événement pour l'Europe lettrée. Plusieurs parurent ou furent préparées pendant le séjour d'Érasme. Il s'est lié d'une façon intime avec plusieurs des collaborateurs d'Aide, dont le nom n'est point oublié. Tel est cet Egnazio, ami de Bembo, cœur droit et fidèle, qui devint un des correspondans d'Érasme et ne cessa point de le tenir au courant des nouvelles de Venise. Tels encore Marc Musurus, de Crète, qui professait à Padoue, tout en s'occupant de sa grande édition de Platon, et Jean Lascaris, alors ambassadeur du roi de France près la sérénissime république. Parmi tous ces érudits, la sympathie d'Érasme distingua un jeune homme, qui se nommait Jérôme Aleandro, et se disposait à aller fonder à Paris l'enseignement du grec. Sa fortune devait être aussi brillante que celle de Lascaris, qui, d'abord simple éditeur de V Anthologie et fournisseur de manuscrits pour Laurent de Médicis, s'était élevé aux plus hautes fonctions diplomatiques. Aleandro, à son tour, devint archevêque, nonce, bibliothécaire du Vatican et cardinal. Heureux âge où le grec conduisait à tout ! Érasme re- ÉRASME ET l'iTALIE. 181 trouva plus tard Aleandro; c'était pendant les premières années de la réforme, les terribles années de Wittemberg et de Worms. Érasme n'était plus l'érudit modeste qu'on avait connu à Venise ; il comptait en Europe parmi les maîtres de l'opinion ; Aleandro, de son côté, arrivait en Allemagne comme nonce de Léon X et repro- chait amèrement à Érasme sa persistance à ménager Luther. Les deux amis d'autrefois, mêlés tous les deux aux passions contem- poraines, échangèrent de dures paroles, de violentes accusations. Et, cependant, on les trouve un jour à Louvain, ayant l'occasion de vivre ensemble quelque temps ; leurs conversations se prolongent toujours fort tard dans la nuit; on les croit occupés de politique ou de théologie, de Luther, de l'électeur de Saxe ou de l'empereur Gharles-Quint ; il n'en est rien ces deux adversaires de la veille, qui reprendront les armes demain, consacrent leur soirée aux lettres classiques et rajeunissent ensemble leurs souvenirs de la maison du Rialto. A Venise, en 1508, qui donc pouvait songer aux futurs orages? Érasme, qui avait pourtant la vue lointaine, eût été bien surpris d'apprendre le rôle que lui réservait l'avenir. S'il gardait en lui le théologien, le réformateur peut-être sous l'humaniste, il n'en lais- sait rien paraître. Il était à Venise pour lire du grec et pour impri- mer ses Adages. Les amis d'Aide, d'ailleurs, ne s'intéressaient qu'aux textes anciens et à la philosophie platonicienne. Érasme fai- sait comme eux, et nulle année de sa vie ne fut mieux remplie pour les lettres. Il prenait part aux travaux de l'imprimeur, rece- vait la confidence de ses grands desseins, que la mort allait bientôt briser. Souvent, le soir, quand les presses se taisaient et quand les ouvriers étaient partis, on voyait arriver Lascaris ; il apportait un des précieux inédits qu'il avait recueillis autrefois en Grèce ou dans les îles, ou encore dans la bibliothèque de Blois; on étudiait en commun les moyens d'en tirer le plus grand profit pour la science. D'autres fois, on lisait la correspondance des amis absens, le courrier d'Angleterre, de Hongrie ou de Pologne. Dans ces doctes réunions, où les plus nobles sénateurs et les plus humbles érudits donnent leur avis en égaux et fêtent ensemble la Muse antique, on aime à se représenter le blond Hollandais, au teint blanc, aux traits fins, déjà fatigués, comme dans le portrait d'Holbein, regar- dant de ses yeux bleus un peu indécis. Ce n'est pas le plus brillant des causeurs, ce n'est pas pourtant le moins écouté. Si la conver- sation est en dialecte vénitien, il s'abstient d'y prendre part; mais, pour traiter de questions littéraires, il est bien sûr qu'on va parler la langue littéraire. Aussitôt son regard s'anime, son latin s'en- flamme; il entre dans la discussion par un trait subtil, trouve le mot juste, résume un débat ; et plus d'une fois la raillerie, une I 182 REVUE DBS DEUX MONDES. raillerie douce et sans amertume, plisse les coins mobiles de ses lèvres. II. L'édition des Adages avait paru et courait déjà l'Italie. Après huit ou neuf mois de séjour, rien ne retenait plus Érasme à Venise. Il ne pouvait cependant se décider à quitter ses amis. Il résolut de passer l'hiver non loin d'eux, à Padoue. Il accepta d'être précepteur d'un fils du roi d'Ecosse, qui suivait les cours de la grande univer- sité vénitienne. Il fit à Padoue des connaissances nouvelles; il se lia particulièrement avec un jeune helléniste qui d'ordinaire habi- tait Rome, où ils allaient bientôt se retrouver il se nommait Sci- pion Fortiguerra et, grécisant son nom, suivant la mode du temps, se faisait appeler Gartéromachos. Érasme prenait ses conseils et ceux de Musurus, dont l'érudition prodigieuse faisait son admira- tion. Aux cours du maître créjtois, il assistait, chaque matin, à un spectacle dont il a fixé avec émotion le souvenir. Dès sept heures, et malgré les rigueurs d'un hiver qui décourageait les jeunes gens, donnant l'exemple de l'exactitude et du zèle, on voyait arriver un vieillard septuagénaire, qui s'asseyait sur les bancs pour écouter Musurus. C'était Raphaël Regio, lui-même longtemps professeur de lettres latines et humaniste renommé, qui ne voulait pas mourir sans avoir profité des leçons de grec qu'il n'avait pas trouvées dans sa jeunesse. Ce trait suffit à peindre l'ardeur studieuse des Italiens du second âge de la renaissance, leur soif égale des deux sources an- tiques, leur désir de jouir des trésors de cette littérature grecque dont leurs pères avaient été privés. Érasme se fût volontiers attardé à Padoue il s'attachait déjà à cette université où les études littéraires, sagement réglées, lui sem- blaient mieux qu'ailleurs en juste harmonie avec la philosophie et la religion, et où il aima plus tard à envoyer ses jeunes disciples. Mais la guerre, un moment assoupie, menaçait de se réveiller avec violence. Le belliqueux Jules II, qu'Érasme rencontrait toujours sur son chemin, avait repris ses projets contre Venise, et on par- lait déjà en Italie d'une ligue internationale conclue à Cambrai et dirigée contre la trop puissante république. Les étudians, ne se sen- tant plus en sûreté sur le territoire vénitien, quittèrent Padoue, et les cours furent interrompus. Érasme partit des derniers, avec le prince son élève h Maudites guerres! s'écriait-il, qui m'empêchent de jouir de ce coin d'Italie que j'aime chaque jour davantage. » Ils fu'ent une courte halte à Ferrare. Le nom d'Érasme, déjà bien connu des lettrés italiens, leur valut la visite des savans de la ville ÉRASME ET l'iTALIE. 183 €t de belles harangues latines. On aurait voulu les retenir. Ferrare était un centre littéraire important une gracieuse duchesse, amie des lettres, y régnait par son esprit et par sa beauté; c'était ma- doniia Lucrezia, la divine Borgia, » auprès de qui Arioste compo- sait VOrlando. Mais Érasme ne pouvait s'arrêter longtemps dans une ville si voisine du théâtre de la guerre. Il poursuivit sa route jusqu'à Sienne, où il séjourna au commencement de l'an 1509, Nous le trouvons enfin à Rome, où il demeura, en trois voyages distincts, la durée de plusieurs semaines. Érasme parle souvent de Rome dans ses livres et dans ses let- tres; à chaque instant une allusion ou une anecdote se glisse sous sa plume, cum essem Romœ! Disons tout d'abord qu'il a bien vu Rome, et qu'il a employé admirablement le temps de son séjour. Il a observé les hommes et les choses d'un œil rapide et intelli- gent, les hommes surtout, qui l'intéressaient tout particulièrement dans la capitale du christianisme. Il fut introduit, dès son arrivée, dans la monde de la curie, et il apprécia bien vite les charmes de cette société romaine de la renaissance, l'une des plus cultivées et des plus ouvertes aux choses de l'esprit qui se soient jamais rencontrées. L'aimable Cartéromachos lui fit connaître tous ses amis, et, entre tous, Egidio de Viterbe, alors général des Augustins, et Tommaso Inghirami. Celui-ci était alFable, enjoué, instruit, très occupé de peinture et de poésie, connu des artistes et des philolo- gues, facilitant aux uns le placement de leurs tableaux, aux autres leurs recherches dans les manuscrits c'était le modèle le plus accompli du prélat romain du grand siècle. Ses contemporains, charmés de ses sermons d'humaniste, l'appelaient le Gicéron de leur temps ; » mais l'éloquence d'Inghirami a péri avec lui, et, si son nom reste immortel, il le doit seulement au portrait que peignit son ami Raphaël, et qui est un des chefs-d'œuvre du palais Pitti. Érasme le vit souvent, et usa de son obligeance pour visiter le Vatican, dont il était bibliothécaire. Une tradition veut qu' Inghirami ait con- duit Érasme dans l'atelier de Raphaël. Il faut se méfier des lé- gendes, mais celle-ci a quelque vraisemblance. Bien que l'esprit de l'art italien lui ait échappé, Erasme n'était point tout à fait étran- ger aux œuvres du pinceau ; il eut du goût pour Holbein et pour Durer; il a pu s'intéresser aux travaux du jeune peintre, déjà cé- lèbre, que le pape venait d'appeler auprès de lui et qui commençait à rêver aux Stanze. Érasme est présenté partout, veut tout voir, tout visiter. D'abord les bibliothèques, que renferment en si grand nombre les couvens et les palais, et qui font à ses yeux un des grands charmes, une des gloires particulières de Rome. Puis le Vatican, où, par tant d'amis, il a ses entrées à toute heure. On l'y fait assister à des ISA REVDE DES DEUX MONDES. combats de taureaux, auxquels il ne prend aucun plaisir et qui lui semblent des jeux cruels, restes du vieux paganisme. » On le mène devant le Laocoon, récemment découvert aux Thermes de Titus, et qui excite la verve de tous les poètes de la ville les cui- siniers des cardinaux savent s'ils sont nombreux!. On lui montre les travaux commencés de la colossale basilique de Saint-Pierre, et on s'entretient devant lui du mystérieux plafond de la Sixtine, que recouvrent les échafaudages impénétrables de Michel-Ange. Il fait une excursion dans la campagne est-ce vers Tibur? est-ce vers Tusculum? S'il n'a pas un souvenir plus précis, la faute en est à Inghirami ou à quelque autre compagnon, qui a improvisé en route trop de vers latins. La vie romaine, à laquelle Érasme s'abandonne en curieux, lui apparaît dans sa complexité pittores- que. Le matin, il consulte les manuscrits de la Bible ou des Pères, dans les salles silencieuses des bibliothèques, où le recueillement du lieu facilite le travail de la pensée. II trouve, dans la rue, l'ani- mation et le bruit. Ce ne sont que processions et cortèges tantôt une file de pèlerins, pieds nus, cierges allumés, qui va au tom- beau des apôtres ; tantôt une escorte de cavaliers armés qui en- toure le carrosse d'un prélat. Un attroupement de carrefour l'ar- rête près de la place Navone on lit à haute voix, afïichée sur la statue de Pasquino, une épigramme sur un nouveau cardinal, et tout à côté Érasme n'en peut croire ses oreilles une sanglante sa- tire contre le pape. Voilà matière à méditations. Il ne dédaigne point, d'ailleurs, \e popoîino il en connaît les plaisirs et les fêtes; on le rencontrait au Ghetto ou devant les bateleurs du Champ de Flore. Ce peuple bizarre et bariolé l'intéresse extrêmement Dé- cidément, s'écrie-t-il, il y a de tout dans VAlma fJrbs les juifs font l'usure, les baladins dansent, les devins disent la bonne aven- ture, les marchands d'orviétan rassemblent la foule ; en vérité, que ne voit-on pas dans Y Aima Urbs ? » C'est un champ d'obser- vation inépuisable, et on ne serait pas surpris qu'en ses promenades solitaires Érasme méditât VÉloge de la folie. Mais il cherche autre chose à Rome, la vie morale, l'organisa- tion de la hiérarchie ecclésiastique. Plus d'une désillusion l'attend. D'abord, chez ses amis les humanistes, combien ont moins de piété que de littérature? Plusieurs même ne professent-ils pas audacieu- sement les doctrines matérialistes? Érasme discute un jour avec un personnage qui nie l'immortalité de l'âme, en s' appuyant sur l'au- torité de Pline l'Ancien ; tels autres prononcent d'horribles blas- phèmes, sans être le moins du monde inquiétés ; et cela, dans la ville qui gouverne l'église ! Le faste des prélats est un démenti à rii vangile. La cour pontificale entretient des parasites sans nom- bre, scribes, notaires, avocats, promoteurs, secrétaires, valets ÉRASME ET l'iTALIE. 185 de mule, écuyers, banquiers, entremetteurs. » Les mœurs sont cor- rompues, la foi diminuée. Gomment en serait-il autrement, quand les sources de l'enseignement évangélique sont taries? Le vendredi saint, Érasme a entendu le prédicateur à la mode prêcher la Pas- sion devant Jules II. N'y manquez pas au moins, lui avait-on dit, vous entendrez la langue romaine dans une bouche vraiment romaine. » La harangue est fort belle, en effet ; tous les mots sont pris à Gicéron ; quant aux récits émouvans, ils ne manquent point il est ques- tion du dévoûment de Décius, de Gurtius, de Régulus et même du sacrifice d'Iphigénie. Mais le discours s'achève au milieu des mur- mures flatteurs de l'auditoire, et du Seigneur Jésus, mort pour les hommes, le brillant orateur n'a point parlé! Érasme se plaisait pourtant dans la société romaine, et aucune ne semble l'avoir plus séduit. G'est qu'il trouvait au triste spec- tacle de la décadence religieuse, non-seulement de vives compen- sations intellectuelles, mais encore quelques consolations morales. Le clergé de Rome comptait, en bien plus grand nombre qu'on ne le pense, des hommes dignes du sacerdoce. Ils prenaient exemple sur cet Egidio de \iterbe, qu'on allait voir bientôt cardinal, et qu'Érasme se plaisait à dire vraiment savant, bien que moine, et vraiment pieux, bien que savant. Parmi les membres du sacré- collège, qu'il nomme ses Mécènes, » et dont quelques-uns res- tèrent en correspondance avec lui, plusieurs méritaient son estime par leurs vertus. D'autres gagnaient son cœur par des qualités moins hautes, mais plus brillantes, comme la générosité et la pas- sion du beau. Au premier rang était Jean de Médicis, qui allait être Léon X; devenu pape, il aimait à se rappeler ses longs entretiens avec^l'auteur des Adages et le plaisir qu'il y avait pris. Le grand Médicis était digne d'être aimé d'Erasme ; on comprend moins les relations intimes de celui-ci avec Raphaël Riario. Ge neveu de Jules II était l'un des cardinaux les plus magnifiques, les plus pro- fanes aussi de l'époque. Érasme lui rendait de fréquentes visites au beau palais que terminait pour lui son architecte Bramante, et qui est aujourd'hui la Chancellerie. Une telle sympathie s'explique- rait pourtant par un trait de caractère de Riario après les satires si vives de V Éloge de la folie, où le faste des cardinaux est si peu épargné, l'aimable prélat ne semble point s'être offensé; il écrit encore à Érasme de revenir à Rome prendre sa part des avantages que ménage aux lettrés comme lui l'avènement de Léon X. On ne peut oublier un autre prince de l'église qu'Érasme alla voir, au retour d'un petit voyage à Naples et peu de temps avant de quitter Rome pour toujours. G'était Grimani, le cardinal biblio- phile, qui avait réuni au palazzo di Venezia la plus belle biblio- thèque de la ville, environ huit mille volumes. Il avait depuis long- 186 lŒMVE DES DEDX MONDES, temps fait savoir à Érasme son désir de le connaître et le reçut avec une cordiale familiarité. II me traita comme un égal, comme un collègue, » écrivait Érasme vingt ans après. Le cardinal fit plus encore instruit de son désir de poursuivre de grands projets litté- raires, il mit sa bibliothèque à sa disposition, et lui proposa de vivre désormais chez lui, de partager sa table et sa maison. C'était la liberté du travail assurée, une vie de loisir et de dignité que vien- draient bientôt compléter de lucratives sinécures. Offres bien sédui- santes et qui font un instant hésiter Érasme. Il s'y rendrait sans doute, mais il vient de recevoir des lettres d'Angleterre ses amis le rap- pellent à grands cris ; Henri VIII est monté sur le trône, et les érudits attendent merveilles du nouveau règne; Érasme surtout, qui fut distingué autrefois par le prince héritier, doit être le premier à profiter des dispositions du roi ; il peut tout espérer, et on l'engage à laisser croître son ambition. Notre voyageur écoute ses vieux amis; tant de promesses le tentent, et peut-être aussi, après trois années presque entières passées au pays du soleil, a-t-il enfin senti la nos- talgie des brumes natales. Ce n'est pas cependant sans hésiter longtemps qu'il se décide à abandonner Rome. Il part sans retourner chez Grimani. J'ai fui, lui écrira-t-il; je n'ai pas voulu vous revoir; ma décision déjà chan- celante aurait cédé; votre amabilité, votre éloquence m'auraient retenu. Je sentais déjà l'amour de Rome, en vain combattu, grandir de nouveau au fond de moi-même ; si je ne m'étais arraché violem- ment, jamais je n'aurais pu partir. » Ces paroles, plus énergiques encore dans le texte latin, expriment, en leur sincérité, un sentiment que connaissent bien les amoureux de Rome. Il s'en est fallu de peu, on le voit, qu'Érasme, comme tant d'autres étrangers venus en visiteurs, ne soit demeuré aux bords du Tibre le reste de sa vie. A-t-on songé à ce que devenait alors sa carrière? Elle était, sans aucun doute, plus heureuse. Il écrivait encore les œuvres qu'il portait en lui, adoucies peut-être en quelques traits; mais les en- nemis qu'elles lui firent n'osaient pas l'attaquer, abrité par le trône pontifical. Il vivait, dans la paix de son cœur, pour l'amitié et pour les lettres, se reposant de l'étude des Septante par la lecture de Lu- cien. Bientôt Léon X lui donnait le chapeau, et sa voix conciliatrice se faisait écouter, au moment de la réforme, dans les conseils de l'église. . Mais Érasme loin de l'Allemagne, loin de la mêlée du siècle, Érasme enfoui dans la littérature, endormi peut-être à demi dans l'oisiveté des bénéfices, compterait-il beaucoup dans l'histoire? Pour que ses livres soient lus et discutés par des milliers d'hommes, il faut qu'ils reflètent leurs passions et répondent à leurs incertitudes ; pour que son nom reste dans la mémoire de l'avenir, il faut qu'il soit mau- dit et calomnié, qu'il retentisse longtemps dans les contradictions ÉRASME ET l'iTALIE. 187 et les colères; s'il veut que l'Europe s'émeuve à sa parole, il faut qu'il devienne le triste solitaire de Bâle, désigné par son isolement à la haine des est la vie qui l'attend désormais. En quit- tant l'Italie, où il n'a guère goûté que des joies, c'est au bonheur qu'il dit adieu ; mais il aura la gloire , qui s'achète par la souf- france. III. Lorsque Érasme sortit de Rome par la route de Viterbe, et qu'ar- rivé sur les hauteurs qui dominent le Tibre il arrêta son cheval et se retourna pour apercevoir encore les sept collines, il leur fit, comme tous ceux qui les ont aimées, la promesse d'un prochain re- tour. Bien des causes, hélas ! devaient l'empêcher de revenir l'âge, les travaux entrepris, les infirmités grandissantes, le déroulement d'une vie inquiète et toujours sans lendemain. Il se hâte cependant vers cet avenir incertain qui ne lui donnera pointée qu'il espère. Il traverse, en voyageur pressé, les villes qu'il a vues en étudiant ou en touriste. Nous le retrouvons à Bologne, où il'ne peut donner à Bombasio qu'une seule nuit. Celui-ci s'attriste de son départ d'Italie J'ai embrassé notre cher Érasme, écrit-il, comme si je ne devais plus le revoir. » Cet ami tant regretté est déjà loin; il a passé le Splûgen et descendu la vallée du Rhin. Le voilà en Flandre, où il va serrer la main aux lettrés de Louvain et d'Anvers , et enfin à Londres , où il arrive au commencement de juillet 1509. Il est intéressant de savoir quel livre a écrit Érasme à son retour d'Italie, et il serait plus curieux encore d'y chercher un reflet de son état d'esprit, un ensemble de ses impressions de voyageur. Le livre est célèbre, c'est VÊloge de la folie^ aimable et fin chef-d'œuvre de raillerie, satire sans fiel écrite pour un petit cercle d'amis et que la postérité lit encore. Chose singulière, le séjour qu'il vient d'y faire y tient très peu de place, et l'œuvre, à ce point de vue, nous mé- nage une déception. Érasme est un esprit généralisateur, qui ob- serve les détails seulement pour les faire servir à la création de ses types; de là vient, par exemple, que les personnages de ses Collo- ques^ dont la conversation a cependant tant de naturel, ne laissent au lecteur que le souvenir d'intéressantes abstractions. De plus, il n'est pas arrivé à quarante ans sans avoir fait des études morales à peu près complètes et ample provision de satire. Il n'a pas eu be- soin de voir des Italiens pour savoir qu'il y a au monde des sots, des voluptueux, des vaniteux et des hypocrites. Il semble même que les souvenirs , toujours si tyranniques , des premières années de la vie, l'aient obsédé seuls dans la composition de son livre. Les travers sociaux qu'il dépeint avec le plus de verve sont ceux qui ont 188 REVUE DES DEUX MONDES. pesé sur sa jeunesse. II fait défiler, comme on le sait, devant leur bienveillante reine, tous les fous de l'humanité, gens de plaisir, de guerre et d'étude, capuchons de moines et bonnets de docteurs. Ce ne sont que des types sans doute ; mais, si des modèles ont posé devant le peintre, il semble qu'ils viennent du Nord, de cette société peu compliquée, grossière et lourde qu'Érasme a tant de fois étudiée dans ses voyages autour du poêle des auberges. Il n'y a guère, dans tout V Éloge, que trois ou quatre mentions de l'Italie, et, à part le passage sur la cour romaine, ce sont des allusions tout à fait insignifiantes. Si l'Italie est presque absente du livre, elle y paraît pourtant dans un détail qui a bien son prix, dans le style. Ce latin si alerte, si nerveux, si personnel, qui a toutes les allures de la langue vivante, et qui malheureusement n'a pas vécu, cette langue sobre qui sait tout dire, sans doute c'est le latin d'Érasme, et il n'appartient qu'à lui seul ; mais ce n'est plus celui qu'il écrivait avant son séjour au-delà des Alpes ; le tour est plus délié, le voca- bulaire plus riche, le style mûr pour les chefs-d'œuvre. L'habi- tude de causer sans cesse en latin avec les hommes les plus dis- tingués de la nation la plus avancée du temps a fini par produire ce résultat. On sent, d'autre part, qu'Érasme a perfectionné sa langue de satirique il a appris de maître Pasquino l'art de tout faire accepter, grâce à la forme littéraire. Ces transformations délicates de l'outil intellectuel échappent à celui qui les subit ; elles ne sont même pas toujours sensibles aux contemporains ; mais peut-être ne s'avancerait-on pas outre mesure en reconnaissant que l'Italie a affiné chez Érasme certaines qualités de l'esprit, et qu'elle a tait de ce grand penseur un grand écrivain. Elle lui a donné mieux encore la vision nette de son temps, la conscience du rôle qu'il a lui-même à jouer dans le monde. Érasme y a trouvé la renaissance épanouie. Il arrive de pays graves et gla- cés, où les lettres sont tenues en suspicion. La ville la plus ouverte aux nouveautés, une de celles qu'il aime le mieux, Paris, est encore sous le joug d'une institution universitaire, la vieille Sorbonne, qui n'a pas voulu se rajeunir, et qui se fait d'autant plus pesante qu'elle se sent plus ébranlée. Les hellénistes se comptent, et l'on passe faci- lement pour hérétique si l'on sait quelques mots de grec. L'art du livre est encore dans l'enfance ; on imprime beaucoup de Miracles de Notre-Dame et fort peu d'auteurs classiques. En Italie, rien de pareil. Les universités si actives, si laborieuses, dont Érasme connaît les meilleurs maîtres, sont conquises depuis longtemps à l'antiquité. Elle tient une place dans l'enseignement tout entier, et supplante peu à peu la routine scolastique, sans grandes luttes, par la seule force du vrai et la seule séduction du beau. Les grands théologiens sont tous d'admirables humanistes. Tout le monde sait ÉRASME ET l'iTALIE. 189 le grec ; c'est même le moment précis où cet Aide Manuce, que nous avons vu à l'œuvre, provoque et dirige à la fois un mouvement vers l'hellénisme, unique dans les lettres italiennes. L'humanisme entre dans sa période de maturité, sans perdre encore de son enthou- siasme ; il devient moins superficiel et plus réfléchi, moins oratoire et plus savant; on cherche, dans l'antiquité, l'antiquité elle-même et point seulement des anecdotes héroïques et des modèles de dis- cours. Cette transformation est faite pour plaire à l'esprit d'Érasme ; il y participe par ses propres travaux, et rend partout hommage à la généreuse nation qui se fait l'mstitutrice de l'Europe. Il y a sans doute des ridicules et des travers; mais on exagère trop aisément la place qu'ils tiennent en Italie. Érasme les connaît mieux que personne, ces Gicéroniens dont il se moquera plus tard avec tant de verve ; ils font une sotte besogne en cherchant, par exemple, à exprimer les mystères de la Rédemption ou de l'Eucha- ristie avec des phrases du De fînibus; ils s'érigent à tort en censeurs de la langue latine ; comme ils ne veulent reconnaître de talent qu'à leurs compatriotes, l'insolence de leur plume leur fait des ennemis dans tous les pays transalpins, déjà pénétrés par la renaissance, et où ils persistent à ne voir que des barbares. Mais, dans la pratique de la vie, ces théoriciens intransigeans sont les hommes les plus aimables, les plus fins causeurs, les lettrés les plus instruits. Y a-t-il un caractère plus charmant que celui de Bembo, un esprit plus ou- vert sur toutes choses, un cœur plus accessible à l'admiration? C'est ce public si calomnié qui a fait le succès des Adages, œuvre d'un barbare cependant ; Érasme ne l'oubliera pas ; et même lorsqu'il raillera les petits préjugés des Gicéroniens, peut-être inséparables de toute coterie littéraire, il ne pourra s'empêcher de reconnaître en eux les héritiers directs des grands humanistes du xv'' siècle, de ceux qu'il vénère lui-même comme ses véritables ancêtres. Au reste, que prouvent ces excès de l'esprit, sinon que le milieu où ils se produisent est extrêmement cultivé ? Érasme a pu consta- ter que la vie intellectuelle en Italie n'est pas réservée à une classe d'hommes, aux professeurs et aux érudits. La culture classique fait partie de toute éducation distinguée les princes, les femmes elles- mêmes la recherchent et la possèdent, a II y a en Italie, dit notre voyageur, beaucoup de dames de haute noblesse assez instruites pour tenir tête à n'importe quel savant. » Évidemment, il a en- tendu parler de la cour d'Urbin, où vit Bembo, et de la cour de Ferrare, dont il a connu les familiers. Plus d'une fois encore, dans la boutique d'Aide Manuce, on lui a raconté les études d'une illustre cliente, la marquise de Mantoue, cette Isabelle d'Esté qui sait le grec et veut élever, dans sa capitale, une statue à Virgile. Ce sont là des 160 REVUE DES DEUX MONDES. mœurs toutes nouvelles pour lui ; il s'y sent à l'aise, et affirme plus tard, avec conviction, qu'aucun peuple ne lui inspire autant de sympathie que le peuple italien. » Tout plaisait à Érasme dans le caractère des Italiens, jusqu'à cette finesse naturelle que des races moins bien douées leur reprochent quelquefois et qu'il possédait lui-même. Il loue sans cesse la géné- rosité avec laquelle ils reconnaissent et reçoivent les talens étran- gers, alors que ses compatriotes se jalousent les uns les autres. » Dans la réception si flatteuse que lui ont faite les cardinaux, ce qui l'a le plus touché, c'est que cet honneur s'adressait moins à sa personne qu'aux lettres dont il était un représentant. Ce souve- nir lui a laissé une haute idée de l'esprit public en Italie et parti- culièrement à Rome. Aussi ses jugemens sont-ils tout opposés à ceux de Luther autant Luther hait les Italiens, autant il les aime. De lui aussi on a voulu faire un ennemi de l'Italie une coterie d'écri- vains romains, le clan païen, » comme il l'appelait, l'attaqua comme italophobe, à propos d'un mot innocent échappé à sa plume. Peut- être les théologiens n'étaient - ils pas étrangers à cette polémic[ue qui semble toute littéraire ; l'amour-propre patriotique est fort chatouilleux, et on avait trouvé un sûr moyen de nuire à Érasme dans l'esprit de beaucoup de gens, qu'on laissait froids quand on se bornait à l'accuser d'hérésie. L'attaque cependant ne se jus- tifie guère. Érasme a bien quelque raillerie pour les Romains, qui se croient un grand peuple parce qu'ils portent un grand nom; mais sa moquerie est douce, légère, sans amertume; c'est une habitude de satire, et il rudoie infiniment moins les Italiens que les Hollandais ou les Allemands. La vérité est que peu d'hommes ont aimé l'Italie comme lui. Il avait commencé dès sa jeunesse ; il s'était enthousiasmé pour ce génie, qui était, dit-il, en pleine floraison, alors que partout ailleurs régnaient une horrible barba- rie et la haine des lettres. » Le prestige que l'heureuse nation exer- çait sur lui par son rôle dans la renaissance, le voyage l'a grandi et l'amitié l'a définitivement fixé. Lorsque Érasme repart pour les pays du Nord, V Éloge de la folie sur ses tablettes et sa valise pleine de livres grecs, il a beau- coup vu et appris beaucoup. Il sait désormais ce que peut produire la culture classique chez un peuple bien doué, et ce qu'est une société civilisée par les bonnes lettres. » Cette société est sin- gulièrement voisine de celle qu'il rêvait lui-même et qu'il vantait dans ses livres. On peut donc supposer qu'il se fera l'apôtre de l'humanisme avec plus de foi que par le passé, et qu'il offrira sou- vent l'exemple des Italiens aux peuples ignorans encore qu'il va retrouver. Aux uns, ce sera comme un reproche; aux autres. ÉRASME ET l'iTALIE. 191 comme un encouragement. Quant à lui, il ne saurait plus hési- ter dans sa route il voit, plus nettement que jamais, le but qu'il doit poursuivre et les moyens de l'atteindre. IV. A côté de l'humanisme, Érasme a trouvé, en Italie, le catholi- cisme et la papauté. Sa conscience a rencontré la conscience ita- lienne à la veille de la grande crise religieuse du xvi siècle. Il n'est peut-être pas inutile de chercher quels furent, dans la vie du philosophe, les résultats de cette rencontre. Érasme est un croyant. Ceux qui l'ignorent le jugent, comme dit M. Nisard, par l'opinion confuse qui est restée de lui dans la mémoire des hommes. » Son œuvre presque entière appartient à l'apologétique et à l'édification, et ses travaux les plus légers en apparence prêchent le Christ à leur manière. Jusque dans le déve- loppement de l'humanisme, le moraliste voit un moyen d'adoucir les mœurs et d'amener les intelligences à une notion plus nette de l'évangile. Il est personnellement d'une grande piété ; il fait des vœux à saint Paul et compose des odes à sainte Geneviève. Le doute sur la foi chrétienne ne paraît même pas l'avoir atteint. On en cherche en vain la trace dans ses livres et dans cette correspondance où se reflète, au jour le jour, le tableau de ses inquiétudes et de ses trou- bles intérieurs. On aimerait à voir cette âme généreuse, cet esprit subtil et logique, aux prises avec des problèmes qui se posèrent de son temps et qu'il a contribué pour sa part à soulever. Mais il faut en prendre son parti et renoncer à un intéressant spectacle cet indépendant, ce satirique, ce dialecticien de l'ironie, qui fait si sou- vent penser à Voltaire, a, sur certains sujets, la sérénité d'un Féne- lon. C'est ailleurs qu'il faut contempler les hésitations de la con- science et les luttes instructives c'est dans le rôle d'Érasme en face de la réforme. Cette histoire a été faite trop de fois pour qu'il y ait rien à y ajouter d'essentiel ; mais il faut se demander en quoi le voyage d'Italie peut servir à l'éclairer. Les détails disséminés dans les œuvres d'Érasme suffisent à nous faire saisir les principales causes de la réforme. Elles sont, pour le dire en passant, tout à fait étrangères à celles dé la renaissance. L'église avait déserté peu à peu la mission évangélique pour les jouissances de la terre. Les prélats étaient devenus princes, et plus princes que prélats. Les ordres mendians, multipliés par l'oisiveté et par l'ignorance, étaient les maîtres du monde catholique, et ce n'étaient point les vertus de leurs fondateurs qui régnaient avec eux. La puissance universelle et incontestée avait produit la cor- ruption dans les mœurs, la routine dans les esprits pouvant sup- 192 REVDE DES DEUX MONDES. primer ses adversaires, l'église ne cherchait point à les convaincre, encore moins à les édifier. Des scandales répandus partout, en Ita- lie plus qu'ailleurs, on rendit responsable la papauté, qui ne faisait rien pour combattre le mal et qui trop souvent en donnait l'exemple. Pour supprimer les abus, on crut nécessaire d'abattre l'institution. Ainsi, du moins, pensa l'Allemagne, où l'antique mépris du Teuton pour l'Italien avait préparé les esprits à secouer la domination de Rome. La révolution protestante, si complexe dans son détail théo- logique, revêtit bientôt cette forme concrète dont toutes les causes ont besoin pour devenir populaires elle se résuma dans la guerre à la papauté. Pendant cette guerre, qui devait avoir sur l'avenir du christia- nisme des conséquences si graves, Érasme a joué, comme on le sait, deux rôles successifs dans le premier, il semble marcher avec les novateurs ; dans le second, il est résolument contre eux. Le pre- mier est à tort le plus connu; en tout cas, nous allons voir qu'ils ne sont nullement contradictoires. Érasme avait fait de bonne heure la critique des institutions et des croyances de son temps. 11 avait été des premiers à attaquer la nouvelle théologie » scolastique, qui corrompait, à son avis, le dogme primitif; à ridiculiser les pra- tiques superstitieuses qui détruisaient l'esprit chrétien ; à dénoncer les moines dégénérés et les évoques indignes. Mis en présence de la papauté, il n'en ménagea pas les vices. A son retour d'Italie, à l'époque où le saint-siège n'était pas menacé, il a écrit, non sans courage, le portrait célèbre que voici Aujourd'hui, les papes se reposent généralement de leur ministère apostolique sur saint Pierre et sur saint Paul, qui ont du temps de reste, et réservent pour eux la gloire et le plaisir. Bien que saint Pierre ait dit dans l'évangile Nous avons tout quitté pour vous suivre, ils lui érigent en patri- moine des terres, des villes, des tributs, tout un royaume... Quel rapport la guerre a-t-elle avec le Christ ? Les papes, cependant, né- gligent tout pour en faire leur occupation unique. On voit parmi eux des vieillards décrépits montrer une ardeur juvénile, semer l'argent, braver la fatigue, ne reculer devant rien pour mettre sens dessus dessous les lois, la religion, la paix, l'humanité tout en- tière. Ils croient avoir défendu en apôtres l'église, épouse du Christ, lorsqu'ils ont taillé en pièces ceux qu'ils nomment ses ennemis. Comme si les plus dangereux ennemis de l'église n'étaient pas les pontifes impies qui font oublier le Christ par leur silence, l'enchaî- nent par des lois vénales, le dénaturent par des interprétations forcées, et le crucifient par leur conduite scandaleuse ! » Certains théologiens poussèrent des cris de colère à cette san- glante peinture. Un peu plus tard, ils y voulurent voir le germe du schisme nouveau, et accusèrent l'auteur de Y Éloge de la folie ÉRASME ET l'iTALIE. li^3 d'avoir pondu les œufs que Luther couva. » Les réformés, de leur côté, crurent trouver un allié dans le pamphlétaire énergique qui semblait leur frayer la voie et marquer le but de leurs coups. Les uns et les autres se trompèrent. Si nous examinons de près ce pas- sage, de beaucoup le plus vif de tout ce qu'Érasme a dit sur les papes, nous verrons qu'il n'a point la portée qu'on lui a donnée. Il est dans une œuvre légère et sans prétention théologique, écrite pour l'intimité et publiée pour la première fois à l'insu de l'au- teur. Il n'implique d'ailleurs ni une satire absolue de la papauté, ni une négation quelconque de l'autorité du saint-siège. Bien des Romains venaient d'écrire des pages plus cruelles contre la per- sonne d'Alexandre VI, et celle d'Érasme n'est aussi qu'une attaque tout individuelle elle est en son entier dirigée contre Jules II, qu'il a jugé de si près en Italie. Lorsqu'il voit de ses yeux le désordre mis dans le monde par son guide naturel, lorsqu'il entend les sophismes des théologiens complaisans justifier les appétits de la conquête et les fureurs de la vengeance, il ne peut retenir sa plume ; il parle avec l'audace de saint Jérôme et de saint Gyprien, et, comme eux, pour le plus grand bien de l'église. Il est facile de s'apercevoir que la critique du mauvais pontife est d'autant plus ardente que la croyance à sa mission pontificale est plus entière. On peut même trouver un trait du caractère italien dans cette façon de concevoir le pouvoir spirituel. L'Italie de Dante et de Pétrarque, qui voyait dans la papauté sa force et sa gloire, a su parler des papes en toute franchise et flageller les vices des hommes, sans cesser dereconnaître en eux l'autorité suprême dont ils sont revêtus. Il faut se rappeler que c'est en 1509 qu'Érasme a fait entendre au chef de l'église cette sévère leçon. A partir des premiers mou- vemens luthériens, il semble regretter de l'avoir donnée. Au mi- lieu du débordement de pamphlets contre Rome, qui inonde toute l'Allemagne et qui entraîne hors d'eux-mêmes les meil- leurs esprits, Érasme veille sur sa plume. Il est d'autant plus respectueux qu'on s'attendrait à le trouver plus hardi. Aucune phrase de ses œuvres dont les novateurs puissent triompher, où ses en- nemis catholiques les plus acharnés puissent loyalement relever une attaque. Dans ses lettres les plus intimes, même celles qu'il adresse à des luthériens, il blâme souvent les mauvais conseillers du pape, il raille les apologistes ridicules, il s'indigne contre la mauvaise foi des personnes ; mais il demande sans cesse le respect pour les institutions établies, et le maintien de l'édifice catholique dans son intégrité. Bien des hommes puissans, écrit-il, m'ont prié de me joindre à Luther ; je leur ai dit que je serais avec Luther tant qu'il resterait dans l'unité catholique. Ils m'ont demandé de TOME LXXXVIII. — 188S. 13 194 REVUE DES DEUX MONDES. promulguer une règle de foi ; j'ai répondu que je ne connais pas de règle de foi hors de l'église catholique. » Et ailleurs Quels que soient les dangers qui me menacent en Allemagne, je n'écouterai jamais que ma conscience, je n'irai à aucune secte nouvelle, je ne me séparerai jamais de Rome. » Ce langage, tout différent de celui du satirique, n'est pas moins sincère. Ce n'est pas Érasme qui a changé, ce sont les temps. Érasme devine les périls que vont faire courir à la foi ces premières rup- tures de l'unité, ce premier déchirement de la robe sans couture. Il a parlé jadis librement au pontife souverain, maître incontesté des consciences; à présent que son autorité spirituelle est ébranlée, que son existence même est mise en question, il se croit de nou- veaux devoirs ; il reste fidèle au pasteur des âmes et ne déserte point le troupeau. Les hommes qui attaquèrent si violemment la papauté au xvi^ siè- cle avaient évidemment leurs raisons pour le faire; mais on ne peut douter qu'un esprit aussi judicieux et aussi indépendant qu'Erasme n'eût les siennes pour la défendre. Gomment lui aurait-on reproché son ignorance en cette matière? Il étudiait depuis sa jeu- nesse l'histoire de l'église et les origines du christianisme. Ce qui valait mieux encore, il avait vu, à Rome même, l'organisation et le fonctionnement du pouvoir central, tel que la suite des siècles l'avait constitué. Il avait connu de près les hommes qui gouver- naient le catholicisme, et c'est ici que son jugement a quelque poids. L'institution pontificale ne lui a paru ni dangereuse ni su- perflue. S'il l'avait jugée telle, il avait, au moment de la réforme, une occasion incomparable pour en achever la ruine. Tout l'y pous- sait ses amitiés prochaines, son intérêt immédiat, la guerre que lui faisaient tant de catholiques, et surtout ce qui est plus décisif pour de tels hommes l'indépendance naturelle de son esprit. Les menaces et aussi les séductions ne lui manquaient pas Je serais un dieu en Allemagne, écrivait-il, si je consentais à attaquer le pape. » Pour peu qu'il l'eût voulu, l'autorité dont il jouissait en Europe lui promettait une facile victoire. Les protestans voyaient très juste quand ils lui demandaient un seul mot de condamnation contre Rome pour avoir bataille gagnée. Ce mot, Érasme ne le dit jamais; et quand il se décida à parler, quand il donna à l'un des deux partis en présence l'appui de sa plume et de son nom, ce ne fut pas seulement pour venger le libre arbitre attaqué par Luther, ce fut pour défendre la tradition catholique, l'unité, le pape. C'est à cette cause qu'il donna l'effort suprême de sa vie. On a dit que, sans son voyage de Rome, Luther ne se fût pas ré- volté ; sans son voyage de Rome, Érasme ne fût peut-être pas resté soumis. Luther, revenant d'Italie, le cœur plein de mépris et de ÉRASME ET l'iTALTE. J95 haine , disait Rome n'est plus qu'un tas de cendre et une cha- rogne. » Presque en même temps , Érasme écrivait Je ne puis oublier Rome, et le regret me torture de l'avoir quittée. » Il y a, entre des jugemens si opposés, la distance de deux esprits, la dif- férence aussi de deux voyages. Érasme ne sortait pas de son mo- nastère quand il vint en Italie ; il avait couru le monde et connu les hommes. II a très bien vu les mœurs du clergé romain d'alors et ce qu'elles avaient, dans l'ensemble, de contraire à l'esprit évan- gélique. Mais il a fait, dans ce triste spectacle, la part des erreurs inévitables que rachetaient tant de grandes choses, et ce milieu, qui n'était pas le sien, il a su le comprendre et l'aimer. Luther n'a vu ni les érudits, ni les artistes, ni l'intimité des prélats, dont le luxe le scandalisait. Le moine augustin a passé à Rome quelques jours à peine, pour les affaires de son ordre. Il a vécu dans son couvent de la Porte-du-Peuple ou dans les auberges du Tibre, avec des baladins et de mauvais prêtres. Il est resté hanté tout le temps par ses visions apocalyptiques. Il n'a rien aperçu de la ville des papes, que le faste païen et la corruption. Au sortir des ombres de son cloître saxon, jeté brusquement dans la pleine lumière de l'Italie de la renaissance, il a eu l'éblouissement douloureux des oiseaux de nuit, et cette grande âme troublée a crié au monde son indignation et sa souffrance. Luther en Italie s'est trouvé face à face, dit-il, avec a la pros- tituée de Babylone, assise sur les sept montagnes et mère des abominations. » La nature de l'esprit d'Érasme ne lui permettait pas de pareilles rencontres. En revanche, il a vu, de ses yeux de moraliste et de chrétien, la papauté avec ses défauts et ses gran- deurs, et les rapports qu'il eut avec elle dans la suite découlent, croyons-nous, de ce qu'il pensa dans ce voyage. Il avait connu, du- rant son séjour, les prélats les plus importans de l'époque. Tous lui avaient plu par quelque côté. Les plus nombreux étaient ces grands seigneurs à gros revenus, qui croyaient rehausser l'éclat de la curie par l'appareil des plus brillantes cours laïques. La plupart étaient intelligens et instruits, et s'entouraient d'artistes et de savans. Leur goût en matière d'art était un peu mythologique; on n'en veut pour preuve que la salle de bain du cardinal Bibbiena. Leurs études aussi étaient assez profanes ; ils lisaient plus volontiers Gi- céron et Martial que les épîtres de saint Paul et les hymnes de Pru- dence. Mais Érasme estimait avec raison que l'élévation de l'esprit est une des formes de la vertu, et qu'un ami sincère de l'antiquité ne persécutera point les consciences, ne pèsera jamais bien lourde- ment sur les esprits. D'autres prélats qu'Érasme vit à Rome étaient faits pour lui plaire plus entièrement. Cultivés comme leurs contem- porains, mais préoccupés avant tout de leurs devoirs d'état, de leur mission sacerdotale, ils ne se confinaient point dans des préoccupa- 196 REVUE DES DEUX MONDES, lions classiques, déplacées à cette heure. Ils étaient consciens de la crise que traversait le monde catholique. Ils cherchaient de bonne foi à se rendre compte des abus qui se commettaient au nom de l'église. Ils sentaient le besoin des réformes générales, et commençaient par se réformer eux-mêmes, en donnant l'exemple trop rare de la cha- rité chrétienne et de la simplicité des mœurs. L'enivrement du pou- voir présent rendait méritoires de tels efforts Erasme leur en a toujours su gré; il n'a jamais désespéré d'une société qui n'était pas aussi corrompue qu'on nous la montre d'ordinaire, et qui comptait en elle tant d'élémens de vie et de renouvellement. Les deux papes qui ont été le plus liés avec Érasme, Léon X et Adrien VI, représentent assez bien ces deux groupes si différens des prélats romains de la renaissance. Érasme aimait dans l'un l'huma- niste plein de grâce qui l'avait accueilli en confrère et qui, au be- soin, savait le défendre. Il excusait le lettré des inconséquences du politique. Dans les affaires religieuses, lorsque le pape excommunia Luther, consacrant ainsi l'existence du schisme, qu'Érasme espé- rait encore éviter, il ne rendit point Léon X responsable de ce qu'il jugeait une erreur; il blâma seulement ses conseillers, et se plai- gnit avec tristesse que, sous le plus doux des pontifes, le parti de la violence l'eût emporté. Comme les papes qui se succèdent ne se ressemblent jamais, Adrien VI était de famille obscure, prêtre austère et sans élégance, à qui ses vertus seules avaient valu l'unanimité du conclave. Érasme l'avait connu à Louvain, et pensait que le clergé catholique, pour répondre victorieusement aux attaques des réfor- més, n'avait qu'à prendre modèle sur son chef. Il lui adressa, plein de confiance, un plan de pacification. Ce plan avait le tort de venir au plus fort de la guerre; mais le pape n'en accusa même pas ré- ception et parut prêter l'oreille à ceux qui incriminaient la bonne foi d'Érasme. Celui-ci, blessé au cœur, lui pardonna pourtant ses soupçons en faveur de sa vertu, comme il avait pardonné à Léon X ses légèretés en faveur de sa littérature. C'est en grande partie sur les instances d'Adrien qu'Érasme se décida à écrire contre Luther. Il fallait qu'il eût grande envie de plaire au pape et de satisfaire ses amis d'Italie, pour sortir de sa retraite studieuse, interrompre ses travaux et livrer, à soixante ans, une nouvelle série de combats. Rome d'abord ne lui en sut aucun gré. Bien peu d'esprits furent assez clairvoyans ou assez sincères pour reconnaître qu'il avait, par son attitude, arrêté une partie de l'Allemagne sur le chemin de la réforme. Les partis ne récompen- sent que les dévoûmens aveugles. Érasme sentit longtemps que ses épigrammes passées lui avaient amassé plus de haine que ses la- borieux services ne lui valaient de reconnaissance. Cependant cette ingratitude de l'ignorance eut un terme Paul III lui fit offrir le ÉRASME ET l'iTALIE. 497 chapeau de cardinal ; aucune justice n'était mieux due, et ce Far- nèse, qui ne fut pas un pape médiocre, ne pouvait choisir avec plus d'intelligence un chrétien qui eût mieux mérité de l'église. Érasme refusa; mais il put croire du moins, avant de mourir, en recevant cette réparation tardive et en voyant ses amis entourer la chaire de saint Pierre, que les âmes s'ouvraient à la modération et que la cause de la réforme catholique, à laquelle il avait donné sa vie, allait triom- pher. Telle fut, dans ses grandes lignes, la conduite d'Érasme envers le pontificat romain, c'est-à-dire envers la forme sensible de l'or- thodoxie. On voit que son voyage n'est pas inutile pour l'expli- quer. S'il n'avait pas vu Rome, il aurait peut-être cru, lui aussi, à la nouvelle Babylone dénoncée au mépris du monde par les pro- testans. Il savait au contraire quelles ressources morales tenait en réserve la société romaine, et la conscience très claire qu'il avait des services rendus à la renaissance par l'Italie catholique aidait à le garder des entraînemens de son temps. Parmi les causes multiples qui déterminèrent son attachement à la tradition, et sur lesquelles personne évidemment ne peut avoir la prétention de dire le dernier mot, il faut compter encore le carac- tère de ses liaisons avec des Italiens. Malgré bien des raisons intimes qui semblaient devoir la mener à la réforme, l'Italie est restée orthodoxe, et la réaction du concile de Trente a trouvé en elle son plus solide point d'appui. Tous les amis qu'Érasme y comptait ont, dès le début, pris parti contre Luther. N'est-il pas permis de croire qu'il a été influencé par l'exemple d'hommes qu'il estimait et admi- rait profondément, par la crainte d'attrister des cœurs fidèles et peut-être les mieux aimés? Le souvenir évoqué d'un Bombasio, d'un Bembo, d'un Sadolet, n'a-t-il pas servi à empêcher notre hu- maniste, dans ses momens de plus mauvaise humeur contre Rome, de donner aux réformés des gages compromettans, de s'unir à eux par cette fraternité des premiers combats qui entraîne peu à peu, pour les batailles suivantes, l'assentiment de la conscience? Érasme était extrêmement accessible aux considérations de sentiment, et c'est lui-même qui nous apprend que a ses liaisons les plus douces étaient avec des Italiens. » Au milieu des attaques très vives, théo- logiques ou littéraires, qui lui vinrent de leur pays, presque aucun de ces amis ne l'abandonna. De nouveaux étaient venus remplacer ceux que la mort avait pris. Ce ne furent pas les moins dévoués. Érasme n'avait pas connu à Rome l'évêquede Garpentras, plus tard cardinal, Jacques Sadolet. Il se mit en relations par lettres avec ce prélat, l'un des plus nobles représentans de l'action évangélique, en ce temps où l'évan- gile s'obscurcissait. Leur correspondance révèle deux belles âmes 198 REVUE DES DEUl MONDES. attristées de l'état du monde, également ennemies des pharisiens» et des faux prophètes, » imbues presque au même degré de l'es- prit italien de la renaissance, déjà sur son déclin. Agamemnon souhaitait dix Nestor pour l'armée des Grecs, écrivait Érasme ; com- bien je souhaite plus ardemment dix Sadolet pour l'église du Christ! » La pensée de telles amitiés et de tels hommes soutint le cou- rage d'Erasme dans la vie très troublée qui fut la sienne, surtout quand Luther eut paru. L'hospitalière nation ne sortait pas de sa mémoire. Celui qui a bien vu l'Italie, dit Goethe, ne peut jamais être tout à fait malheureux. » L'humaniste du xvi^ siècle expéri- mentait déjà cette consolation du souvenir. Placé au milieu du champ de guerre des partis, il était en butte à toutes les infamies de l'attaque personnelle, à toutes les calomnies d'une polémique enflammée, avivée par les passions religieuses. Que de temps perdu pour les lettres, dans ces livres employés à justifier sa sincérité, à expliquer des phrases très claires de ses écrits qu'on s'obstinait à ne pas comprendre 1 à répondre à des accusations d'ivrognerie, à réfuter des adversaires dont l'argument le plus sérieux et le plus sûr consistait à le traiter de bâtard ! Comme elles étaient loin, les années heureuses d'Italie, les doctes réunions chez Manuce, les visites au cardinal Riai'io et à Jean de Médicisl Ces images du passé revenaient souvent à notre Érasme, dans sa vieillesse douloureuse, alors que les Hutten, les Scaliger, les Béda, les Stunica, catholiques et protestans, aventuriers et théologiens, ameutés contre lui à tous les coins de l'Europe, troublaient de leurs cris ses graves études et jetaient sur sa table de travail des monceaux de pamphlets. Pour fuir ces luttes mesquines qui gaspillaient son génie, il a pensé souvent à retourner à Rome, passer ce qui lui restait de vie parmi les savans et les bibliothèques. » Sa correspondance est pleine de projets de ce genre, tour à tour abandonnés et repris. Hélas! quand il aurait eu besoin d'y être, il ne pouvait plus s'y rendre. Ce grand voyageur depuis longtemps ne voyageait plus. Au pape Adrien VI, qui s'étonnait de ses hésitations, le vieil Érasme répondait qu'il n'était plus assez sain ni solide pour traverser les Alpes La route est longue, disait-il ; je ne puis m'exposer à la neige des montagnes, aux poêles dont l'odeur seule me fait éva- nouir, aux auberges sordides et immondes, aux vins acres qui me rendent malade rien qu'à les goûter. Vous me dites Viens à Rome. C'est comme si vous disiez à l'écrevisse de voler ; dile ré- pondrait Donnez-moi des ailes. Et moi je vous réponds Ren- dez-moi la jeunesse, rendez-moi la santé! n Lorsqu'on 1535 Paul III l'appela encore pour faire de lui un cardinal, c'était une dernière dérision de la fortune pour cet infirme, aux souffrances toujours ÉRASME ET l'ITALIE. 199 plus cruelles, qui n'attendait plus que la mort. Érasme tenait fort peu aux honneurs romains ; mais il aimait Rome et les hommes qui, au cœur même du catholicisme, représentaient si dignement l'esprit nouveau. C'est auprès d'eux, s'il l'avait pu, qu'il serait venu mourir, lui qui écrivait Mon âme est à Rome, et nulle part au monde je n'aimerais mieux laisser mes os. » Le voyage d'Érasme lui avait révélé la renaissance dans sa pléni- tude. Il ne l'a jamais oublié, et, le jour où la cause de l'Italie et celle du catholicisme parurent unies, il paya sa dette à l'une en restant fidèle à l'autre. 11 avait gardé dans les yeux l'ineffaçable tableau de ce qu'il avait vu au-delà des Alpes. Cet amour si vif du beau, des lettres, de la philosophie, cette ouverture de l'intelligence sur toutes choses, ce développement libre et varié de la culture humaine dans une doctrine religieuse immuable et sûre, les lettres honorées avec éclat et servies avec passion, les arts se souvenant de l'antiquité pour interpréter le christianisme, cette synthèse de deux mondes et de deux génies que représente un Raphaël et qui n'a plus reparu dans l'humanité, ce fugitif idéal de l'Italie de Léon X, c'était aussi l'idéal d'Érasme. Il le vit bientôt compromis par la réforme. Après une courte illusion, il comprit que ses plus chères amours, les lettres, risquaient d'être englouties dans la tempête théolo- gique. Les bniyans acteurs, comme il disait, de la terrible tragédie, les anabaptistes et les sacramentaires, avaient de tout autres soucis que la philosophie chrétienne. Luther écrivait en allemand, germa- nirel et se moquait, dans son grossier langage, des humanistes et des humanités. Les érudits les plus sincères, et Mélanchton lui- même, étaient emportés par ce courant, si contraire au véritable courant de la renaissance ; ils renonçaient à cultiver les esprits pour faire la besogne, qu'ils croyaient plus utile, d'éclairer les âmes. L'Allemagne, pleine du bruit des prêches et des armes, n'avait plus de loisirs. Les sympathies d'Érasme ne pouvaient hésiter longtemps. Toutefois, s'il embrassa la cause que lui désignèrent sa conscience et ses souvenirs, ce fut avec peu d'illusion. Il prévoyait, dans toutes ces luttes sans mesure et sans respect, dans les violences des deux partis, dans cette bataille si mal engagée, la perte prochaine des con- quêtes de l'âge précédent, l'amoindrissement de ce noble esprit antique retrouvé par l'Italie. On peut regretter qu'Érasme et ses amis de Rome n'aient pas dirigé leur temps; peut être l'histoire n'aurait-elle pas à déplorer la banqueroute de la renaissance. » Mais le monde n'écoute pas les hommes sages, mesurés, prudens, les croyans sans fanatisme et les hardis sans témérité. Le monde, dit Érasme, est gouverné par la Folie. Pierre de Nolhac. DEUX GOUVERNEURS DE L'ALSACE-LORRAINE Nous nous sommes accoutumés, dans les dernières années de ce siècle, à ne plus compter avec les distances. La vapeur les a suppri- mées, mais parfois la politique les rétablit. On assure qu'avant peu il suffira de cinq jours pour se transporter de Soulhampton à New^-York; en revanche, grâce à la loi des passeports et aux formalités imposées à tout voyageur qui se rend de France en Alsace-Lorraine, il faut trois semaines au moins pour aller de Paris à Metz ou à Strasbourg. Tout gouvernement a le droit de défendre ses intérêts comme il l'entend, et nous ne trouvons rien à redire aux mesures de précaution que le gouvernement allemand a cru devoir adopter sur la frontière du Reich- sland. Mais la politique est une matière sur laquelle il est permis de philosopher, et on peut se demander si ces mesures, dont on rend les Français responsables, ne sont pas la conséquence des fautes commises par l'administration allemande dans les provinces annexées. Nous n'au- rions garde d'en dire plus à ce sujet que n'en disent les Allemands rai- sonnables. L'un d'eux convenait que la politique généreuse est souvent la plus habile, qu'on avait paru s'en douter à Berlin, que pendant quelque temps on s'était appliqué à réconcilier les Alsaciens-Lorrains avec leur sort, et qu'on s'était bien trouvé de cet essai, mais qu'un mouvement d'impatience, un caprice de colère, avait tout gâté — Oa apprend, disait-il, en étudiant les écoles que nous avons faites dans le Reichsland, comment un conquérant ne doit pas s'y prendre quand il se propose de s'assimiler promptement des populations qui, à la fois sages et fières, se montrent également sensibles aux bons et aux mauvais procédés. » Ce fut huit ans après la conquête que le gouvernement allemand se décida à faire un essai de politique généreuse dans l'Alsace-Lorraine. DEUX GOUVERNEURS DE l'aLSAGE-LORRAINE. 201 On l'avait traitée jusqu'alors en simple pays sujet. Le siège de son gouvernement était à Berlin, dans une section particulière de l'office du chancelier de l'empire, dont les ordres étaient exécutés par un président supérieur, résidant à Strasbourg. Le conseil fédéral et le Reichstag se chargeaient de lui donner des lois. Elle envoyait au par- lement impérial quinze députés, qui n'avaient guère que le droit d'inutile remontrance. Son Landesausschuss ou parlement provincial n'était qu'une chambre consultative, dont les avis étaient rarement écoutés. En 1879, on eut la bonne pensée de lui octroyer une sorte de con- stitution, et le siège du gouvernement fut transporté à Strasbourg. L'empereur consentait à s'y faire représenter par un gouverneur ou Stalthalter, investi d'une partie de ses pouvoirs souverains. Ce Stat- thalter, à la fois aller ego de l'empereur et chancelier d'Alsace-Lorraine, devait se faire assister dans l'exercice de ses fonctions par un secré- taire d'état et par un ministère responsable. Le Reichsland n'était pas admis, comme les autres étals de l'empire, à déléguer des plénipoten- tiaires au conseil fédéral; mais on l'autorisait, le cas échéant, à y faire défendre ses intérêts par des commissaires. Le parlement provincial acquérait le droit de voter des lois et de promulguer le budget avec l'assentiment de ce même conseil fédéral. Le nombre des membres de cette assemblée, élue par un suffrage à deux degrés, était porté de 30 à 58. Elle obtenait en même temps le droit d'initiative ou de proposi- tion. C'était une concession sérieuse, et le changement était heureux. Les autonomistes avaient souvent dit et répété Nous sommes soumis aux mêmes charges que les autres états allemands, accordez-nous les mêmes droits, les mêmes franchises. » On n'accordait pas aux autono- mistes la moitié de ce qu'ils demandaient, mais on cessait de traiter les Alsaciens-Lorrains en simples sujets. On les faisait passer au rang d'Alle- mands de seconde classe, et on leur permettait d'espérer qu'un jour peut-être, s'ils étaient bien sages, ils deviendraient aussi libres que les Badois, les Bavarois et les Saxons. Il y avait deux ombres au tableau. Bien que, par le système d'élec- tion appliqué au Landesausschuss , on se fût assuré qu'il n'y aurait ja- mais dans cette assemblée une majorité protestataire et intransigeante, et bien qu'on eût paré d'avance à tous les accidens possibles en déci- dant que, si elle se permettait de désapprouver un projet du gouver- nement, on le ferait voter par le Reichstag et on l'imposerait d'autorité, on ne laissait pas de craindre que ce petit parlement en tutelle ne de- vînt indiscret, qu'il ne conçût une trop haute idée de son importance. La salle où il se rassemblait était pourtant fort modeste ; une triple rangée de bancs en gradins offrait cinquante-six sièges à cinquante-huit députés. Le bâtiment lui-même faisait une pauvre figure auprès des constructions grandioses de l'université ; il ressemble à un chalet suisse, 202 REVDE DES DEUX MONDES. et les malins affectaient de le prendre pour une vacherie destinée à fournir aux amateurs et aux malades du lait pur, de provenance garantie. Mais ce qui pouvait sembler beaucoup plus grave, c'est qu'on avait refusé aux membres du Landesausschuss le droit d'immunité ou d'in- violabilité parlementaire. Il arriva un jour qu'un secrétaire d'état, qui aimait à montrer les dents, menaça M. Kiener, de Munster, de le tra- duire en police correctionnelle pour avoir avancé devant une commis- sion un fait dont il ne pouvait produire toutes les preuves juridiques. Des agens du service forestier proféraient les mêmes menaces contre les députés assez osés pour critiquer leurs actes. Un bourgeois qui, en 1880, adressait à un journal de Mulhouse des lettres fort piquantes, remarquait à ce propos que des députés sont élus pour exercer leur liberté de parole pleine et entière, qu'ils ne doivent pas courir le risque de passer de la salle de contrôle des actes de l'administration sur le banc des accusés, devant le tribunal de police. » Mais en Alsace- Lorraine, les patriotes sont d'ordinaire aussi modérés que courageux, et des orateurs tels que le vaillant et pieux tribun de Mulhouse, M. Winterer, ou que le jeune représentant de Colmar, M. Grad, ont fait entendre plus d'une fois d'utiles vérités sans que la foudre tom- bât sur eux. Écartant les discussions irritantes et stériles, le parle- ment de Strasbourg s'est occupé d'affaires plus que de politique, il a su faire de bonnes finances, pourvoir aux grosses dépenses d'une ad- ministration plus coûteuse que celle de tout autre pays allemand, sans recourir aux emprunts proposés par le gouvernement, établir l'équi- libre dans le budget, obtenir même des excédens de recettes, tout en consacrant des crédits considérables aux travaux publics et aux amé- liorations agricoles. Hélas ! quoique ce malheureux Landesausschuss n'ait jamais fait que de bonne besogne, il est fort maltraité aujour- d'hui par la presse officieuse, qui a demandé sa mort. Depuis que le vent a sauté, depuis que la politique tracassière et compressive a remplacé la politique de ménagemens, les joies tristes d'une con- science sans reproche sont les seules que puissent se promettre les Alsaciens-Lorrains qui ont le goût des devoirs amers et qui, à leurs risques et périls, s'obstinent à s'occuper des affaires de leur pays. Les députés se seraient consolés de n'être pas inviolables, si le Reichstag leur avait fait la grâce d'abolir l'article 10 de la loi du 30 dé- cembre 1871, qui conférait au chef de l'administration du Reichsland un pouvoir dictatorial et tous les droits redoutables que possède un commandant militaire dans un pays soumis à l'état de siège. En vain alléguait-on qu'octroyer une charte et conserver la dictature est une contradiction, que donner et retenir ne vaut, que l'article 68 de la constitution de l'empire assurait à l'empereur la faculté de mettre, quand il lui plairait, le Reichsland en état de siège, qu'au surplus l'Alsace-Lorraine avait supporté ses malheurs avec une résignation DEUX GOUVERNEURS DE l' ALSACE-LORRAINE. 203 exemplaire, que son obéissance était parfaite, qae les impôts ren- traient régulièrement, que le recrutement s'opérait sans peine, qu'il n'y avait eu nulle part ni désordres, ni troubles, ni conspirations, — M Vous nous représentez, disait au Reichstag un député alsacien, que la loi de dictature n'entrera en exercice qu'à l'heure du danger. Il est si facile de voir partout du danger! Vous nous dites aussi que nous trouverons la meilleure des garanties dans le caractère du Statthalter qui nous sera donné. A la bonne heure, et ce n'est pas de lui que je me défie. Mais je redoute le zèle de ses agens. Les bureaucrates en sous-ordre ont le nez si fin! Au moindre désagrément qu'ils s'attire- ront par leur faute, ces grands flaireurs de périls auront bientôt fait d'insinuer à leur chef que la paix publique est menacée. » M. Wind- thorst vint en aide aux orateurs alsaciens-lorrains; mais l'article 10 ne fut point aboli. Plus puissant que l'empereur, le gouverneur du Reichsland n'a pas besoin de proclamer l'état de siège, il le consi- dère comme une institution permanente, et il ne tient qu'à lui, en tout temps et à sa convenance, d'user de tous les pouvoirs que la loi française du 9 août 1849 conférait à l'autorité militaire. Il peut ordon- ner des visites domiciliaires à toute heure du jour et de la nuit, dé- créter des expulsions, des bannissemens, interdire tout journal, toute association, toute réunion qui lui paraît dangereuse. Ce n'est pas en- core tout, l'article 10 porte qu'il pourra prendre sans délai toutes les mesures, sans exception, qu'il jugera nécessaires. Le 28 janvier de l'an dernier, M. Grad disait au Landesausschuss Tant que la dic- tature ne sera pas supprimée de notre législation, nous serons con- damnés à dire, comme lady Macbeth La tache est encore là. Maudite tache ! je ne puis l'effacer. » Quelque imparfaite que leur parût la constitution qu'on leur octroyait, les Alsaciens-Lorrains la regardèrent avec raison comme un heureux progrès, comme une nouveauté bienfaisante. Ce n'était pas du pain de froment qu'on leur donnait; mais enfin, si bis qu'il fût, c'était du pain, et jusqu'alors on ne leur avait offert que des cailloux. Tout au con- traire, l'administration allemande était inquiète et mécontente. Les bureaux, qui sont très avisés, avaient compris dès la première heure que l'intention du gouvernement impérial était de relâcher les liens du prisonnier, et que le Statthalter qu'on attendait à Strasbourg s'y présenterait en podestat, en arbitre souverain, avec la mission de s'in- former des vœux et des griefs de la population, de réprimer le zèle intempérant des sous-préfets ou Kreisdirectoren, de leur prêcher la discrétion et la sagesse, de restreindre leur omnipotence. La situation en Alsace n'est pas telle qu'on la représente souvent dans les journaux allemands et dans plus d'un journal français dans le train ordinaire de la vie, il s'agit moins d'un irréconciliable antagonisme politique que d'un conflit, d'une lutte continuelle entre des administrés et des ad- 204 REVUE DES DEUX MONDES. ministrateurs qui n'ont ni les mômes mœurs, ni les mêmes idées, ni le même tour d'esprit, qui ne parlent pas la même langue, quoiqu'ils parlent tous allemand, et qui surtout ne peuvent s'entendre sur ce qu'ils se doivent les uns aux autres. L'Alsacien est un peuple paisible, travailleur, économe, facilement gouvernable. Cette population, je ne crains pas de l'affirmer, disait le chancelier de l'empire le 2 mai 1871, est en ce qui concerne l'hon- nêteté et l'amour de l'ordre une véritable aristocratie. » L'année sui- vante, il disait encore Pourquoi nous devons mettre sous la tutelle de l'empire ce pays dont les habilans sont des enfans depuis long- temps venus à terme, en vérité je ne le comprends pas. » L'Alsacien le comprend encore moins. 11 est doux, mais il est digne et tenace. S'il obéit à l'autorité et à la loi, l'autorité fût-elle dure et la loi déraison- nable, il n'en pense pas moins, il se réserve le droit de juger ses juges, et quand il a le malheur d'avoir un maître, il ne se croit pas tenu de changer ses opinions pour lui être agréable. Bons diables au fond, disait l'un d'eux, les Alsaciens distinguent entre le respect dû à la loi et l'effacement de leur raison devant les raisons particulières aux au- torités payées au moyen de leurs contributions. Ils croient comprendre leurs intérêts aussi bien que M. le Kreisdirector, et ils se passent de ses conseils pour le choix de leurs mandataires. » Sous le régime fran- çais déjà, les candidatures patronnées par le gouvernement leur plai- saient peu; en 1869, le baron Zorn de Bulach, alors chambellan de l'empereur Napoléon, et M. Jean Dollfus lui-même, en firent l'expé- rience à leurs dépens. Depuis que l'Alsace est allemande et qu'elle en- voie des députés au Reichstag, les candidats officiels lui agréent encore moins. L'un d'eux, se promenant un jour d'été avec son sous-préfet, se baissait de temps à autre et tirait son mouchoir pour épousseter les bottes de ce haut personnage. Ses électeurs lui firent voir qu'ils n'entendaient pas être représentés à Berlin par un homme si prodi- gieusement aimable. L'Alsacien n'oubliera pas de longtemps que la France l'a élevé. Comme tout Français, il a l'humeur égalitaire ; on ne lui persuadera jamais que certains hommes naissent avec une selle sur le dos et d'autres avec des éperons aux pieds. Il n'aime pas que ses gouvernans se croient d'une autre caste, d'une autre espèce que lui et le traitent de haut en bas ; il est accoutumé à ce qu'on ait des égards pour sa dignité. Il ne peut souffrir non plus qu'on s'ingère dans ses affaires de cœur et de conscience. Il a peut-être des souvenirs qui le hantent, des regrets, des amours secrètes et de secrètes espérances ; il ne pense pas en devoir compte à personne il obéit; n'est-ce pas assez? a De- puis que vous êtes nos maîtres, disait au Reichstag, en 1879, un dé- puté d'Alsace, nous vous avons prouvé que nous savions respecter ce qui vous semble respectable, et nous désirons que de votre côté vous DEUX GOUVERNEDRS DE L ALSACE-LORRAINE. 205 respectiez en nous des sentimens qui nous sont sacrés. » Quelques mois plus tard, le bourgeois de Mulhouse que j'ai déjà cité écrivait Ce que nous demandons, nous les bourgeois annexés de l' Alsace- Lorraine, c'est de vivre le moins mal possible dans une situation et sous un régime que nous n'avons pas choisis, que nous subissons au contraire par la force des choses. Le chancelier allemand, la France et le monde savent à quoi s'en tenir sur nos sentimens intimes. Mais enfin de plus sages l'ont dit Mieux vaut vivre que philosopher, et nous voulons vivre tranquilles, et autant que possible vivre bien. Le pot-au-feu d'abord, la gloire après ! » L'Alsacien -Lorrain pense que les étrangers qui le gouvernent et qu'il paie de son argent devraient s'appliquer, par leurs bons soins, par leurs ménagemens, à lui faire oublier son malheur, à le réconcilier avec ses nouvelles destinées ; mais ces étrangers pensent au contraire qu'ils font honneur à l'Alsacien-Lorrain en l'administrant bien ou mal entre deux points de vue si divergens, aucun accord n'est possible. Tous ces bureaucrates, accourus de tous les coins de l'Allemagne dans le Reichsland, l'ont considéré dès l'origine comme un pays conquis, comme une proie ou comme une vache à lait, comme une ferme à exploiter, comme une terre riche et grasse où les traitemens sont beau- coup plus considérables que sur la rive droite du Rhin, et dans lequel un Kreisdirector, outre ses appointemens, reçoit 3,000 marcs d'indem- nité pour une voiture à deux chevaux, et jusqu'à 1,500 marcs de sup- plément de paie ou de Ortszulagen. Touchant une solde de campagne et regardant comme une contribution de guerre l'argent alsacien qui entre dans leurs poches, ces fonctionnaires ont l'humeur militante; ils ôtent rarement leurs bottes, ils ne mettent jamais leurs pantoufles. Quand M. Herzog, attaché alors à la chancellerie de l'empire et chargé de la direction des affaires du Reichsland, vint à Mulhouse, quelqu'un lui représenta qu'il serait bon de répondre au vœu de la population en accordant aux provinces annexées un régime moins rigoureux. Il ré- pondit sèchement Les vœux de la population me sont absolument indifférens. » Le maître avait parlé, son mot courut, et les subalternes en firent leur devise. Ajoutez que ces fonctionnaires, dont le chef est investi de pouvoirs dictatoriaux, se vantent d'y avoir part en quelque mesure la dicta- ture est une grâce qui se communique et se répand. Beaucoup ont pour principe que l'administration peut tout, et ils agissent en conséquence, ils tranchent du petit potentat. Tel agent en sous-ordre se plaît à faire sentir le poids de son autorité, et il exige, selon le mot du pays, qu'on danse comme il siffle. » Ajoutez encore que les bureaucrates alle- mands ont une disposition naturelle à scruter les esprits et les cœurs ; ils aiment à lire dans les têtes, ils se défient des arrière-pensées ; il ne leur suffit pas qu'on obéisse, ils entendent que l'obéissance soit 206 REVUE DES DEDX MONDES. empressée et même joyeuse, et ils tiennent compte des sentimens en- core plus que des actes. Aussi les fonctionnaires de l'Alsace- Lorraine eurent-ils bientôt fait de partager leurs administrés en deux classes celle des mau- vais sujets, qui pullulaient, celle des bons sujets, qui n'étaient pas nombreux. On est implacable pour les uns, indulgent our les au- tres, surtout quand ils possèdent le don des ingénieuses complai- sances tt des flatteuses caresses. On pardonne ses méfaits à tel secrétaire de mairie bien pensant, qui s'est permis de puiser quel- quefois dans la caisse municipale, et tel maire à poigne, qui s'entend à pétrir la pâte électorale, est maintenu en fonctions, quoiqu'il se fasse payer pour des travaux qui n'ont pas été exécutés. En revanche, on- accueille, on encourage toute dénonciation contre les mal pensans. Un instituteur d'outre-Rhin, établi en Alsace, engageait les petits Alle- mands qui fréquentaient son école à lui dénoncer les petits Alsaciens qui parlaient français pendant les récréations. Je ne connais pas, avait dit M. Windthorst, d'état plus insupportable que celui oui Ton n'est pas sûr de sa liberté personnelle, où l'on ne peut compter sur les tribunaux pour vous protéger contre les mesures arbitraires et les fausses dénonciations, et, je le crains, tel est aujourd'hui le sort de l'Alsace. » Mais les fonctionnaires du Reichsland s'inquiétaient peu de ce que pouvait dire M. Windthorst. Jusqu'en 1879, ils étaient assurés que, quoi qu'ils fissent, la chancellerie de Berlin leur donnerait tou- jours raison, et cette certitude leur mettait la conscience en repos et l'âme en liesse. M. Windthorst avait dit aussi que, si on voulait faire de la politique de conciliation dans le Reichsland, il fallait y envoyer un général. L'événement prouva qu'il avait dit vrai. En choisissant son premier Statthalter, l'empereur Guillaume eut la main heureuse. Le maréchal de Manteuffel était un homme fort remarquable. Ce soldat-diplomate, qui avait partagé sa vie entre les cours et les camps, s'était montré, selon les cas, habile négociateur et homme de guerre accompli. Lorsque, après la conclusion de la paix, il avait pris à Nancy le commandement du corps d'occupation allemande, il s'était attiré les sympathies par sa bonne grâce, par ses procédés humains et courtois. 11 avait laissé dans nos départemens de TEst le meilleur souvenir qu'un vainqueur puisse laisser à des vaincus; il conservait à la victoire tout son prestige, il la dépouillait de son insolence. Dès son arrivée à Strasbourg, ce grand homme maigre et sec fit une bonne impression; à peine eût-il pro- mené dans les rues sa verte vieillesse, son uniforme de dragon, sa tunique bleue, son grand manteau, sa petite tête coiffée d'une cas- quette et son œil vif, qui savait rire, on devina qu'il chercherait à plaire. Au surplus, il s'empressa de s'expliquer. 11 déclara qu'il enten- dait faire sa cour à la belle Alsace-Lorraine, qu'il lui demandait sa DEUX GOUVERNEURS DE l'aLSAGE-LORRAINE. 207 main, et il se comparait au doge de Venise épousant la mer. Il ajou- tait qu'il n'aurait garde d'envenimer les blessures, qu'il se proposait de les panser et de les guérir. Cette parole, qui réjouit les Alsaciens, fit tressaillir d'épouvante tous les bureaux il leur parut qu'on envoyait à l'Alsace une épée pour la protéger contre leur bon plaisir. M. de Manteuffel avait tenu, dès les premiers jours, à appeler auprès de lui des Alsaciens d'opinions modérées, disposés à entrer dans ses vues et capables de lui révéler les désirs et les griefs des populations. Ils formaient son conseil intime, il les consultait en toute occasion, et les bureaucrates mécontens l'accusaient d'inaugurer dans le Reichsland le pernicieux régime des notables, eine Notabdwirthschaft. Il s'occupait aussi d'entretenir de bons rapports avec la délégation provinciale. Dé- pensant jusqu'au derniersou en frais de représentation ses 300, 000 marcs de traitement, il aimait à recevoir, et sa fille l'aidait à faire les honneurs du palais. Pendant la session du Landesausschuss, il invitait chaque soir une demi-douzaine de députés; il les interrogeait, leurlâtait le pouls ou les sermonnait amicalement. Il pratiquait largement la politique de table, €t c'était par des propos de table, le verre en main, qu'il faisait connaître ses vues et ses projets. Ce soldat était un homme d'esprit et un orateur toujours en verve; il avait une éloquence à la fois agréable et caus- tique, et ses toasts, d'un tour original, étaient reproduits par les jour- naux. Il ne se lassait pas de répéter que l'annexion était un fait irrévocable, que les Alsaciens-Lorrains devaient en prendre leur parti, mais qu'il respectait leurs souvenirs, leurs regrets, qu'un peuple ne change pas de patriotisme comme de chemise, qu'il faisait peu de cas des empressemens serviles et des sympathies menteuses, qu'il ne ré- ^ DEDX GOUVERNEURS DE l' ALSACE-LORRAINE. 209 mais d'humeur cassante, n'avait pu vivre longtemps en paix avec M. de Manteuffel. Les concessions qu'il était obligé de faire lui avaient tellement échauffé la bile qu'il faillit succomber à une jaunisse. Le maréchal demanda son rappel et le remplaça par M. de Hofmann, qui était plus souple. De ce jour, les subalternes ne se sentirent plus en sûreté, et ils ourdirent une conspiration contre le Statthalter. En vrai soldat, il méprisait les délateurs et les délations; on n'osait plus lui dénoncer les Alsaciens protestataires; on s'en consola en le dénon- çant lui-même aux journaux allemands. Ce fut une vraie croisade de presse ; professeurs de l'université, instituteurs primaires, tout le monde s'en mêlait. Les feuilles conservatrices ou libérales-natiooalesde Berlin et de Cologne publiaient de venimeuses correspondances anonymes, où M. de Manteuffel était traité de politique incapable, qui compro- mettait par ses déplorables faiblesses la sûreté du pays annexé. Il avait le malheur d'être sensible aux articles de journaux; il ne craignait pas les coups d'épée, il redoutait les mouches et leurs piqûres. Il lui prenait des impatiences ; il aurait voulu obtenir des résultats éclatans et prompts qu'il pût opposer à ses adversaires pour les confondre. Ce doge, qui avait juré d'épouser la mer, se plaignait que ses avances fussent froidement accueillies la mer était tranquille, unie comme une glace, et ne répondait ni oui ni non ; peut-être se souvenait-elle qu'elle était veuve et pensait-elle à son premier mari. Calmez-vous, avait dit un député au maréchal dans une de ses heures de fâcherie; un politique avisé ne se pique pas d'aller plus vite que le temps. » Lorsque, dans l'été de 1885, il mourut àGastein d'une congestion pulmonaire, l'Alsace-Lorraine ne prit pas le grand deuil, mais elle regretta sincèrement ce galant homme. On lui savait gré moins de ce qu'il avait fait que de ce qu'il promettait de faire, de ses façons d'agir, de la générosité de ses intentions et de son caractère, des espérances qu'il donnait. Il avait assez réussi pour que son successeur fût tenté de suivre son exemple, et personne ne s'attendait à un changement de régime. Le prince Hohenlohe avait été président du conseil bava- rois, vice-président du Reichstag, ambassadeur en France^et à Munich comme à Berlin, comme à Paris, il passait pour un esprit tempéré, inclinant aux opinions moyennes et aux mesures libérales. Ses enne- mis lui reprochaient d'avoir le regard oblique et l'accusaient de con- sidérer la politique comme l'art de décliner les responsabilités; mais il n'avait pas d'ennemis en Alsace quand il s'y présenta, et ses débuts furent heureux. Pour don de joyeux avènement, le nouveau Statthalter rétablit le conseil municipal de Strasbourg. Peu après, l'empereur et l'impératrice vinrent visiter le Reichsland; ils se louèrent de l'accueil que leur fit une population qui respecte l'autorité, pourvu que l'auto- rité respecte ses droits et qu'elle ne cherche pas à violenter ses sen- TOME Lxxxviii. — 1888. il^ 210 REVUE DES DEUX MONDES. timens. Tout semblait aller pour le mieux, et le 15 octobre 1886, le prince Hohenlohe déclarait que peu de mois lui avaient suffi pour s'attacher au pays qu'il était chargé de gouverner, que désormais il regardait Strasbourg comme sa patrie. Tout à coup les affaires se gâ- tèrent, se brouillèrent, et ce furent les élections du 21 février 1887 qui firent tout le mal; mais à qui la faute? Le Reichstag avait refusé de voter le septennat, et il fut dissous. M. de Bismarck avait prononcé à cette occasion l'un de ses discours les plus retentissans il y représentait l'armée française comme un redou- table instrument d'agression, et la France comme une nation que le premier hasard précipiterait dans une guerre de revanche. Il devait s'attendre que son éloquence et ses prophéties remueraient profondé- ment les provinces annexées. Peu lui importait; il ne songeait qu'à se procurer une majorité dans le futur Reichstag, et il sacrifiait l'ac- cessoire au principal. Heureusement l'Alsacien a trop de bon sens pour ne pas savoir que certaines déclarations du chancelier ne doivent être acceptées que sous bénéfice d'inventaire. Mais, en conscience, on ne pouvait espérer qu'il prît parti pour le septennat. On annonçait à l'Alsace-Lorraine de prochaines batailles, et on lui demandait d'élire des députés favorables à une loi qui l'obligerait à augmenter le con- tingent qu'elle devait fournir à l'Allemagne; c'était vraiment trop exi- ger. Le prince Hohenlohe fit une faute grave ; il aurait dû s'abstenir, il résolut d'entrer en campagne. Pour se conformer aux instructions que M. de Hofmann recevait de la chancellerie impériale, et malgré les avis contraires que lui donnaient ses sous-préfets eux-mêmes, il publia un manifeste en faveur du septennat, et ordre fut intimé à tous les fonctionnaires d'user de tous les moyens pour arracher au pays un vote qui fût agréable à Berlin. Jamais pression si violente n'avait été exercée sur les électeurs ; on se flattait de les intimider, on ne réussit qu'à les irriter. Un des candidats officiels ayant affirmé que, si le sep- tennat était rejeté, ce serait la guerre, et que l'ennemi ne tarderait pas à envahir le Reichsland, on lui cria a L'ennemi ! il y a plus de seize ans qu'il est chez nous, n On avait semé le vent, on récolta la tempête, et l'opposition remporta un éclatant triomphe. L'éloquence de M. de Bismarck et le manifeste du prince Hohenlohe l'avaient beau- coup aidée. Les bureaucrates de métier ne sont jamais si certains d'avoir raison que lorsqu'ils sont dans leur tort. C'est la faute du feu maréchal, s'écriait-on, de sa mansuétude et de ses concessions! Voilà où nous ont menés les voies de douceur 1 — On avait dit aux Alsaciens-Lorrains Si vous votez bien, on vous donnera peut-être du sucre d'orge; si vous votez mal, vous aurez le fouet. » Ils avaient mal voté, ils ont eu le fouet. Les fonctionnaires mécontens et les professeurs de l'univer- DECX GOUVERNEURS DE l' ALSACE-LORRAINE. 211 site de Strasbourg qui envoient des correspondances anonymes à Berlin et à Cologne demandaient que le Reichsland fût incorporé à la Prusse, que toute personne suspecte de sympathies françaises fût chassée du pays, que le Landesausschuss fût supprimé. On n'a pas fait tout ce qu'ils désiraient; mais on a renchéri sur la politique compres- sive et tracassière d'autrefois. Les dénonciations encouragées, récom- pensées, la police ayant l'œil et la main partout, des mesures puériles et des brutalités, la proscription des étiquettes et des enseignes de boutiques françaises, les chemins de fer n'acceptant plus les colis qui portent une marque française, un père de famille condamné pour avoir envoyé son fils apprendre le français dans une école de Saini-Dié, le chocolat Ménier mis à l'index, l'ordre de débaptiser le pain d'épice et de ne l'appeler jamais que Pfefferkuchen, les chants séditieux punis de 4,000 francs d'amende et de deux ans de prison, des difficultés croissantes pour les permis de séjour, des expulsions, des bannisse- mens; que n'inventent pas des bureaux en colère? Enfin est venue la loi des passeports, et désormais l'Alsace-Lorraine a une frontière fer- mée, qui ne s'entre-bâille que pour laisser passer des gens absolument sûrs. Cette loi, dont les finances du Reichsland risquent de se res- sentir, sera-t-elle rapportée? L'Allemagne ne persuadera jamais au monde que pour tenir un pays où il n'y a jamais eu en dix-sept ans le moindre désordre, elle est obligée d'ajouter à la dictature les rigueurs d'un emprisonnement cellulaire. Pendant que les bureaux célèbrent leur victoire, que fait le Statthal- ter? 11 laisse faire. Soit qu'il n'ait pas à Berlin l'autorité suffisante, ou qu'il soit désireux de ne pas compromettre son repos, il semble avoir résolu de ne se mêler de rien, de n'intervenir en rien. 11 laisse ses fonctionnaires libres de suivre leurs propres inspirations ou celles qu'ils reçoivent de la capitale de l'empire ; il ne leur adresse aucune question indiscrète, il s'applique à ne point s'ingérer dans leurs affaires. 11 n'a point de conseil intime, et on ne cite de lui aucun propos de table; il ne donne guère à dîner, il représente peu, fait peu de bruit, il s'efface. On l'a autorisé à faire sonner les cloches sur son passage ; mais il n'abuse pas de cette autorisation. On raconte qu'il est entré un jour, le chapeau sur la tête, dans une salle où siégeait un conseil municipal ; il a dû lui en coûter, car il a d'ordinaire la politesse exacte d'un homme très bien né. Ajoutons qu'il a l'esprit trop cultivé, qu'il est trop intelligent, trop raisonnable pour approuver des mesures ridicules ou brutales, qu'il n'ose condamner tout haut. S'il cédait à son penchant naturel, il in- tercéderait quelquefois, il se souviendrait peut-être qu'il avait fait au Reichsland l'honneur de l'adopter pour sa patrie. 11 dirait comme Ponce-Pilate a Je ne vois rien de criminel dans cet accusé. » Mais / 212 REVUE DES DEUX MONDES, il ne dit rien le prince Hohenlohe est un Ponce-Pilate qui se tait. Au reste, dans toute l'Alsace-Lorraine, le silence est d'or. Si le Statthalter ne souffle mot, c'est qu'il craint de se brouiller avec ses bureaux ou avec Berlin ; si les administrés se taisent, c'est que l'Alsace est un des pays de ce monde d'où il est le plus dur d'être exilé. Il y a cependant des gens qui ne savent pas se tenir ni résister à la funeste démangeaison de dire une fois au moins ce qu'ils ont sur le cœur. Naguère un Kreis- director priait un bourgmestre alsacien de lui faire les honneurs de sa commune. Le bourgmestre lui montra dans l'église une petite souris d'argent, présent d'un évêque, et qui passe pour avoir la vertu de conjurer tous les fléaux. — Vous croyez donc à cette niaiserie? demanda le sous préfet en haussant les épaules. — Comment pour- rais-je y croire encore, répondit le maire en courbant les siennes, puis- que vous êtes encore ici! » 11 y avait en Alsace, dès le lendemain de la conquête, des autono- mistes et des protestataires. Ils se querellaient souvent, et ils étaient cependant bien près de s'entendre. Les uns disaient Les Allemands nous accorderont notre autonomie ; s'ils nous la refusent, nous pro- testerons comme vous. » Les autres répondaient Vous verrez que les Allemands ne nous la donneront jamais; si par miracle ils nous la donnaient, comme vous nous transigerions. » Sous le régime du ma- réchal de ManteufTel, plus d'un protestataire était devenu autono- miste; sous le régime présent, il n'y a pas un autonomiste qui ne proteste. On prétend que qui aime bien châtie bien, disait au Reich- stagun député du Reichsland; mais puisque nous devons être éternel- lement châtiés, puisque, moins favorisés que les autres citoyens alle- mands, on nous condamne à être toujours gouvernés par des lois d'exception, que voulez-vous que nous pensions de notre nouvelle nationalité? » Les autonomistes ont perdu leurs espérances, et quand on s'informe de leur santé, ils répondent, comme Saint-Évremond mourant Je voudrais me réconcilier avec l'appétit. » Le prince Hohenlohe est le plus discret des gouverneurs. S'il sortait de son pru- dent silence, il confesserait sans doute que la politique à laquelle on le force d'attacher son nom lui paraît fort impolitique, que les mesures qu'on l'oblige de prendre ou de laisser prendre sont les plus propres du monde à inspirer à un peuple fier autant que sage et patient le dégoût du pain qu'on lui fait manger, ainsi que de la main qui le lui offre, et le fatal amour du fruit défendu. G. Valbeht. REVUE LITTÉRAIRE LA CRITIQUE SCIENTIFIQUE. La Critique scientifique, par M. Emile Henuequin. Paris, 1888; Perrin. J'ouvre le livre de M. Emile Hennequin sur la Crilique scientifique, — M. Emile Hennequin est un jeune écrivain dont on se rappellera peut-être avoir lu d'intéressans et curieux Essais, — et dès la pre- mière page, ou le premier chapitre, car il faut être exact, j'y trouve la phrase que voici La critique littéraire, qui a débuté aux temps mo- dernes et en France par les examens de Corneille et de Racine, par Boi- leau et Perrault, apparut comme un genre distinct dans la seconde moitié du xviii* siècle, dans ce pays avec La Harpe et les Salons de Diderot, en Angleterre avec Addison, en Allemagne avec Lessing. » Sur quoi je ne puis m'empêcher de remarquer premièrement, que ce n'est point en France, mais plutôt en Italie, que la critique moderne a débuté ; » deuxièmement, que si je connais bien les Examens de Corneille, je n'en connais point de Racine, — ce sont sans doute ses Pré/aces; — troi- sièmement, que les Chapelain et les d'Aubignac, la préface de VAdone, celle de la Pucelle, les Sentimens de r Académie sur le Cid, la Pratique du théâtre, ayant précédé les Examens de Corneille lui-même, ont donc aussi précédé les Satires de Boileau, son Art poétique, et les Dialogues de Perrault sur les Anciens et les Modernes; quatrièmement, qu'à part les lecteurs de la Correspondance de Grimm, c'est-à-dire quelques prin- cipicules d'Allemagne, les Salons de Diderot n'ont guère été connus que de nos jours; cinquièmement, qu'Addison étant mort en 1719, il n'ap- 2i/l REVDE DES DEDX MONDES. partientpas à la seconde moitié duxviir siècle; » sixièmement, qu'en Allemagne, Lessing a été précédé de Gottsched, sans parler de quel- ques autres;., et toutes ces petites erreurs, parfaitement insignifiantes en soi, qui le seraient partout ailleurs, cessent de l'être et deviennent fâcheuses dans un livre dont le titre obligeait avant tout son auteur à cette précision qui faille premier caractère de l'esprit scientifique. » Rien de plus facile, en effet, que d'énoncer des idées générales et de les faire servir aux plus beaux développemëns, quand on néglige, que l'on oublie, ou que l'on ignore les faits exacts qui les jugent, et presque toujours, en les jugeant, les ruinent; mais rien aussi de moins scien- tifique, » ni qui nous mette plus naturellement en défiance d'un auteur et d'un livre. C'est le grand défaut de M. Hennequin son livre, qui témoigne d'une ardeur de généralisation toute juvénile, témoigne aussi de quelque insuffisance d'informations, de lectures et de réflexions. L'histoire de la littérature française, en particulier, lui semble être un peu étran- gère, ou du moins nous avons quelque raison de le croire, quand nous le voyons écrire des phrases comme celle-ci, par exemple, sur laquelle justement il prétend établir tout un long raisonnement Il a fallu deux siècles à Pascal et à Saint-Simon pour atteindre la renommée. » En effet, les Mémoires de Saint-Simon n'ayant paru pour la première fois qu'il y a cent ans au plus, on ne voit pas bien comment la re- nommée du noble duc eût pu précéder elle-même de cent ans la publica- tion de ses œuvres. Mais pour Pascal, on ne connaît guère, auxvii* siècle, de plus grand succès de librairie que celui des Provinciales, à moins que ce ne soit celui des Pensées^ dont on possède jusqu'à sept ou huit éditions ou contrefaçons pour la seule année de leur apparition. Dans un autre endroit de son livre, adoptant pleinement l'opinion trop inté- ressée peut-être de certains critiques anglais et allemands, M. Henne- quin reproche à la littérature française de n'être pas assez nationale, » — ou plutôt il ne le lui reproche pas, ce n'est point comme il en use, et il ne se pique de rien tant que de ne pas juger, » — mais il con- state enfin qu'elle ne l'est pas. J'aurais voulu là-dessus, et pour en finir avec ce paradoxe irritant, qu'il prît la peine de nous dire en quoi Roméo et Juliette, Othello, le Marchand de Venise, Jules César ou Coriolan, sont aux Anglais des sujets plus nationaux » que le Cid, ou Polyeucte, ou Ândromaque, ou le Misanthrope à nous autres Français. Mais, je ne sais pourquoi, c'est une chose entendue parmi nous que Shakspeare, même quand il copie Plutarque ou Luigi da Porta, demeure Anglais, tandis que Racine ou Molière sont Grecs ou Latins, même quand ils composent Bajazet ou Tartufe. Goethe aussi, apparemment, a traité des sujets na- tionaux, » dans son Iphîgénie en Tauride et dan^ son Torquato Tasso, comme Schiller dans sa Jeanne d'Arc ou dans son Don Carlos. En un REVUE LITTERAIRE. 215 autre endroit encore, et toujours pour en tirer des conclusions dogma- tiques, M. Hennequin dresse une liste sommaire de littérateurs ap- partenant à la même nation, à la même époque... et présentant cepen- dant des caractères intellectuels nettement divers. » On est quelque peu étonné d'y voir figurer comme contemporains, Joinville 122/^- 1319, Froissart 1337-UlO, Commynes H/i7-1511, » qui vécurent, ainsi que l'on voit, à quelque cent ans de distance l'un de l'autre; et, dans des temps plus modernes, où les générations littéraires se succè- dent, en quelque sorte, plus rapidement. M™* de Sévigné rapprochée de Saint-Simon, lequel n'avait pas commencé d'écrire quand elle mourut, ou l'auteur de Manon Lescaut de celui de Gil Blas, dont on peut dire que l'un ne prit la succession de l'autre que pour la déna- turer. Je tâcherai de montrer tout à l'heure à M. Hennequin, dans un livre comme le sien, l'importance particulière de ces vétilles; » mais, en attendant, nous pouvons toujours dire qu'un peu plus de précision et de souci des dates ou des faits n'eût pas été pour nuire à l'intérêt, à la solidité, et à l'autorité de son livre. Car, parmi toutes ces petites erreurs, on y trouve de fort bonnes choses, et qui paraîtraient bien meilleures encore, si la façon d'écrire qu'affecte M. Hennequin ne les embrouillait, ne les enveloppait, ne les obscurcissait comme à plaisir. Pour s'être un peu frottée de science et d'une certaine métaphysique, dans la fréquentation de Darwin et surtout d'Herbert Spencer, toute une jeune école, en imitant les mots, croit reproduire les choses, et, à défaut de l'esprit de la science, — ou pour se le mieux inoculer peut-être, — elle en copie religieu- sement le jargon. Qu'est-ce que l'analyse esthopsychologique ? » Qu'est-ce que la morphologie et la dynamique de l'œuvre d'art? » Qu'est-ce qu'une analyse littéraire intégrable dans une série de notions analogues conduisant à fonder des lois ? » Et notez que tous ces grands mots, dont on a l'air de se remplir la bouche, n'expri- ment rien que d'assez simple au fond. La morphologie de l'œuvre d'art, par exemple, c'est ce que l'on en appelait, voilà vingt ans, la genèse, assez prétentieusement déjà, et c'est ce que les bonnes gens appellent plus simplement l'histoire de sa formation et de ses transformations. De même, la dynamique de l'œuvre d'art, ne croyez pas que ce soit un si profond mystère, et c'est tout uniment l'histoire des effets qu'elle a produits, de l'enthousiasme ou de la colère qu'elle a soulevés en son temps, de la nature et de la profondeur des émo- tions qu'elle nous procure encore. Mais alors pourquoi cet étalage de termes scientiû^ues? Car, c'est au contraire quand l'on croit avoir des choses nouvelles à dire, qu'il faut les dire, comme soi seul sans doute, mais dans la langue de tout le monde ; — et il y en a quelques-unes dans le livre de M. Hennequin. Par exemple, il a parfaitement montré que. 216 REVUE DES DEUX MOWDES. dans l'histoire de la littérature et de l'art, les disputes de mots ou les querelles d'écoles ne sont point du tout vaines, et encore moins pas- sagères. Il a très bien fait voir que les prétendues variations du goût et de la critique, pour être assez nombreuses, ne le sont point autant qu'on l'a bien voulu dire, ni surtout aussi considérables. Je crain? seulement, pour lui, qu'auprès de quelques lecteurs l'affectation sou- tenue de sa manière d'écrire ne lui enlève le bénéfice de ce qu'il a pensé de meilleur. Il est vrai qu'en revanche, auprès d'une simple jeunesse Sentant encor le lait dont elle fut nourrie, elle lui donnera un air de profondeur. Mais j'arrive à l'objet de son livre, et à cette critique scientifique n dont il a voulu nous tracer l'esquisse ou le programme. Après M. Taine et Sainte-Beuve aussi, — qu'il traite cependant assez mal, et dont on dirait, en passant, qu'il ne connaît pas le Port-Royal, — iM. Henne- quin demande donc que, dans les œuvres et sous les œuvres on cherche l'homme. Oserai-je insinuer ici que Buffon ou Pascal l'avaient demandé avant eux? Mais ils n'en avaient pas vu, ou, s'ils les avaient vues, ils n'en avaient pas tiré les conséquences, qui seraient infinies, nous dit-on, et de nature au besoin à renouveler l'histoire. De toutes les œuvres des hommes, en effet, les œuvres d'art ne sont-elles pas les plus significatives, celles dont l'auteur s'y est mis le plus complètement lui-même, celles dont le témoignage, en même temps que le plus du- rable, est aussi le plus véridique? Et les artistes, à leur tour, les grands poètes ou les grands peintres, qui sont-ils, sinon les plus originaux d'entre les hommes, u les plus géniaux, » dit M. Hennequin; et la me- sure, par conséquent, si l'on peut ainsi dire, du pouvoir, de la profon- deur ou de l'étendue de l'intelligence humaine? Et leurs admirateurs enfin, ceux qui les ont applaudis de leur vivant, ceux qui les aiment dans la mort, ceux qui se reconnaissent et qui se complaisent en eux, ceux-là, la foule anonyme et obscure, ne nous apprennent-ils point, sans le savoir, par la seule nature de leurs admirations et de leurs sympathies, quels ils furent eux-mêmes, quels autrefois leurs goûts, quelle même leur vie ? De telle sorte que, depuis six ou sept mille ans qu'il y a des hommes qui écrivent ou qui peignent, d'autres qui sculptent ou qui bâtissent, d'autres qui chantent, nous avons sous la main, dans la seule histoire de la littérature et de l'art — l'his- toire intime d'abord, ou la confession de l'humanité ; — son histoire naturelle ensuite la diversité de ses espèces, dans ces espèces la diversité des familles d'esprits qui les composent, dans ces familles la diversité des individus qui évoluent autour du type commun; — REVUE LITTÉRAIRE. 217 puis, son histoire sociale, celle des échanges que les espèces ont faits de leurs caractères entre elles, celle de leur succession, de leur trans- formation ou de leur développement dans le temps; — et son histo-ire intellectuelle enfin, celle de ses rêves, de ses lassitudes et de ses espérances, toute l'histoire de la morale et toute celle de la reli- gion. Par des procédés ou des méthodes appropriés, déduire ou plu- tôt induire cette histoire de l'analyse des œuvres de la littérature et de l'art, tel sera donc l'objet de la critique scientifique. » Elle abandonnera pour toujours à la critique littéraire cette besogae un peu basse de juger les œuvres. Elle s'en remettra sur l'esthétique de déterminer les conditions de l'œuvre d'art, et, s'il y a lieu, d'en for- muler quelque jour les lois. Elle recevra d'ailleurs l'histoire de l'art à lui dégrossir et à lui préparer les matériaux de son futur édifice, concurremment avec la physiologie, la psychologie, la pathologie, l'idéologie, la graphologie et la cacologie. Mais, en aucun cas, elle n'examinera l'œuvre d'art en elle-même, ni surtout pour elle-même, comme étant à elle-même son objet et sa fin ; et, faisant au besoin d'une ineptie qui aura réussi plus d'estime que d'un chef-d'œuvre méconnu, elle ne séparera jamais le signe, qui est l'œuvre d'art, de la chose signifiée, qui est l'homme. Je n'y vois pas d'inconvénient, j'y vois même des avantages j'y vois aussi quelques difficultés. Pas plus en effet que M. Taine avant lui, M. Hennequin n'a démontré son principe de la correspondance entière des œuvres et des hommes. Or, il est aisé de dire, en termes généraux, qu'il est impossible à quelque artiste que ce soit de ne pas se mettre lui-même dans son œuvre; mais, en fait, et je ne sais com- ment, pour peu que l'on vienne au détail, il se trouve que cela s'eîi vu, cela se voit, cela sans doute se verra toujours. Que M. Hennequin déduise donc de VOdyssée la psychologie » d'Homère, lequel peut- être n'a jamais existé; ou bien encore, de la Chanson de Roland, qu'il déduise, pour voir, celle du trouvère qui l'a composée 1 L'erreur ou l'illusion vient ici de ce que, depuis tantôt cent cinquante ans, la littérature, en devenant lyrique, est devenue personnelle, et de ce que, le sens individuel, comme on l'appelait jadis, ayant prévalu sur le sens général ou commun, un livre n'est plus guère aujour- d'hui que l'expression du tempérament de son auteur. Mais il n'en a pas été toujours ainsi dans l'histoire, et, si je le voulais, pour quelques cas de concordance entre l'artiste et son œuvre, j'en cite- rais tout autant de leur discordance, pour ne pas dire de leur con- tradiction. Laissons les étrangers, Shakspeare par exemple, ou Tasse, dont je craindrais de ne pouvoir parler avec une précision suffisante. Mais dans l'histoire de notre littérature nationale, si l'on s'est mépris deux 213 REV0B DES DEUX MONDES. cent cinquante ans durant sur le vrai caractère de l'auteur de Gar- gantua, c'est précisément, dans la pénurie oîi l'on était de renseigne- mens authentiques, pour avoir prétendu le chercher dans son livre Très semblable à Voltaire, — autant du moins que le puisse être un homme du xvf siècle à un Français du xviii siècle, — habile, prudent et avisé comme lui, courtisan et flatteur, et, quand il le fallait, quelque peu hypocrite, Rabelais n'est dans son œavre qu'à la condition qu'on aille jusqu'au fond d'elle-même, et que l'on en écarte pour cela d'abord tout ce qui en a fait le succès en son temps, et ce qui fait aujourd'hui les principales raisons que nous ayons encore de le lire. Mieux en- core que cela non-seulement, et bien loin d'être entière, la concor- dance ne se rencontre entre l'artiste et son œuvre que dans la me- sure où la curiosité qu'excitait l'œuvre s'est étendue jusqu'à l'homme^ mais bien souvent, en ce cas-là même, il est arrivé que le succès de la recherche, bien loin d'établir le rapport qu'on voulait, n'ait fait qu'accuser la discordance de l'œuvre et de l'homme, et accru la difficulté de les concilier. Bossuet en est un mémorable exemple, que je choisis, comme l'on voit, aussi différent que possible du pre- mier, Bossuet dans l'œuvre de qui je ne serais pas embarrassé de montrer plus de tendresse, de naïveté, de mysticité même que l'on n'y en a vu, mais enfin dont la parole est plutôt hautaine, le geste autoritaire, l'accent souverain et despotique. Cependant, s'il est un trait de son caractère que tous ceux qui l'ont connu, que M"* de La Fayette, que Saint-Simon lui-même, que l'abbé Ledieu, son secrétaire, que le père de La Rue, qui prononça son oraison funèbre, aient sou- ligné comme à l'envi, jusqu'à en faire presque son tout, c'est la douceur; autant dire celui que l'on retrouve le moins, que l'on n'y remarquerait peut-être seulement pas, si l'on n'en était prévenu, dans ses ouvrages de controverse, dans les chefs-d'œuvre de son éloquence, et jusque dans ses ouvrages de Morale et piété. » Ici donc encore on s'est trompé, justement pour avoir voulu mettre entre l'homme et l'œuvre la concordance qui n'y est pas au fond. Et je pourrais multi- plier les exemples, et je ne doute pas que l'on en trouvât dans l'his- toire des littératures étrangères autant que dans la nôtre, presque autant aussi dans l'histoire de l'art que dans l'histoire des littéra- tures. C'est que nous sommes plus complexes, moins homogènes, et sur- tout plus maîtres de nous que M. Hennequin ne le suppose, avec les partisans du déterminisme. Il nous est loisible de n'engager de nous- mêmes, dans notre œuvre comme dans notre vie, que la part qu'il nous plaît. Nous pouvons nous réserver ce que nous voulons de nos sentimens, n'admettre le public à la confidence que des moins person- nels, diviser et dissocier plus ou moins notre Moi. Et puisque l'on veut REVUE LITTÉRAIRE. 219 comparer les œuvres d'art à des signes, » il en est d'elles comme des mots du discours, entre lesquels, pour l'expression d'une même idée, nous choisissons tantôt l'un, tantôt l'autre, et tantôt un troisième, qui modifient ou qui nuancent l'idée jusqu'à la rendre méconnaissable. C'était le premier principe des anciennes rhétoriques ; et, quand il y en avait encore un, c'était le fondement de Tart d'écrire. Mais, avec toute une jeune école, M. Hennequin suppose que chacun de nous parle naturellement comme il doit parler; que, si nous avons l'es- prit fait d'une certaine manière, il ne dépend ni de nous, ni de per- sonne au monde, ni d'aucune considération, de changer le cours de nos idées; que nous écrivons enfin comme le ver fait son cocon ou l'araignée sa toile; — et il ne lui resterait plus, en vérité, qu'à le démontrer. Pourquoi donc ne l'a-t-il pas fait? Et serait-ce peut-être qu'il prendrait les philosophes pour des savans? et leurs spéculations pour des vérités assurées? Accordons-lui cependant son principe, et suivons-en avec lui quel- ques-unes des déductions. Je ne pense pas qu'il m'en veuille de passer un peu rapidement sur sa théorie de V Analyse esthétique, ni qu'il se fasse à lui-même aucune illusion sur ce qu'elle contient d'original et de nouveau. A la vérité, lorsqu'il nous conseille, pour analyser un ro- man, de nous faire d'abord une idée d'un roman moyen et abstrait » auquel nous le comparerons; d'en étudier ensuite le vocabulaire, h syntaxe, la rhétorique, le ton, la composition; » et, finalement, les personnages, les lieux, l'intrigue, les passions, le sujet, » il a bien l'air de faire une découverte. Mais ce n'est qu'une apparence. Et M. Hen- nequin ne peut pas ignorer que ce qui a rendu jadis la critique de Boileau, de Perrault, de Voltaire, de La Harpe et de Marmontel si étroite, c'est justement cette manière de s'y prendre, cet examen successif du sujet, de l'intrigue, des caractères ou du style, et cette présence en quelque sorte innée dans leur esprit d'un type abstrait et moyen » de la tragédie ou du roman, de la comédie et de l'ode. S'il n'avait pas eu dans la tête ce type abstrait et moyen » de la tragédie, Voltaire aurait mieux parlé de Corneille ; et, de même, La Harpe eût moins admiré Jean-Baptiste, sans son idée préconçue de l'ode pindarique ou sacrée. Traitant de choses si connues, j'aurais donc seulement voulu que M. Emile Hennequin nous les donnât comme anciennes, qu'au be- soin il les écourtât encore plus qu'il n'a fait, et surtout qu'il n'essayât pas de nous les faire prendre pour neuves en les enveloppant de l'obs- curité de son style. Beaucoup plus clair, il est aussi plus neuf dans la partie de son livre où il s'est efforcé d'établir les relations de l'oeuvre d'art avec certains groupes d'hommes, qui, en vertu de considérations diverses, peuvent être considérés comme les semblables et les analogues de l'artiste pro- 220 RETUE DES DEUX MONDES. ducteur. » C'est ici qu'il se sépare, après l'avoir jusqu'alors assez fidè- lement suivi, de l'auteur de V Histoire de la littérature anglaise, et qu'il discute le degré d'influence qu'exercent sur la production de l'œuvre d'art la race » et le milieu. » La tâche en était sans doute assez facile, n'y ayant guère de critique, depuis 4éjà plus de vingt-cinq ans, qui n'ait dû s'expliquer sur la méthode ou sur l'œuvre de M. Taine, et qui, tout en s'efTorçant de rendre justice à l'un des grands écrivains de ce siècle, n'ait apporté, contre ce que ses théories ont de trop systé- matique, vingt argumens pour un. Mais en se les appropriant, M. Emile Hennequin les a renouvelés. Avec une grande abondance de preuves ou d'exemples, il a très bien montré que si quelques artistes ont subi l'influence du milieu dans lequel ils ont vécu, d'autres y ont échappé, ce qui équivaut à dire que cette influence, n'ayant rien de fixe et de constant, n'a rien non plus de vraiment scientifique. Euripide et Aris- tophane sont du même temps, comme Lucrèce et Cicéron, comme l'Arioste et Le Tasse, — ceci n'est pas tout à fait exact, le Roland étant de 1516 et la Jérusalem de 1575, — comme Cervantes et Lope de Vega, comme Goethe et Schiller. » Mais on peut aller plus loin, et M. Henne- quin l'a encore bien vu. On pourrait, dit-il, aisément montrer que l'influence des circonstances ambiantes, notable, mais non absolue, au début des littératures et des sociétés, va décroissant à mesure que celles-ci se développent, et devient presque nulle à leur épanouisse- ment. » Il me semble qu'il a raison; que les littératures comme les so- ciétés, à mesure qu'elles se développent, — et quoique cela paraisse d'abord contradictoire, — se fixent; que, d'ailleurs, l'objet même de la civilisation est de soustraire à l'empire aveugle de la nature tout ce que l'intelligence et la volonté lui peuvent enlever. J'aurais seulement ajouté, puisque l'on veut aujourd'hui partout du a scientifique, » sinon de la science, qu'autant la théorie de l'influence des milieux était jadis conforme ou analogue à l'histoire naturelle de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier, autant pour le moment les théories qui mettent dans la plasticité des espèces le principe de leur évolution sont conformes à l'histoire naturelle de Darwin et d'Haeckel. Je ne dis rien de la race » ou de l'hérédité » physiologiquement, la question de l'hérédité est l'une des plus obscures, des plus embrouillées qu'il y ait et des plus éloignées d'une solution prochaine. Mais, historiquement, et après six mille ans de migrations, d'invasions, de guerres, et d'échanges de sang, la race » n'est qu'une entité métaphysique, un mot sous lequel il n'y a rien le réel, et, moins que tout le reste, ce que l'on a voulu le plus souvent lui faire exprimer la communauté d'origine, d'orga- nisation physique, et d'aptitude intellectuelle. D'oii vient donc alors la dépendance, ou, pour mieux dire, la connexité que l'on a cru quelquefois reconnaître, entre les œuvres d'art, une tragé- REVUE LITTÉRAIRE. 221 die de Corneille, une comédie de Molière, un roman de Le Sage, par exemple, et certains états de civilisation ou de société? La réponse de M. Hennequin à la question ainsi posée est extrêmement simple, et c'est peut-être pourcela qu'elle était difficile à trouver. Avant donc d'avoir au- cun rapport avec l'état lui-même de la politique ou des mœurs, avant d'en avoir avec une Ordonnance de Colbert ou les charmilles de Ver- sailles, une tragédie de Racine en a d'abord avec les spectateurs pour lesquels elle fut faite, et, depuis, avec les lecteurs, qui non-seulement à la cour, mais à la ville, non- seulement au xvii* siècle, mais au xviii», mais au xix*, non-seulement en France, mais en Angleterre, ou en Allemagne, ou en Italie, l'ont admirée et aimée. En d'autres termes, pour être perçue d'abord, puis comprise, et sentie ou goûtée, il faut que l'œuvre ait éveillé chez ceux qui se placent naïvement en face d'elle des émotions analogues à celles que son auteur, peintre ou poète, éprouvait lui-même quand il écrivait, comme Racine, son Andromague, ou qu'il peignait, comme Raphaël, sa Vierge de Saint- Sixte. Ou encore, de même qu'il existe et qu'il a de tout temps existé des écrivains naturalistes » qui se proposaient pour objet l'imitation de la nature et de la vie, — sauf d'ailleurs à manquer leur but, — et des peintres idéalistes » qui se servaient des formes de la nature pour les dissocier d'abord et les recombiner ensuite selon leur rêve de beauté, tout de même il y a des amateurs idéalistes wet des lec- teurs naturalistes, » établis ou institués de tout temps, si je puis ainsi dire, pour apprécier des œuvres qui sont celles qu'eux-mêmes, si la volonté quelquefois, et plus généralement la force plastique, ne leur eût fait défaut, auraient pu tirer de leur propre fonds. Il se fait ainsi un groupement des goûts ou des sympathies autour des œuvres d'art, une distribution des intelligences à travers l'espace, un classe- ment et une hiérarchie des espèces » morales et psychologiques. C'est ce que M. Hennequin exprime quelque part en disant qu'il y a des faits psychologiques généraux à la base du romantisme, du réa- lisme, de la peinture coloriste, de la musique polyphonique ; » et la formule est assez heureuse. Elle veut dire que l'homme est substan- tiellement identique à lui-même ; que les caractères de l'espèce, en tout temps, sont comme répartis entre les individus, mais qu'en tout temps ils composent ensemble un total égal; qu'il y aura toujours des yeux pour préférer le Titien à Raphaël, l'architecture gothique à celle de la renaissance, ou inversement, comme aussi toujours des esprits pour aimer mieux la manière de George Sand que celle de Ralzac, ou la poésie d'Hugo que celle de Musset, et réciproquement. Et le déve- loppement de cette formule, les applications qu'il en a faites, les conséquences qu'il en a brièvement indiquées, c'est, je le répète, ce qu'il y a dans son livre de plus original et de plus neuf. 222 REVUE DES DEUX MONDES. Mais, qu'il en résulte maintenant qu'en art toutes les manifestations se valent, » et que l'on ne puisse pas préférer la peinture de Titien à celle des primitifs » ou le naturalisme étranger au naturalisme fran- çais, » pour des raisons tirées de la nature de la chose, c'est ce que je n'accorde point à M. Hennequin. En art, si nous voulons l'en croire, il n'y a pas de critérium » et Ton ne peut subordonner les œuvres qu'en usant d'une distinction qui se fonde non sur leur beauté, mais sur leur bonté, non sur le goût, mais sur l'hygiène. » Est-ce donc ce- pendant pour des considérations de v morale » ou a d'hygiène » qu'en histoire naturelle on classe les mammifères au-dessus des reptiles, et parmi les mammifères, les bimanes au-dessus des autres ? ou n'est-ce pas plutôt pour des raisons tirées de la délicatesse et de la complexité croissante de leur organisation physiologique? à moins encore que ce ne soit, comme de nos jours, pour des raisons généalogiques, » c'est-à-dire tirées de l'histoire même de l'évolution de la vie à travers ses formes successives ? parce que l'inférieure a précédé ou doit être regardée comme ayant précédé la supérieure dans l'ordre chronolo- gique et logique à la fois ? On pourrait longuement disputer sur ce point, et je regrette que, dans sa Critique scientifique, M. Hennequin n'ait pas cru devoir l'effleurer seulement, car il est capital, mais, de plus, en le traitant, M. Hennequin se fût sans doute aperçu de la plus grave omission qu'il ait faite, — avec intention peut-être, — mais alors dont il eût bien dû nous donner les raisons. Il a en effet longuement et heureusement discuté la théorie de M. Taine sur la race » et sur le milieu, » mais il a oublié de parler du moment. » C'est comme si l'on disait que, de sa critique scien- tifique, il a éliminé toute considération de succession et de temps. Et, en effet, la science est dans l'espace, pour ainsi dire, elle n'est pas dans le temps. Le caractère, ou l'un des caractères essentiels de la vérité scientifique, c'est d'être fixe, étant l'expression de ce qu'il y a d'iden- tique sous les choses muables. Et la critique ne deviendra scienti- fique » qu'autant qu'elle placera ses conclusions en dehors et au-dessus de la durée. M. Hennequin le sait, puisqu'il le dit. Mais le peut-elle ? Voilà le point. Pour sa commodité, peut-elle douer l'œuvre d'art d'une existence en quelque sorte abstraite? la soustraire à la loi de l'évolu- tion? la situer dans la région universelle, vague, ou neutre, pour mieux dire, qui est le lieu des phénomènes et des lois de la chimie, de la physique, ou de l'astronomie ? La question est de quelque im- portance, et il faut le montrer brièvement. Lorsque l'on a donc rapporté une œuvre d'art à son auteur, et l'in- tention de son auteur à un état psychologique général, » on n'en a pas encore énuméré toutes les causes ou toutes les conditions. Il reste, en effet, toutes les œuvres du même genre qui l'ont elle-même REVUE LITTÉRAIRE. 223 précédée, et l'action qu'elles ont exercée sur elle, laquelle est allée quelquefois jusqu'à déterminer l'œuvre entière. Je ne veux me servir ici que d'exemples assez connus. Pour combien le parti-pris de différer de Racine et de Corneille autant qu'ils le pourraient n'est-il pas entré dans la constitution même de la tragédie de Grébillon ou de celle de Voltaire? pour combien l'intention de ne ressembler ni à Bourdaloue ni à Bossuet dans l'éloquence de Massillon ? pour combien, dans les drames de Dumas ou d'Hugo, Tunique désir de faire échec aux règles que continuait en ce temps-là d'observer Népomucène Lemercier? Et plus généralement, est-ce qu'en un certain sens, une œuvre d'art quelconque n'est pas, à sa date, le point d'aboutissement, ou le terme de l'histoire de la littérature et de l'art ? Est-ce que M. Zola n'a pas pu prétendre, avec un air de vraisemblance, que l'histoire entière du roman français, depuis Gil Blas, n'avait eu pour objet que de pré- parer des admirateurs au roman naturaliste, à l'Assommoir et à Ger- minie Lacerteux? De même, dans la comédie contem^^oraine, est-ce que Ton serait bien embarrassé de distinguer, pour ainsi dire, l'ap- port de Dumas et de Scribe, celui de Goethe et de Shakspeare, celui de Beaumarchais et de Diderot, celui de Regnard et de Molière ? Et jusque chez un seul homme, chez Voltaire ou chez Hugo, n'avons- nous pas vu l'originalité même consister dans une puissance ou une faculté d'assimilation qui leur a permis, quand ils l'ont voulu, de faire entrer, l'un dans sa prose et l'autre dans ses vers, presque toutes les qualités de leurs contemporains ou de leurs prédécesseurs? A chaque u moment » de l'histoire d'un art ou d'une littérature, qui- conque écrit est sous le poids, si je puis ainsi dire, de tous ceux qui l'ont précédé, n'importe ou non qu'il les connnaisse, et c'est, en passant, pour cela, que l'originalité est si rare — même dans l'igno- rance. Et ce qui est vrai de l'artiste ou de l'écrivain, qu'il le soit encore davantage de leur public à tous deux, je n'ai pas besoin de le mon- trer longuement. Répondra-t-on, peut-être, que la critique scientifique, dans ses ana- lyses ou dans ses expériences, ne tiendra compte que des œuvres et des esprits originaux? Mais encore bien lui faudra-t-il avoir d'abord déterminé les signes où se reconnaît l'originalité même, et je ne vois pas qu'on y puisse réussir sans le secours toujours présent de l'his- toire littéraire. Gomme nous avons vu plus haut la notion du h con- tingent » rentrer dans la critique avec l'idée de la liberté, c'est main- tenant, avec l'idée du temps, une autre notion, celle du transitoire, » ou du successif, » que nous voyons y rentrer à son tour. On avait éliminé de sa définition l'analyse des œuvres, qui est le fond de la critique littéraire, » et on s'est aperçu que l'on ne pouvait s'en pas- ser, qu'elle était le fondement et la base. On avait essayé de réduire 224 . REVUE DES DEDX MONDES. la part de l'histoire littéraire, et voici qu'il faut la lui rendre, comme un instrument d'investigation nécessaire. Mais nous nous demandons alors, avec un peu d'inquiétude, ce qu'est devenue la Critique scien- tifique? aux fins de quelle illusion ou de quelle fantasmagorie tout ce laborieux appareil? et pourquoi le mot enfin, si l'on n'a pas et si l'on ne saurait nous procurer la chose? C'est qu'une superstition nouvelle, celle de la science, a remplacé pour nous toutes les autres, et nous n'entendons plus aujourd'hui par- ler que de politique et d'éducation, que de morale et de critique scien- tifiques. Tout récemment encore, l'érudit et paradoxal auteur d'un gros livre où nous reviendrons, sur VHistoire et les Historiens, M. Louis Bour- deau, ne se plaignait-il pas, aussi lui, que l'histoire jusqu'ici ne fût pas une science, et, conséquemment à cette plainte, ne lui proposait-il pas les moyens d'en mériter le nom? Mais c'est brouiller et confondre à plaisir le sens des mots et la nature des choses. Car, d'abord, il s'en faut que la science, en général, ait le degré de certitude, ou d'objec- tivité, qu'on lui suppose; et le temps n'est pas si loin, pour ne citer que cet unique exemple, où la fixité des espèces était un dogme pour Cuvier. Mais eût-elle cette certitude, c'est de son objet qu'elle la tien- drait, non pas du tout de ses méthodes, auxquelles cependant il semble que l'on attribue je ne sais quel secret pouvoir de créer la certitude jusque dans les matières qui ne la comportent point. Telle était l'illu- sion des docteurs du moyen âge, lorsque croyant, eux aussi, qu'il y eût dans l'instrument syllogistique une vertu propre et fécondante, ils essayaient d'en faire sortir les sciences de la nature. Ou telle encore l'illusion, — à moins que ce ne soit artifice, — de l'illustre auteur de VEthique, lorsque traitant la morale et la métaphsyique, selon son expression, par la méthode des géomètres, more geometrico, il se flat- tait de lui communiquer la certitude et la solidité de la mathématique. Et cela n'empêche point VEthique d'être sans doute un des grands monumens de l'histoire de la philosophie, mais à tout le moins cela l'empêche d'être l'œuvre scientifique » que son auteur avait rêvée. Quelque effort que l'on y fasse, on ne changera point l'objet des sciences morales, qui est l'homme, avec l'illusion tenace de sa liberté souveraine, et conséquemment on ne fera point que la critique ni l'histoire deviennent jamais scientifiques. » S'il n'y a de scientifique, au sens rigoureux du mot, que ce qui est conditionné de toutes les manières, dans sa cause, dans son cours et dans ses effets, peut-être au contraire, n'y a-t-il de vraiment humain que ce qui est libre ou qui passe pour l'être. Et c'est pourquoi, au lieu de vouloir ainsi rendre M scientifique » au dehors ce qui ne l'est pas au fond, le vrai progrès consisterait sans doute à cesser de prendre pour une science ce qui doit demeurer essentiellement un art. REVUE LITTÉRAIRE. 225 Il est d'ailleurs assez remarquable, et même assez plaisant, que de cette science dont elle fait tapage, la critique scientifique » n'ait pas encore pu seulement imiter l'indiflerence ou l'impartialité. Dirai-je que l'on croit rêver? non; l'expression serait trop forte, mais on est vraiment amusé lorsque l'on entend M. Hennequin féliciter M. Taine d'avoir renoncé tacitement, mais en pratique, à blâmer ou à louer les œuvres des écrivains dont il parle. » C'est effectivement le contraire qu'il faut dire ; et bien que ce soit, sans doute, au jugement » de M. Taine, une besogne littéraire médiocrement philosophique, — M. Hennequin dit un peu judiciaire, ce qui est naïf, — que de juger,» je ne sache guère qu'en fait personne ait plus jugé » ni plus âpre- ment que l'auteur des Origines de la France contemporaine et de VHis~ toire de la littérature anglaise. Non -seulement M. Taine a toujours jugé » les écrivains dont il parlait, Shakspeare ou Spencer, Addi son ou Richardson, Byron ou Walter Scott, Musset ou Victor Hugo, mais, par un miracle de l'art, il est advenu, en jugeant » les écri- vains dont il parlait, qu'il jugeait » du même coup ceux dont il ne parlait pas. Racine et Molière en parlant de Shakspeare, l'esprit clas- sique » en définissant les beautés de l'esprit romantique, » et l'his- toire de la littérature française en écrivant celle de la littérature anglaise. A Dieu ne plaise que je le lui reproche! Et M. Hennequin lui-même, est-ce qu'il croit qu'il ne juge point? Quand il dit de Flau- bert que l'auteur de Madame Bovary compose parfaitement ses phrases et ses paragraphes, médiocrement ses chapitres, et mal ses hvres, » est-ce qu'il ne juge point Flaubert? mieux que cela, est-ce qu'il ne lui assigne point un rang intermédiaire entre ceux qui com- posent < mal » leurs phrases et leurs paragraphes, et ceux qui d'autre part composent a bien » leurs livres? Et quand il écrit ailleurs que la Dame aux Camélias a passé pour une merveille de réalisme auprès du public théâtral du temps, » croit-il encore qu'il observe, qu'il constate, qu'il connote, » ou qu'il juge? » Qu'il le demande à M. Dumas! Et quand il avance que, si la France eût eu l'âme plus tragique, il est probable queBéranger fût allé réjouir quelque obscur caveau de ses odelettes, » — ce qui est vrai dans quelque mesure, — à qui persuadera-t-il qu'il ne juge » pas Béranger, » ses odelettes, » le Caveau, » et l'âme de la France » elle-même? Je n'ai jamais lu, pour ma part, dans les traités de zoologie ou d'anatomie comparée, de ces phrases qui enveloppent, si je puis ainsi dire, dans la défi- nition même du sujet, la qualification esthétique et morale. Ce qui signifie tout simplement que l'on ne peut pas échapper complètement aux conventions qui gouvernent les genres littéraires ; que la critique peut promener partout son intelligente curiosité, dans les basses ré- gions de la psychologie morbide ou dans les nuages de l'idéalisme TOME LXXXVIII. — 1888. 15 226 REYUE DES DEDX MONDES. transcendantal, mais qu'il faut toujours qu'elle finisse par juger; » et que ceux-là mêmes jugent » quelquefois le plus, qui d'ailleurs affectent, comme M. Hennequin, de le faire le moins. Mais il n'y a rien de moins scientifique. » On donnerait, si l'on le voulait, en ce qui regarde la critique, vingt raisons de cette convention. Il importe aux intérêts des artistes, et, par voie de conséquence, aux intérêts de l'art lui-même, qu'il y ait une justice; » il importe aux lecteurs qu'on leur signale le livre de M. Hennequin, et qu'en le leur signalant, on le distingue de tant d'au- tres livres sur le même sujet ou sur des sujets voisins; il importe un peu à tout le monde que M. Hennequin lui-même n'accompare » pas, comme on disait jadis, l'auteur des Fleurs du Mal à celui des Con- templations. Mais, de toutes les raisons que l'on pourrait donner, voici la principale, et celle qui contient en elle presque toutes les autres. C'est que l'œuvre d'art, avant d'être un a signe, » est une œuvre d'art; qu'elle existe en elle-même, pour elle-même, et que par ce seul motif on ne la saurait comparer aux œuvres de la nature; que l'intelligence en est liée à l'intelligence de toutes les œuvres qui l'ont elle-même précédée, et que par suite on ne saurait l'ôter de l'histoire pour la situer dans l'abstraction; c'est qu'enfin l'art d'une maniera géné- rale, étant à lui-même son principe, son tout et sa fin, on peut bien le faire servir à d'autres usages, comme à pénétrer plus profon- dément dans la connaissance de l'homme, mais il en faut toujours venir à décider dans quelle mesure, par quels moyens il a réalisé son essence, qui est d'imiter la \ie, de la compléter ensuite, et fina- lement de l'idéaliser. L'art qu'on appelle naturaliste accomplit la première de ces tâches ; l'art que l'on pourrait appeler émotionnel s'ef- force à remplir la seconde; et l'art idéaliste enfin, — dont l'idéalisme peut aller jusqu'au symbolisme, — a charge de la troisième. Mais, là- dessus, au lieu de juger » l'art, quel avantage voit-on à ce que la critique, en devenant scientifique, » devienne une branche de la psy- chologie, la psychologie des géniaux, » selon l'expression de M. Hen- nequin, lisez, en plus clair, quelque chose d'analogue, d'accessoire et de subsidiaire à la pathologie mentale ? C'est la question qu'en termi- nant je me permettrais de proposer à l'auteur de la Critique scienti- fique, si les mots dans son livre n'étaient beaucoup plus hardis que les choses, et si l'on n'y voyait clairement qu'il peut bien avoir eu la pensée de susciter des travaux d'esthopsychologie, » mais qu'il aime trop les lettres pour se résigner à en faire lui-même. F. Briwetière. CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 30 juin. Ua des traits les plus curieux, les plus significatifs de cette singu- lière, de cette triste et équivoque situation où l'on se débat depuis quelque temps, ce n'est pas même la violence des partis, qui n'ont plus que des passions ou des fanatismes vulgaires c'est le trouble de tous les esprits, la confusion de toutes les idées ; c'est de plus une certaine disposition banale et frivole à courir les aventures, à jouer avec tout, avec les lois et les institutions, avec le repos du pays, même avec le danger, sans s'inquiéter de ce qui arrivera. On ne sait sûrement pas où l'on va, on va toujours, on vit, et c'est assez. C'est en vain que les événeraens les plus sérieux se pressent ou se préparent autour de nous, qu'un nouveau règne s'ouvre en Allemagne par la mort de l'empereur Frédéric III, que l'état de l'Europe semble plus que jamais incertain. Vainement aussi, dans les affaires inté- rieures de la France, le désordre moral s'accroît par le déchaînement de toutes les fantaisies, par l'affaiblissement de toutes les garanties publiques. On ne tient compte de rien, on ne se préoccupe ni de la gravité des choses extérieures, ni de l'anarchie croissante et envahis- sante. On va au jour le jour, comme si rien n'était. Le sénat, pressé, aiguillonné par des réformateurs aussi impatiens qu'imprévoyans, vote malgré lui en seconde lecture une loi militaire qu'il sait être inutile ou périlleuse, qui appliquée aujourd'hui serait une criminelle témé- rité. La chambre des députés occupe ses loisirs à faire du socialisme sur la réglementation du travail et sur les risques professionnels; elle cherche la manière de procurer aux ouvriers les moyens de travailler moins, d'avoir de meilleurs bénéfices et d'être garantis par les pa- trons contre tous les accidens possibles. Pendant ce temps, autour des pouvoirs publics placidement occupés à ces besognes ingrates, chi- mériques, périlleuses ou inutiles, la guerre aux institutions redouble et s'étend ; les révisionnistes s'agitent dans les réunions, dans les 228 REVUE DES DEUX MONDES. élections qui se succèdent. Ils ne sont pas, il est vrai, toujours d'ao- cord, ni dans leurs conseils ni dans leurs programmes, et plus on va plus les nuances se multiplient. L'armée du général Boulanger se débande et se fractionne, quelque peu déconcertée par la déroute qu'elle a récemment essuyée dans la Charente. Les conservateurs eux- mêmes ne s'entendent pas parfaitement sur la manière de conduire la campagne et surtout de la dénouer. Les républicains révisionnistes de leur côté ne sont pas plus d'accord sur la constitution nouvelle qu'ils se proposent de substituer à la malheureuse constitution de 1875. N'importe dissolution, revision, plébiscite ou consultation po- pulaire, c'est le moyen de s'entendre; c'est toujours le mot d'ordre, arrivera ce qui pourrai Et que fait le gouvernement dans tout cela? Oh ! le gouvernement a du temps et des ressources de tactique pour tout. 11 est au sénat avec ceux qui se chargent d'ébranler la constitution de l'armée; il est à la chambre avec ceux qui se chargent de désorga- niser le travail. Il est tour à tour avec les révisionnistes et contre les révisionnistes. 11 mêle un peu tout, — et au besoin il sait sauver la ré- publique par quelque acte viril 1 Règle générale quand les radicaux maîtres du gouvernement ne savent plus où ils en sont, ils sauvent la répubhque en sonnant la charge contre les séminaristes, en décrétant ou en prolongeant l'exil d'un prince. Le ministère de M. Floquet n'a pas manqué à cette règle de prévoyance et d'équité radicales en re- fusant récemment de rouvrir à M. le duc d'Aumale les portes de la France. Certes, tout se réunissait en faveur de la tentative qui a été faite, il y a quelques jours, pour obtenir le retour du prince ; tout concourait à donner un caractère sérieux à une manifestation qui offrait au gouver- nement l'occasion d'accomplir un acte intelligent, de s'honorer par une réparation sans péril. Les principaux représentans, les délégués offi- ciels de l'Institut qui se sont chargés de cette démarche, n'obéissaient, c'est bien clair, à aucune direction, à aucune inspiration, à aucun calcul de parti. Ils ne jugeaient point un acte déjà vieux de deux ans; ils ne portaient auprès du gouvernement ni arrière-pensée ni prévision po- litique. Ils se faisaient les interprètes de l'Institut tout entier, d'un sentiment universel de justice, de cordialité et de sympathie pour le plus illustre de leurs confrères. Et quel est ce prince pourqui on deman- dait simplement le droit de rentrer en liberté dans sa patrie? C'estcelui qui, il y a quelques jours à peine, ici-même, écrivait avec une généreuse et virile séréniiéde jugement, sans récrimination, sans vulgaire amer- tume, ces pages si émouvantes sur les devoirs inviolables du patrio- tisme, sur les douleurs de l'exil et la fidélité à la France. C'est celui qui dans sa carrière a toujours donné l'exemple du respect des lois, de l'obéissance et de la discipline, de la plus scrupuleuse réserve dans le service et même en dehors du service. C'est la prince libéral qui REVUE. — CHRONIQUE. 229 a fait don à l'Institut de France et à la France elle-même de cette ré- sidence de Chantilly, devenue un apanage national sous la sanction de l'état. H avait donné Chantilly, on demandait pour lui le droit de vivre dans cette demeure relevée et ornée par ses soins, au milieu deces col- lections offertes à son paysl Où était la politique en tout cela? Il y a mieux lorsque du cœur du soldat offensé s'échappait, il y a deux ans, la lettre véhémente etfîère qui envoyait le prince en exil, à qui s'adressait cette protestation contre une mesure qui l'atteignait dans ses droits, dans ses susceptibilités les plus légitimes de chef militaire? A un président que les républicains eux-mêmes ont con- traint depuis de quitter l'Elysée pour indignité. Qui avait pris l'initia- tive de l'acte par lequel M. le duc d'Aumale était frappé? Un ministre de la guerre, un général qui a été rayé depuis des cadres de l'armée pour indiscipline! Évidemment si les ministres, à défaut d'un senti- ment libéral et supérieur d'équité, avaient eu un peu d'esprit et de bon goût, ils se seraient hâtés de se donner des airs de générosité à peu de frais, en accueillant sans marchander la demande de l'Institut, en faisant cesser aussitôt un exil qui n'est plus qu'une iniquité inutile. M. le président de la république, dit-on, s'est fait honneur en se mon- trant favorable à la rentrée du prince. Le conseil des ministres en a décidé autrement ! Il a jugé que, dans les circonstances actuelles, » l'arrêté d'exil devait être maintenu 1 Eh bieni soit, rien n'est changé. M. le duc d'Aumale ne peut rentrer en France, et le gouvernement n'en est pas, que nous sachions, plus fort. M. Floquet n'est pas un plus éminent président de conseil. La république elle-même n'est pas moins singulièrement compromise, livrée qu'elle est plus que jamais à tous ceux qui l'exploitent et la déconsidèrent devant le pays comme devant le monde, à ceux qui l'ont conduite à ce point où l'on ne sait plus ce qu'elle est ni ce qu'elle sera demain. Ce n'est point une du- reté de plus qui sera pour elle une bien efficace défense I Le malheur est que les radicaux et les ministres qui les représentent aujourd'hui au pouvoir ne tiennent compte de rien et ne voient rien ils ne voient qu'eux-mêmes, ils ne représentent que des passions, des ambitions et des calculs de parti auxquels ils subordonnent tout, et l'in- dépendance de la magistrature, et l'ordre administratif, et la dignité des institutions, et le crédit de la France, et les intérêts de l'armée. Quand ils essaientde parler le langage d'hommes de gouvernement, c'est pour déguiser leur impuissance ou quelque concession nouvelle à leurs com- plices de toutes les sectes et de tous les camps révolutionnaires. M. le président du conseil, dans ses promenades à travers la France, est allé l'autre jour à Marseille, et là, avec une satisfaction de lui-même qui n'est égalée que par son insuffisance, il a déclaré qu'il fallait se garder d'introduire la politique dans l'armée. Jamais, a dit M. Floquet, une raison politique n'a été pour les républicains sincères le motif détermi- 230 RETOE DES DEUX MONDES. nant pour amener au commandement ou pour éloigner les généraux qui étaient dignes de servir la patrie et qui avaient des qualités pour la défendre. » A part la langue un peu baroque, voilà qui serait au mieux! Qu'arrivait-il cependant à ce moment même? 11 y a un offi- cier-général liniversellement signalé comme une des têtes supé- rieures de l'armée. M. le général de Miribel n'est point sans doute le seul officier de mérite; mais il est depuis longtemps mis au premier rang dans l'armée et pour ses talens d'organisateur et pour les ser- vices qu'il a déjà rendus. M. Gambetta, qui avait quelquefois la har- diesse de se mettre au-dessus des passions de parti, n'avait pas craint de placer M. le général de Miribel à la tête de l'état-major de l'armée. Le ministère qui existe aujourd'hui a eu un moment, lui aussi, la vel- léité d'appeler M. de Miribel à cette position supérieure. La nomina- tion semblait décidée. Malheureusement, ce nom a été à peine pro- noncé, qu'il a soulevé une tempête parmi les radicaux et les amis de M. le général Boulanger, qui a eu pourtant, comme ministre de la guerre, l'occasion de faire appel aux talens de M. de Miribel. Les ra- dicaux ont crié et le ministère a reculé, — pour mieux prouver sans doute qu'aucun motif politique, comme l'a dit M. le président du con- seil, ne décide du choix ou de l'éloignement des généraux. M. de Mi- ribel n'a pas été nommé, pas plus que M. le duc d'Aumale n'a pu ren- trer en France tout est au mieux dans le monde radical que M. Floquet serait désespéré de contrarier ! M. le président du conseil, avec ses airs superbes, est homme de bonne composition quand il le faut il livre les intérêts de l'armée à la première sommation, comme il livre, pour le plaisir des radicaux de Garcassonne, un magistrat coupable d'avoir mis en prison un maire condamné pour des fraudes électorales, comme il livre la constitution aux révisionnistes en se faisant lui-même révisionniste à son loisir. Et c'est ainsi que se forme et s'aggrave cette situation anar- chique où il n'y a plus que des fictions de lois et de pouvoirs publics, où il ne reste, en réalité, qu'une certaine force de consistance du pays contre le désordre matériel, suite inévitable du désordre moral. Que faire à cela? Ge qu'il y a justement de curieux et de caractéris- tlcJUe, c'est que parmi les républicains, pour ne parler que d'eux, les plus modérés ou les moins engagés, ceux qui sentent le besoin de s'ar- rêter et de résister, semblent eux-mêmes ne pas trop savoir ce qu'ils auraient à faire, quelle attitude ils peuvent prendre. Us se sont réunis récemment pour délibérer et se concerter. Ils ont préparé ensemble un manifeste en apparence des plus énergiques, où ils ont mis un semblant de programme c'est le programme de l'Association du centenaire de Ces républicains se prononcent nettement contre toutes les révi- sions, contre la revision de M. Floquet, qu'on ne connaît pas, aussi bien ique contre toutes les autres. Ils ne veulent se prêter ni à la suppression de la pfésidencede la république, qui laisserait le pouvoir exécutif sans RETUB, — CHRONIQUE. 231 autorité et sans force,» ni à la suppression du sénat, que M. Gambetta a appelé l'ancre de salut de la république! » Ils se rattachent ferme- ment et résolument à la constitution telle qu'elle est. C'est fort bien! Malheureusement, cette constitution si singulièrement menacée aujour- d'hui, ce sont les républicains eux-mêmes, opportunistes ou radicaux, qui l'ont compromise par la manière dont ils l'ont pratiquée, par la hardiesse avec laquelle ils l'ont pliée à tous leurs caprices, par la poli- tique qu'ils ont suivie. Ils prétendent encore aujourd'hui, et ils s'en vantent, qu'avec cette constitution ils ont pu réaliser une foule de pro- grès, qu'ils ont fondé les écoles, qu'ils ont fait les syndicats profes- sionnels, qu'ils ont sillonné la France de chemins de fer. — Oui, sans doute, les républicains ont fait un certain nombre de ces belles choses. Ils ont violenté les croyances avec leurs écoles, ils ont épuisé les finances du pays avec leurs travaux, avec lears prodigalités, — et c'est précisément ce qui a conduit à cette crise où la république est aussi menacée que la constitution. Prétendre se rattacher à la constitution de 1875 et reprendre ou continuer la politique qui en a préparé la ruine, c'est une manière de tout concilier qui ne concilie rien. C'est la contradiction d'hommes qui sont dans une situation fausse pour ne point oser avouer qu'ils se sont trompés, qu'ils ont commis des fautes. Les républicains plus ou moins modérés veulent-ils se retrancher sur le terrain de la constitution et s'y défendre ? Soit, c'est peut-être encore un système; mais alors ce qu'ils ont de mieux à faire, s'ils veu- lent être sérieux, c'est de s'éclairer d'une expérience meurtrière de dix ans, d'oser s'avouer qu'on ne fait pas de l'ordre avec du désordre, avec des alliances et des connivences radicales, qu'on ne guérit pas l'anarchie morale qui règne aujourd'hui avec de petits expédiens de parti; le dernier moyen qu'ils aient, si c'est encore possible, est de se rallier hardiment, sans détour, à une politique de prévoyance, d'équité su- périeure et de libérale modération, — la seule qui puisse ramener le pays à un état moins troublé, en lui rendant un peu de paix intérieure et la considération extérieure. Les affaires du monde passent de nos jours par d'étranges péripé- ties, des péripéties de toute sorte, et les deuils royaux qui s'y mêlent, les changemens de règne qui se pressent, ne sont qu'une forme de plus de l'éternelle instabilité des choses. Depuis quelque temps, l'his- toire de l'Allemagne n'est qu'une tragédie royale ou impériale, une tragédie d'autant plus saisissante, d'autant plus sérieuse, que, dans ces scènes lugubres de Berlin, de Charlottenbourg ou de Polsdam, sans oublier San-Remo, ce sont les destinées de l'Europe qui ne cessent d'être en jeu. La politique universelle, la paix du monde, les rela- tions des peuples et des empires, tout peut dépendre de ces grands coups de théâtre de la mort. Il y a un peu plus de trois mois, c'était le vieux Guillaume, le premier Hohenzollern couronné empereur d'Aile- 232 REVUE DES DEUX MONDES. magne, qui s'éteignait comblé de jours et de succès, arrivé au dernier terme de la vie sans avoir vu le déclin de sa puissance. Aujourd'hui, c'est son fils, l'empereur Frédéric 111, qui vient à son tour de descendre au tombeau, d'achever de vivre après un règne mélancolique de trois mois, et ce règne même, si court qu'il ait été, est tout un drame c'est la lutte de l'énergie morale, de la volonté d'un homme contre la mort, épiant toujours sa proie et sûre d'avoir le dernier mot. La mort, en effet, est restée victorieuse et a eu le dernier mot. Elle a pu accorder par instans quelque répit comme pour tromperie monde, comme pour laisser une illusion à celui-là même qui était déjà marqué pour une fin prématurée; elle n'a pas tardé à ressaisir sa victime et à interrompre brutalement un règne à peine commencé. Au moment où le vieil empereur Guillaume disparaissait vaincu par l'âge, on doutait que le prince moribond qui se traînait sur les bords de la Méditerranée pût recueillir la couronne, et si on ne lui avait pas demandé absolument une abdication anticipée qui devait coûter à son orgueil, on l'avait tout au moins désirée. Celui dont on aurait dé- siré l'abdication, qu'on croyait toujours près de s'éteindre, trouvait cependant en lui-même assez de force pour se rendre à Berlin au mo- ment de la mort de son père, pour prendre possession de la couronne. Il a été l'empereur Frédéric III ! Il a duré assez pour donner à un règne éphémère une sorte d'originalité indéfinissable, pour mettre son esprit dans ses premières proclamations, dans une série d'actes et de res- crits qui auraient pu être un programme de gouvernement, qui ne sont plus aujourd'hui qu'un testament. C'était, sans aucun doute, un prince bien intentionné, et si c'eût été une illusion singulière de croire qu'il dût laisser fléchir la tradition des Hohenzollern, qu'il eût moins qu'un autre l'orgueil des conquêtes accomplies, il est permis de sup- poser qu'il aurait voulu mettre dans la politique qui a fait l'Allemagne des sentimens bienveillans d'équité et de modération. Ce n'était pas un prince vulgaire qui a pu dire Puisse-t-il m' être donné de con- duire, dans un développement pacifique, l'Allemagne et la Prusse à de nouveaux honneurs! Indifférent à l'éclat des grandes actions qui appor- tent la gloire, je serai satisfait si un jour on dit de mon règne qu'il a été bienfaisant pour mon peuple, utile à mon pays et une bénédiction pour l'empire... » Frédéric III, pour l'honneur de sa mémoire, a laissé de lui cette idée qu'il aurait été un prince pacifique dans ses relations avec l'Europe, qu'il aurait pu être assez libéral dans le gouvernement de son pays, — et qu'il aurait eu peut-être sa volonté, même auprès de M. de Bismarck. L'empereur Frédéric et le chancelier se seraient-ils longtemps entendus? Une rupture était, dans tous les cas, peu vrai- semblable ; elle aurait ouvert une crise trop grave pour que le souve- rain et son grand serviteur en vinssent à cette extrémité. Ils n'ont pourtant pas été toujours d'accord dans ces quelques mois; ils ne l'ont REVCE. — CHRONIQUE. 23S été ni dans l'affaire du mariage de la princesse Victoria avec le prince de Battenberg, ni dans les incidens qui ont décidé la retraite du der- nier ministre de l'intérieur, M. de Puttkamer, ni peut-être dans d'au- tres circonstances intimes, moins saisissables. Il est clair que le chan- celier sentait auprès de l'empereur une influence ferme et résolue, devenue plus puissante par le dévouement, la fierté d'une femme avec qui il y avait à traiter. C'était le danger de l'avenir. Frédéric III est mort avant que l'antagonisme fût plus prononcé et devînt irréparable; il a disparu avec les promesses de son avènement, il reste avec sa bonne renommée dans l'histoire. Ainsi, en trois mois, l'Allemagne aura vu trois règnes. Le premier garde le reflet du succès et des conquêtes qui ont fait la grandeur nouvelle de l'Allemagne. Le second a été ou promettait d'être le règne d'un empereur philosophe. Le troisième, celui du jeune empereur Guillaume II qui vient d'arriver au trône, est une énigme. Dès ce moment, toutefois, il est aisé de voir que le petit-fils se rat- tache au grand-père encore plus qu'au père, que le nouveau règne est destiné à reprendre celui qui a fini au mois de mars plutôt qu'à être la suite du règne qui vient de se clore par la mort de Frédéric III. L'empereur Guillaume II, on le sent, arrive à l'empire avec le feu de la jeunesse, avec l'orgueil des Hohenzollern, et l'impatience d'un prince de vingt-neuf ans nourri des superstitions de race, du culte de son grand-père, des traditions de Frédéric II. Il y a visiblement dans son esprit une certaine confusion. 11 n'a point, à coup sûr, le langage pres- que libéral et à demi philosophique de son père. 11 laisse assez naïve- ment éclater, dans ses premières proclamations à son armée, à sa marine, à son peuple, une sorte de mysticisme soldatesque qui res- semble à une réminiscence d'un autre temps. Sa première, sa plus ardente préoccupation, est de conquérir son armée en se donnant à elle, en faisant de sou pacle avec elle une religion. Guillaume II, il est vrai, parle un peu plus en politique dans les discours qu'il a récem- ment adressés au Reichstag de l'empire et au Landtag prussien au moment de prononcer son serment constitutionnel. Il aborde intrépi- dement les plus sérieuses questions de politique intérieure et de diplo- matie. Tout cela est cependant encore assez mêlé, assez confus. Qu'en est-il réellement? Que peut-on augurer de cette entrée en scène du nouveau souverain, de cette ère qui s'ouvre pour l'empire? Il est cer- tain qu'en Allemagne même, à travers les manifestations de confiance inspirées par le nouveau règne, il y a comme un mouvement vague d'inquiétude. Il y a peu de temps encore, on était sous le poids de cette incertitude poignante que causait l'état d'un souverain fatalement con- damné à une fin prochaine; on flottait entre l'intérêt qui s'attachait à l'empereur Frédéric III et la crainte des conflits d'influence qui pou- vaient s'agiter autour du malade couronné. Aujourd'hui, c'est une in- quiétude d'un autre genre. On ne connaît pas encore le nouvel empe- RETUE DES DEOX MONDES. reur ; on ne sait pas ce qu'il faut attendre de ce prince de vingt-neuf ans, qui a eu bien des fantaisies de jeunesse, qui n'a été connu jus- . qu'ici que par ses intempérances de langage et par la violence de ses antipathies, qui s'est même fait un jour à Berlin le complice du mou- vement antisémite. Guillaume II se laissera-t-il entraîner par des pas- sions imprévoyantes, par les dangereuses flatteries de ceux qui ne cessent de lui montrer, comme une tentation, la formidable armée dont il dispose, et de lui répéter qu'il est destiné à faire revivre Fré- déric II? Le plus probable est qu'on n'en est pas là, que sous Guil- laume II comme sous Frédéric III, comme sous Guillaume I", la poli- tique de l'Allemagne reste la même. Elle ne change pas parce que celui qui la conduit est toujours là, plus puissant que jamais auprès du nouvel empereur, et ce que Guillaume II a dit dans ses derniers dis- cours sur les alliances de l'Allemagne, sur la direction de sa diplo- matie, n'est en définitive que le résumé des vues du chancelier. Aujourd'hui comme hier, sous le nouveau règne comme sous les règnes qui l'ont précédé, cette politique invariable, profondément calculée, est bien facile à saisir elle n'a qu'un but. M. de Bismarck ne veut que la paix, il ne cesse de l'assurer; le nouvel empereur la veut comme lui, il vient de le déclarer devant le Reichstag, et on peut en croire de si puissans témoignages. Seulement le chancelier veut la paix à sa manière, en s'appuyant sur des forces militaires toujours croissantes, sur des armemens démesurés, et en nouant de toutes parts des alliances, de façon à isoler et à cerner la France, qui reste en réalité l'objectif de toutes ses combinaisons. Il y travaille depuis longtemps déjà, et il a réussi dans une certaine mesure; il est arrivé à lier l'Autriche et l'Italie à sa cause, à les faire entrer avec lui dans la ligue de la paix, — de la paix comme il l'entend. Aujourd'hui, à la faveur du nouveau règne, il fait ou il médite, à ce qu'il semble, une tentative nouvelle, plus décisive que toutes les autres ; il veut ïeconquérir la Russie, qui, depuis quelque temps, par sa réserve énigmatique et inquiétante, trouble tous ses calculs, — toutes ses bonnes intentions dans l'intérêt de la paix universelle ! Ce n'est point évidemment sans raison que Guillaume II, dans un de ses der- niers discours, a parlé des relations séculaires de la Prusse avec la Russie, de ses sentimens personnels pour le tsar. Ces paroles, déjà assez significatives, n'étaient encore qu'un préliminaire. Maintenant, d'après toutes les apparences, le nouvel empereur d'Allemagne se dis- poserait à faire un voyage à Saint-Pétersbourg. C'est le coup de théâtre de l'avènement au trône de Guillaume II ! M. de Bismarck veut à tout prix attirer la Russie dans l'alliance européenne, dont il est le grand organisateur. Il est prêt, bien entendu, à lui faire les plus larges con- cessions en Orient; il a déjà plus d'une fois reconnu théoriquement ses dfoits, il lui laissera la liberté de rétablir par tous les moyens sa REVUE. — CHRONIQUE. 255 prépondérance dans les Balkans, et il aurait déjà mis, dit-on, toute son habileté à convertir l'Autriche au plan dont il poursuit la réalisa- tion. Le chancelier, toujours dans l'intérêt de la paix, veut absolu- ment enlever à la France la tentation de croire à une alliance qui, à la vérité, n'existe pas, mais qui pourrait exister dans certaines cir- consiances. M. de Bismarck se flatte de réussir à Saint-Pétersbourg, Gela fait, il aurait achevé son œuvre et dignement inauguré le règne de son jeune empereur. Il aurait réduit la France à un isolement com- plet, en la plaçant, comme on disait autrefois, entre une faiblesse et une folie. C'est fort bien, et la France est du moins avertie. Seule- ment, sans parler de notre pays, la Russie est-elle aussi intéressée que paraît le croire le chancelier de Berlin à se faire la complice de la suprémalie de l'Allemagne en Europe? Ce qui pourra désarmer la Russie sera-t-il de nature à satisfaire l'Autriche, et l'Italie se trou- vera-t-elle très flattée de disparaître sans profit dans ces vastes com- binaisons nouées entre plus puissans qu'elle? L'Angleterre, à son tour, n'aura-t-elle rien à dire? C'est assurément une situation curieuse, que M. de Bismarck semble vouloir créer. Il resterait à savoir si au lieu d'assurer la paix, comme il le dit, il ne la rend pas tout simplement impossible, si avec toute son habileté à manier et à remanier l'Europe, il ne s'expose pas à la fatiguer, à l'excéder, en lui faisant par trop sen- tir le poids d'une prépondérance embarrassée d'elle-même. Sous une forme ou sous l'autre, partout est engagée la lutte des ambitions ou des passions { elle est entre les partis qui se disputent le gouvernement d'un pays comme entre les influences qui se dispu- tent la domination de l'Europe, — et sur le plus petit théâtre comme sur le plus grand, la lutte a son intérêt, ses alternatives, ses péripéties, qui ne sont point heureusement toujours tragiques. La Belgique, sans être mêlée aux affaires du monde, aux grands conflits d'mfluencesy la Belgique, elle aussi, ne laisse pas d'avoir ses mouvemens intérieurs, ses luîtes d'opinions. Elle vient d'avoir, ces dernières semaines, ses élections, qui ont été, comme elles sont toujours, fort animées, où une fois de plus conservateurs et libéraux se sont retrouvés en présence devant les urnes pour vider leur éternelle querelle. Il y avait à renou- veler la moitié de la chambre des représentans et la moitié du sénat. Les conservateurs ou catholiques ou cléricaux qui sont au pouvoir depuis 188/1 avalent à défendre et à maintenir les avantages qu'ils ont dus aux dernières élections ; les libéraux avaient à regagner, s'ils le pouvaient, le terrain qu'ils ont perdu depuis quelques années, ils espéraient prendre leur revanche. Cette fois encore, ce sont les con- servateurs qui ont eu l'avantage, qui ont gardé leurs positions et ont eu même quelques nouveaux succès. Pour le sénat comme poUr la chambre des représentans, les catholiques sont demeurés maîtres du terrain. Dès le premier jour, la victoire se décidait pour eux. Il res-^ 236 REVUE DES DEUX MONDES. tait, il est vrai, aux libéraux une dernière chance, ou du moins un moyen d'atténuer le succès de leurs adversaires. Le dernier mot n'était pas dit encore il y avait un ballottage à Nivelles et surtout à Bruxelles, où l'on avait à nommer huit sénateurs et seize représentans. Grand émoi dans tous les camps jusqu'au moment décisif 1 Le scru- tin de ballottage a été un nouveau mécompte, plus grave encore que tous les autres, pour les libéraux, qui n'ont réussi à faire élire qu'un seul député, le bourgmestre de Bruxelles, M. Buis, et un sénateur, M. de Brouckère. Le scrutin du 19 juin a achevé la victoire des con- servateurs. C'est une sorte de désastre pour les libéraux dépossédés là même où ils croyaient régner encore, à Bruxelles. A quoi tient cette défaite? Elle est due sans doute aux divisions des libéraux, à la scission qui s'est accomplie entre les modérés du vieux libéralisme et les radicaux. C'est la cause apparente et immédiate au dernier scrutin. Il faudrait peut-être, à vrai dire, remonter plus haut pour retrouver la cause plus sérieuse de cette révolution d'opinion, et les libéraux, qui ont été long- temps au pouvoir, pourraient se demander avec fruit s'ils n'ont pas préparé eux-mêmes, par leurs fautes, la victoire si décisive et si per- sistante des conservateurs de Belgique. 11 y a toujours place pour une crise en Espagne, et c'est encore heu- reux quand tout finit par un changement de ministère. La crise qui vient de se produire n'avait, à vrai dire, rien d'imprévu ; elle avait commencé pendant le voyage de la reine à Barcelone et à Valence, ells s'est précipitée dès la rentrée de la régente et des principaux membres du gouvernement à Madrid. Le prétexte apparent et saisis- sable a été le conflit qui s'est élevé entre le gouverneur militaire de Madrid, le général Martinez Gampos, et le ministre de la guerre, le général Cassola, à propos d'une querelle d'étiquette, au sujet d'un mot d'ordre à demander à une infante, la princesse Eulalie. L'incident n'au- rait eu peut-être que peu d'importance dans un autre moment ; il a pris, dans les circonstances présentes, une certaine gravité, et parce que le général Martinez Gampos est toujours un personnage à ménager, et parce qu'il y avait, on le sentait, des dissentimens plus profonds provoqués surtout par les réformes militaires, dont le ministre de la guerre, le général Cassola, s'est fait dans ces derniers temps l'aventureux promo- teur. Le conflit d'étiquette n'était que le prétexte ; ce qu'il y avait de grave, c'était la situation difficile et embarrassée où le ministère se sentait et allait être plus que jamais placé. Toujours est-il qu'à peine rentré à Madrid, le président du conseil, M. Sagasta, s'est trouvé en face de cet incident malencontreux, de cette querelle, qui a été bientôt l'affaire du ministère tout entier, qui a divisé le gouvernement. Les uns ont pris parti pour le général Martinez Gampos, les autres ont paru soutenir le général Cassola. Si M. Sagasta a essayé d'abord de BETDE. — CHRONIQUE. 237 tout arranger, de remettre la paix dans le ménage ministériel, il n'a pas réussi, et tout a fini provisoirement par une démission collective du ministère, — après quoi M. Sagasta lui-même a été chargé par la régente de refaire un cabinet. Ce n'est pas la première fois que M. Sagasta, qui est un habile tac- ticien, joue ce jeu un peu risqué. Il a déjà remanié à plusieurs reprises le ministère libéral dont il est le chef depuis le commencement de la régence ; il vient de le remanier encore en se séparant de quelques- uns de ses anciens collègues et en se donnant quelques collègues nou- veaux. M. Alonso Martinez, qui est un constitutionnel modéré, reste au ministère de la justice, M. Puigcerver garde l'administration des finances. M. Moret, qui est un orateur éloquent, passe du ministère d'état ou affaires étrangères au ministère de l'intérieur, et il a pour successeur dans la direction de la diplomatie espagnole le marquis de La Vega y Armijo. Le général Cassola, qui a créé au dernier cabinet de singulières difficultés avec ses projets de réformes militaires, sans parler de sa querelle avec le général Martinez Campos, cesse d'être ministre de la guerre, et il est remplacé par un officier estimé, le gé- néral O'Ryan, qui a été le précepteur militaire du roi Alphonse XH, qui est d'ailleurs peu engagé dans les luttes de partis. Les autres nou- veaux ministres. M, Canalejas, M. Capdepon, sont d'un libéralisme assez avancé. En réalité, c'est toujours le même ministère, mais à demi renouvelé. En est-il beaucoup plus fort? Il est certain qu'il a toujours devant lui des oppositions dangereuses prêles à profiter de ses fautes et de ses faiblesses. Il a eu déjà, depuis sa reconstitution, à soutenir de très vives discussions sur sa politique, sur les causes et la signifi- cation de la dernière crise, sur l'incident qui a entraîné la démission du général Martinez Campos aussi bien que la retraite du général Cas- sola. Le général Martinez Campos lui-même s'est expliqué dans le sénat avec une verdeur quelque peu soldatesque, avec une certaine hauteur, et il a eu d'autant plus d'avantage qu'il a été approuvé par le conseil supérieur de la guerre, consulté sur la question pour laquelle il est entré en conflit avec le général Cassola. Tous ces débats qui se succèdent à Madrid, et auxquels ont pris part avec éclat les chefs con- servateurs, M. Canovas del Castillo, M. Silvela, n'ont pas été toujours heureux pour le gouvernement. Le ministère n'a pas trop réussi à dé- guiser ses embarras; il ne s'est sauvé qu'en éludant les questions trop délicates, et le meilleur moyen qu'il ait de s'assurer quelque durée est d'en finir avec une session qui pourrait devenir dangereuse. Au milieu de ces agitations ministérielles et parlementaires d'une fin de session, il y a eu du moins une discussion qui n'est pas sans quelque intérêt pour la France. Le parlement espagnol s'est occupé de l'exposition de Paris, et il a voulu que l'Espagne eût sa place à ce grand rendez-vous de toutes les industries du monde. Le gouverne- 989 REYUS DES D£DX MONDES. ment, saps accepter de prendre une part officielle à une manifesta-» tion qui avait trop visiblement un caractère politique, n'a pas refusé de promettre son concours aux industriels espagnols qui voudraient exposer, et le congrès de Madrid a voté une somme de 500,000 francs pour subvenir aux frais de l'exposition espagnole. Les députés de Ma- drid ont témoigné leur intérêt pour une œuvre française par un vote de bonne volonté et de sympathie, 11 ne faudrait pas, sans doute, chercher dans ce vote ce qui n'y est pas et voir l'Espagne déjà prête à entrer dans une alliance avec la France. Dans le fond, l'Espagne na veut se laisser enrôler ni dans les coalitions européennes, ni dans une alliance française. Elle tient visiblement à rester neutre et indépen- dante, libre dans sa politique, — sans s'interdire le plaisir de prendre part à une œuvre qui intéresse l'industrie de toutes les nations. Cfl. DE MAZADE. LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE. Du 11 au 15 du mois courant, sur la nouvelle d'une aggravation subite dans l'état de l'empereur d'Allemagne Frédéric III, la rente française reculait de à Le 15, la nouvelle de la mort de l'empereur étant connue avant l'ouverture de la Bourse, le 3 pour 100 s'est relevé de à Depuis longtemps, cependant, il avait été dit et répété que les espérances les plus fortes dans le maintien de la paix reposaient sur la prolongation des jours de Frédéric in,et que les fonds publics ne pouvaient que baisser le jour où la couronne impé- riale passerait sur la tête d'un souverain jeune, admirateur passionné du prince de Bismarck, et réputé belliqueux. Une fois de plus, les faits ont donné tort à la logique, et l'avènement de Guillaume il a produit la hausse, au lieu de la baisse qu'attendaient les vendeurs à découvert. Mais ce n'est pas sur notre place seulement que l'attitude de la spé- culation a ainsi dérouté les prévisions. Les premiers actes du nouveau souverain, ou plutôt ses premières paroles, ont déterminé une véri- table explosion de hausse sur les marchés de Vienne, de Berlin et de Francfort. RETUE. — CHRONIQUE. 230 Le cours du rouble de Berlin a en quelque sorte donné la mesure du revirement qui s'opérait. De 165 il s'est élevé à 190, sous l'action de rachats précipités. Tandis qu'à Pesth les délégations votaient le crédit extraordinaire de /j7 millions de florins demandé par les ministres communs de l'empire pour dépenses d'armement, le k pour 100 hon- grois s'élevait, par brusques enjambées, de plus de trois unités; com- pensé à 80 3/4 au milieu du mois, il a été coté 84 1/4 le 29. Le 4 pour 100 russe a été non moins vivement poussé; de 79 3/4 il a atteint 83 5/8. La dette générale turque 4 pour 100, sur laquelle est payé 1 pour 100, a été portée de à les obligations des Douanes de 302 à 318, les Tabacs de 465 à 485. La Banque ottomane, dont l'aS'- semblée générale vient de se tenir à Londres et qui répartit le même dividende pour 1887 que pour 1886, soit 12 fr. 50 ou 5 pour 100 du capital versé, a gagné une dizaine de francs à 525. La Dette unifiée d'Egypte s'est relevée de 403 à 415, les obligations helléniques des diverses catégories sont en hausse de 10 et 12 francs depuis le milieu du mois. Le Portugais a progressé d'une unité à 63 3/4, l'Extérieure de à 72 3/4. Enfin, l'Italien, sur lequel va être déta- ché le mois prochain un coupon semestriel, s'est avancé, non sans quelque peine il est vrai, de à 99 francs. Les rentes françaises ont été tout d'abord emportées dans cet élan général. Le jour du détachement de son coupon trimestriel 16 cou-» rani, le 3 pour 100 était coté prix corrrespondant au cours de atteint la veille. En quelques séances, il regagnait toute la va- leur du coupon et s'établissait le 22 à Dans le même temps, l'amortissable était portée de 86 à 86 50, et le 4 1/2 de. à 106 50. On était alors en pleine émission des obligations à lots de la Com- pagnie de Panama, et rien ne paraissait devoir en entraver le succès. Mais l'avant-veille du jour où la souscription devait être close, une spéculation à la baisse a attaqué avec violence les actions de Panama et la rente françaiss. Les premières ont fléchi en quelques séances d'une centaine de francs jusqu'à 282, et la rente 3 pour 100, au mi- lieu de la hausse générale des fonds d*état,a fléchi à 82 50. Les trans- actions ont présenté, dans les derniers jours du mois, une anima- tion exceptionnelle, la lutte étant très vive entre les intérêts engagés de part et d'autre. Finalement les acheteurs ont repris le dessus. L'ac- tion de Panama reste à 315, n'ayant regagné toutefois qu'une faible partie du terrain perdu. Le 3 pour 100 s'est relevé à l'amortis- sable à le 4 1/2 à Ces cours sont sensiblement plus éle- vés que ceux de la liquidation de fin mai; mais la hausse eût été sans doute plus importante sans l'animosité déployée contre l'émission de la Compagnie de Panama. Lei résultats de cette opération viennent d'être annoncés par une 2/iO BEVUE DES DEUX MONDES* lettre de M. F. de Lesseps. 800,000 titres ont été pris par 350,000 sou- scripteurs, ce qui indique une souscription moyenne de une à trois obligations par demande individuelle. Des négociations ont été immé- diatement engagées pour le placement successif du solde des titres. Un arrangement conclu entre la compagnie et quelques grandes mai- son de banque ou institutions de crédit assure les premiers verse- mens et la constitution immédiate du fonds de garantie dont le dépôt doit être fait à une société civile. I a été détaché sur l'action de la Banque de France, pour le pre- mier semestre de 1888, un coupon de 69 francs, impôt déduit. Le marché de cette valeur est beaucoup plus calme, et le cours de 3,500 ne semble plus offrir une prise suffisante à la discussion. Le Crédit foncier est sans changement à 1,455. Les actionnaires de cet établis- sement sont invités à souscrire, du 1" au 31 juillet, 31,000 actions nouvelles au prix de 500 francs, à raison d'une de ces dernières pour dix anciennes. C'est un bénéfice net qui est ainsi offert aux action- naires, et peu de ceux-ci le laisseront échapper. Les titres de la plupart des sociétés de crédit sont fermes, quel- ques-uns mêmes en hausse. La Banque de Paris s'est avancée de le Comptoir d'escompte de 5 francs, la Banque ottomane de 10 francs, le Crédit foncier d'Autriche de 20 francs. Les valeurs autri- chiennes de chemins de fer ont également profité de l'optimisme qui s'est emparé de la Bourse devienne; l'action des Chemins Autrichiens et celle des Lombards ont progressé de 16 francs à 477 et 186. II n'en est pas de même des chemins espagnols toujours délaissés, le Nord de l'Espagne à 290, le Saragosse à 267. Les Méridionaux d'Ita- lie sont immobiles à 810. Le Crédit mobiUer, qui a tenu son assemblée le 26 courant, et qui rentre dans l'ère des dividendes par la répartition d'une somme de 15 francs par action pour l'exercice 1887, met en souscription, le 7 juillet, 101,750 obligations de la Compagnie des chemins de fer de Porto - Rico. Les valeurs industrielles, en dehors du Panama, ont donné lieu à peu d'affaires pendant cette quinzaine. Nous retrouvons le Suez au même cours, 2,172, après quelques oscillations. Le Gaz s'est main- tenu à 1,325, la Compagnie transatlantique à 5^0, les Messageries ma- ritimes à 598. Les Voitures ont monté de 15 francs à 775. Au con- traire, les Omnibus ont reculé de 35 francs à 1,120. Les prix des actions des mines de cuivre ont été très discutés à Londres et à Paris. Le Rio-Tinto a fléchi à/75 et le Tharsis à 130. La Société des Métaux a subi le même sort et rétrogradé de 842 à 811. Le directeur-gérant C. Buloz. Là TRESSE BLONDE DBRKIÈRB PARTIE 1 XV. L'automne s'écoula, et sur la terre sommeillante l'hiver, selon l'image du vieux poète, étendit son manteau de vent, de froidure et de pluie. » Rentré à Paris, dans le calme de ma vie quotidienne, je travaillais à rage ; mon œuvre avançait rapidement, et déjà sur ma table s'en- tassaient bs bonnes feuilles d'un premier volume. Mais, tout en fermant l'oreille aux bruits du dehors, j'étais fort assidu aux séances des sociétés savantes, et j'y prenais fréquemment la parole. Un jour où j'avais occupé la tribune de l'Académie de médecine et remporté mon succès oratoire, je vis accourir à moi un de mes confrères, auditeur assidu de nos doctes controverses. C'était ce jeune médecin, M. Gordier, que j'avais naguère attaché à la per- 1 Voyez la Revue du 1" juillet. TOME LXXXVIII. — 15 JUILIÎLET 1888. 16 2i2 REnJE DES DEUX MONDES. sonne du lieutenant-général de Mauréac, et avec lequel j'entretenais d'amicales relations. — Mon cher maître, me dit-il, je vous ai cherché tout à l'heure à l'amusante cérémonie de Saint-Thomas-d'Aquin vous n'y étiez pas. — Quelle cérémonie? demandai-je. — Le mariage de M. René de Mauréac, parbleu 1 . — Il s'est marié! m'écriai-je stupéfait. Et comme notre colloque troublait le silence de l'Académie , je sortis avec mon petit confrère. — Quoi! il s'est marié... et sans m'en avertir! répétai-je, au comble de la surprise. — Il n'a sans doute pas osé vous consulter, cher maître... Mais vous-même, comment ignorez-vous la nouvelle? Depuis huit jours, tout Paris s'en occupe. J'avouai sans nulle honte que, simple bourgeois de Paris et au- cunement Valaque, Yankee ou Brésilien, je ne faisais point partie du Tout-Paris. » M. Cordier tira de sa poche un journal du ma- tin, une de ces feuilles absurdes quand elles ne sont pas infâmes, et qui battent monnaie sur les scandales du jour — Lisez donc cette note, monsieur le cénobite, fit-il en me la présentant. La note, presque un article, imprimée en tête des Échos des théâtres, sous la signature Arlequin, était d'une rédaction vrai- ment impertinente. Elle était ainsi libellée Un mariage dans le monde artistique. — C'est aujourd'hui que doit être célébrée, en l'église Saint-Thomas-d'Aquin, l'union que nous avons été les premiers à annoncer de l'une de nos plus scin- tillantes étoiles d'opérette avec un gentilhomme portant un des grands noms de France. M. le marquis René de Slaui'éac épouse M''^ Mignon-Chérie, l'adorable pensionnaire du théâtre des Folies- Comiques, bien connue de la Ville et même des faubourgs. Folies- Comiques, si l'on veut; mais, en telle occurrence, ce n'est certes pas la charmante artiste qu'on accusera de folie comique. Nos compli- mens à la nouvelle marquise. » — Qu'en ditesr-vofus? poursuivit mon jeune confère en repliant la petite prose venimeuse. Pas de préjugés, M. le marquis!.. Parlez-moi des vieilles races pour bien finir ! — Beaucoup de monde à ce mariage? demandai-je à mon mora- liste. — Personne de la famille ni des amis... oh! non. D'ailleurs, pas d'invitations. Mais, en revanche, le ban et l'arrière-ban du cabotinage parisien ! C'était un brouhaha, un charivari des moins édifians ! On LA TRESSE BLONDE. 243 causait, on ricanait, on montait sur les chaises pour mieux voir; je me serais cru dans un café-concert, aux Funambules, au bal Ma- bille !.. Ah ! certes, du haut du ciel, sa demeure dernière, le géné- ral... Sur ce, mon petit ami, sans achever le texte classique de M. Scribe, me serra la main et s'en alla. Je demeurai tout abasourdi... Était-ce possible? Quoi! pas même invité à cette noce! Témoin des sermens échangés à Bruyère, étais-je donc devenu tellement odieux à M. de Mauréac? Ma pré- sence à cet ignoble mariage lui eût-elle mis la rougeur au front? ou plutôt le souvenir de Marie-Thérèse pesai t-iî sur sa conscience comme un remords? Tout en devisant avec moi-même, je m'étais engagé dans la rue Saint- Dominique. Une longue file de voitures stationnait devant l'hô- tel de Mauréac ; et dans la cour j'aperçus un va-et-vient animé de gens de service. Poussé par la curiosité, j'entrai. Aussitôt M. Bap- tiste, le vieux concierge, accourut à moi en levant les bras — Ah! monsieur!., ah! docteur!., quelle aventure! — Oui, quelle aventure, monsieur Baptiste!., et quel ma- riage 1 — Pauvre homme ! se contenta de me répondre ce discret ser- viteur. J'étais indécis, ne sachant que faire. Devais-je m'en aller? Fal- lait-il, au contraire, monter, me dresser brusquement devant la lace de mon oubUeux ami, le saluer en silence et me retirer? J'écoutai <îe conseil de la colère, et je pénétrai dans l'hôtel. L'escaUer, jonché de fleurs, était paré d'arbustes en caisses et de plantes rares. Du premier étage arrivaient des rumeurs joyeuses, des voix bruyantes, des éclats de rire on s'amusait fort et ferme là-haut. Je montai. Les portes étaient ouvertes et le salon regor- geait de monde... Oui, mon jeune confrère m'avait dit vrai le ban et l'arrière-ban des petits théâtres parisiens s'était abattu sur l'hôtel de Mauréac. J'avisai des messieurs à face glabre et bien rasée, des dames au visage plâtré de blanc, enluminé de rouge. Et des toilettes!., du velours, du satin, des dentelles, des brillans! La salle à manger avait été transformée en buffet, et, sur une table, s'étageaient des amoncellemens de gâteaux et de sandwiches, des bouteilles de vin de Champagne, des poissons et des galantines ; un superbe luncheon-dînatoire ! Tout ce monde se festoyait â belles dents, faisait bombance et, entre deux morceaux, jetait quelque lazzi risqué. Je promenai mon regard autour de moi M. de Mauréac n'était pas là. 2&& REVUE DES DEUX MONDES* Dans le salon, debout et appuyée contre la cheminée, se tenait la nouvelle marquise; plusieurs de ses amis l'entouraient, formant cercle autour d'elle. C'était bien la même créature maigrelette que j'avais entrevue, un an auparavant, évanouie sur les tréteaux des Fo- lies-Comiques figure insignifiante, laide plutôt que jolie, minois de grisette, nez trop court, bouche trop large,., mais quels admirables cheveux blonds ! Elle était revêtue de son costume de mariée, et, sous les dentelles de son voile, sous la couronne de fleurs d'oran- gers, son visage fardé de blanc se détachait blafard, semblable à celui d'une morte. Je m'approchai et la saluai; à peine inclina-t-elle le iront, absorbée sans doute par ses pensées. Elle me parut étrange- ment nerveuse — Ne me quittez pas ! disait-elle aux amis qui l'environnaient... J'ai peur! — Voyons, marquise!., voyons, ma Mignon-Chérie, tu n'es point raisonnable ! répondait ce beau M. Guzman, le régisseur décoré du Nicham... Le mauvais quart d'heure est passé,., tu sais, la petite cérémonie de l'église. On a un peu ricané, c'est vrai ; on s'est un peu gaussé, d'accord!.. En es-tu moins marquise? Quant au reste... — J'ai peur... répétait invariablement M™^ de Mauréac. — Peur?., de quoi? demanda en riant une grande personne pa- rée comme une châsse. — De lui. Pervenche! — Oh! là!., peur d'un homme! riposta M" Pervenche, qui, pirouettant sur les talons, s'en alla vers le buffet, où je la suivis. Devant un verre de punch et une tranche de foie gras se dandi- nait un jeune et joli monsieur, au monocle vissé dans l'œil. De pe- tites actrices lui faisaient risette ; d'autres le désignaient du doigt et se le nommaient à voix basse — C'est Arlequin!., tu sais bien, Arthur Dupont, qui signe Arlequin,., celui qui fait les Échos de théâtre dans le Jocrisse ! » W^^ Pervenche se dirigea vers M. Ar- lequin, et lui tapant familièrement l'épaule — Tu sais, mon cher, il n'est pas gentil, Vécho de ce matin ! La pauvre Mignon n'est pas contente... Oh! non! Qu'as-tu voulu dire avec ton connue de toute la Ville et même des faubourgs?..» On n'éreinte pas ainsi les petites femmes ! — Et ma conscience? répliqua, très solennel, M. Dupont, dit Arle- quin. — Ta conscience!.. Alors que fais-tu ici, monsieur La Vertu? — Et mon métier? répondit encore ce M. Arlequin, en avalant un verre de punch. Dans la foule, j'aperçus pareillement mon vaudevilliste septuagé- naire, l'un des auteurs de Pékin à Paris, le célèbre Bon Papa. Il LA TRESSE BLOIMDE. 2Â5 s'inclina tout humble, devant le reporter de théâtre, qui lui tendit !e bout des doigts. — Revenus aux jours où les rois épousaient les bergères ! dit-il en montrant la marquise. Pauvre enfant, comme elle est pâle 1 quelle émotion! — Pourtant, ce n'est point pour elle une première, » fit obser- ver le rédacteur du Jocrisse, Un éclat de rire salua cette nouvelle arlequinade. — Aussi, pourquoi se marie-t-elle? grommela une vieille actrice vermillonnée comme une aurore. Voilà près d'un an que, chaque soir, la petite et moi, nous faisons tourner les tables... Ah ! dame, les esprits ne sont pas rassurans. Hier encore, ils déconseillaient l'hyménée ! — Farceurs d'esprits ! ricana M. Arlequin, la bouche pleine. — Mais cette Mignon, poursuivit la duègne, n'a rien voulu en- tendre!.. A toutes nos raisons, elle n'avait qu'une réponse Il le faut!., il le faut! » — Bon-Papa, interrompit M"* Pervenche, coupant les effets de sa camarade... Eh bien! votre épithalame? Le vieil auteur promena son regard à la ronde, puis, d'un air dépilé — Encore un peu de patience, mesdames!.. Le marquis n'est pas de retour. — Voilà deux heures qu'il prépare son entrée! dit à mi-voix la duègne... Maison bien tenue! — Le temps s'écoule et moi je joue ce soir, déclara M" Per- venche... Tant pis, je me risque I Elle courut à M"" de Mauréac — Marquise!., petite!., autorises-tu l'audition de l'épithalame ? Oui, n'est-ce pas?.. Allons! une, deux, trois au rideau! M. Guzman, le beau régisseur, frappa trois coups sur le parquet, et Bon-Papa vint se camper au milieu du salon une acclamation bruyante remplit l'hôtel et passa au dehors... Et là-haut, rangés contre la muraille, dans leur pourpre et dans leur hermine, ces messieurs les présidens de Mauréac contemplaient tout cela... Je remarquai alors que le portrait du lieutenant-général n'était plus parmi eux. — Sur quel air, votre épithalame? demanda le régisseur, qui s'était mis au piano. ' — La Robe et les Bottes, — Vieux jeu I fit avec dédain M" Pervenche. — Le Cid est également devenu vieux jeu, » riposta l'auteur, rouge de colère. 2Ù6 BEVUE DES DEDX MONDES. On le calma ; M. Guzman plaqua sur le piano quelques accords, et la voix chevrotante de Bon-Papa commença de fredonner Dieu des chansons, Momus, prends tes grelots... Quant à moi, je m'étais faufilé jusqu'à la porte, et, sans prendre congé de M™ de Mauréac, je m'esquivai. XVI. Je traversais déjà la cour et j'allais sortir de l'hôtel quand je m'entendis appeler avec mystère Baptiste, le concierge, courait après moi — M. le marquis vous demande, me dit41; mon maître serait bien heureux de vous voir. — Gomment?.. Il est donc ici? — M. le marquis s'est retiré dans son appartement, aussitôt la cérémonie achevée. Et le vieux domestique ajouta, levant derechef les bras au ciel — Ah! docteur !.. le malheureux homme! Je le suivis. Il me guida par un escalier de service jusqu'à la chambre à coucher de René, — cette même chambre où avait si longtemps vécu sa vie infirme et solitaire le lieutenant- général de Mauréac. La nuit était venue, et deux flambeaux allumés éclairaient à peine la sombre pièce ; mais dans la cheminée brûlait un grand feu dont les flammes projetaient sur les murs leur éclat alterné d'ombre. Derrière une des portes, dans le salon, on entendait les rumeurs de la fête, et la voix tremblante du vieil auteur nous envoyait, par intervalles, les couplets de son épithalame. M. de Mauréac était allongé dans un fauteuil, près du feu, sous le portrait de son père. Ce portrait se trouvait maintenant dans sa chambre, suspendu entre deux superbes panoplies. A ces trophées, des armes rares sabres d'officiers de marine, glaives japonais, coups-coups annamites, criss de Java, et, dans celui de gauche, miroitant contre la muraille, un kandjar magnifique à gaine d'ar- gent. En me voyant, René s'inclina, et m'invitant à m'asseoir près de lui — Merci pour ta bonne visite! dit-il un peu solennel. Toi, du moins, tu n'as pas imité les autres, qui semblent fuir cette maison comme on fait un lazaret de pestiférés ! LA TRESSE BLONDE. 247 — J'ignorais ton mariage, répondis-je d'un ton piqué. Tu avais oublié de me l'apprendre. — Oublié?., non. Mais à quoi bon te consulter? Tu m'aurais prodigué sans doute conseils, remontrances, objurgations, me- naces,., que sais-je enfin !.. Et moi je n'aurais rien écouté, non, rien! Je devais me marier, épouser cette femme,., oui, l'épouser... Il le fallait,.! il le fallait! Mauréac se tut un moment — Ne va pas croire, au moins, reprit-il, que je sois la victime de manœuvres féminines, la dupe imbécile d'une coquette intri- gante! Non!., gi'âce à Dieu, j'ai l'esprit solide et le cœur haut placé!.. Mon cher, elle-même ne voulait pas de ce mariage... Tu refuses de me croire ?. . Elle ne voulait pas ! Ah 1 ce n'est point sans luttes qu'elle a consenti d'être ma femme ! Elle dédaignait mon amour; elle repoussait mon nom!.. Mais enfin, de guerre lasse, elle a cédé!.. J'ai triomphé de ses résistances,., et mainte- nant elle est à moi, rien qu'à moi! Un sanglot douloureux s'échappa de sa poitrine — Oui, elle est à moi, s'écria-t-il, et pourtant elle ne m'aime pas!.. Mais moi, je l'aime éperdûment, d'un désir furieux, avec désespérance!.. Pourquoi cela,., pourquoi?.. On me dit qu'elle est laide, sans esprit et vicieuse!.. Vicieuse!.. N'importe, je l'aime et j'en suis jaloux,., jaloux,., jaloux ! Il se leva et se promena dans la chambre avec agitation... Là- bas, derrière la porte, dans le salon en fête, le piano faisait trêve; à présent, le vieil homme de lettres déclamait un madrigal chacun de ses vers nous parvenait très nettement Quand Vénus, échappée aux froids baisers de l'onde, En tordant ses cheveux créait fleuve et ruisseau ; Si la blonde amoureuse eût vu ta tresse blonde, Elle n'eût point osé sortir de son berceau. M. de Mauréac frappa du pied, devenu blême de colère, et se tournant vers moi — Oh! je sais lire en ta pensée et j'ai entendu ton regard!.. J'aurais dû, selon toi, épargner aux gloires de mon nom, à la mé- moire de mon père,.. — la mémoire de mon père !.. — les igno- minies d'une pareille fête ! Oui, certes ; et si j'eusse écouté mes dé- sirs, j'aurais, au sortir de l'église, emporté la bien-aimée loin,., bien loin,., vers le pays, s'il en est un sur terre, où l'on aime tou- jours! Avec quel bonheur, l'enveloppant de mes bras, je l'aurais cachée à tous les yeux!.. Mais non, je ne pouvais pas; je devais rester ici... Je me bats en duel demain. 2Û8 REVUE DES DEUX MONDES. A mon tour, je me levai — Tu dis, René?.. Il me fit rasseoir, et venant se camper devant moi — Je dis que demain je me bats en duel... C'était fatal. Depuis quinze jours, tous les affronts, tous les outrages ont été lâchement déversés sur la personne de ma femme. Ce matin encore, un im- monde journal, une feuille de chantage, a grossièrement insulté la marquise... Il me montrait, étalée sur une table, la prose du joli M. Arthur Dupont. ... — Autrefois on eût bâtonné le polisson, auteur de telles igno- minies; mais, aujourd'hui, le bâton n'est plus de mode, et quant à mon épée, je ne saurais la salir dans la bave d'un M. Arlequin ! Non; pour imposer à tous respect et silence, j'ai dû choisir mon adversaire,., et j'ai choisi. C'est un soldat, un officier tel que moi... Je me bats en duel avec M. Henri Le Barze. — Le capitaine Henri ! — Lui-même... Ces Le Barze, de petits bourgeois de province, convoitaient mon titre de marquis ; ils voulaient en parer l'héritière de la famille;., tu sais bien, — cette demoiselle Marie-Thérèse, une jeune personne qui fait des vers et qui parle grec? Je m'étais oc- cupé d'elle, c'est vrai; je l'avais même un peu courtisée,., trop peut-être. Mais de là à un mariage, tout un abîme!.. Eh bien I ces honnêtes gens, dépités, ont trouvé plaisant de jouer une scène à la Molière, la petite scène du Mariage forcé ils m'ont dépêché le frère... Tiens! lis plutôt ce que ce fier-à-bras a osé m' écrire ce matin... Il me tendit une lettre signée Henri Le Barze, et qui ne conte- nait que deux lignes Monsieur, Je me trouve à Paris et j'apprends par un journal votre glo- rieux mariage. Votre conduite est celle d'un drôle. » — A la réception de l'épître, continua Mauréac, je n'ai pas hésité. Le capitaine de turcos devait payer pour tous! J'ai ac- cepté son cartel et lui ai dépêché mes témoins. On vient de se mettre d'accord, et demain, à huit heures, nous nous battons... Je n'ai pas voulu attendre un jour de plus pour châtier sur un inso- lent toutes les insolences ! Il était redevenu fort calme et avait repris sa place à mes côtés. Moi, je me taisais, le cœur serré par l'angoisse. La façon discour- LA TRESSE BLOJNDE. 2A9 toise, presque inconvenante, dont il parlait de la pauvre Marie- Thérèse, me révoltait. Et quant au duel avec le frère, il me semblait abominable. Atout prix, je devais l'empêcher!.. Mais comment?.. Une idée subite jaillit de mon cerveau... J'avais trouvé! — Ce combat est impossible, dis-je froidement. — Impossible! Pourquoi donc?.. Il aura lieu demain matin, dans les bois de Glamart, au pistolet, quinze pas et au visé... Je tuerai l'homme. — Ou l'homme te tuera toi-même. — Eh bien! alors, ma chère et douce marquise connaîtra tout mon amour pour elle ! — Ton amour pour elle?.. Et tu veux la condamner, mariée à peine, à devenir peut-être veuve !.. Je fis une pause — ... Veuve... et libre, ajoutai -je très lentement. D'un brusque sursaut, René se dressa debout — Veuve et libre! s'écria-t-il. Qu'as-tu voulu dire?.. Va, je t'ai compris ! . . Veuve et libre ! Il reprit sa marche, d'un pas saccadé, à travers la chambre. — Ainsi, plus de duel, René! On peut arranger l'affaire... Je m'en charge. Il ne répondit rien et poursuivit assez longtemps sa promenade silencieuse; parfois, il s'arrêtait et un soupir s'exhalait de sa bouche Veuve et libre! Enfin, cette fièvre parut se calmer, et Mauréac revint s'asseoir près de moi. — J'arrangerai tout,., me dit-il. Et, souriant — ... Non, la marquise ne sera ni veuve ni libre. De joyeux éclats de voix, partis du salon, coupèrent notre entre- tien. Le u Bon-Papa » entonnait des couplets à boire, et chacun re- prenait en chœur ses refrains ; Chantez, vieux vins; femmes, riez jolies; Sont fous ceux-là qui n'ont pas leurs folies ! Mauréac bondit, exaspéré — Adieu, Victor!.. Moi, je vais jeter dehors tout ce monde-là! Il s'élança vers le salon et en ouvrit la porte avec violence. Une clameur confuse accueillit son apparition — Le voici!., le voici,., enfin! Debout près du chanteur. M*" de Mauréac causait en ce moment avec une de ses camarades. Au bruit, elle se retourna ; et soudain. 250 REVDE DES DEUX MONDES. se jetant en arrière, elle poussa un cri perçant René marcha droit vers elle. Alors, reculant pas à pas, la jeune femme alla se blottir, toute frissonnante, dans l'angle le plus éloigné du salon. M. deMau- réac la rejoignit et s'arrêta un instant à la contempler; puis il allongea le bras, lui saisit la main, la rapprocha de ses lèvres et y déposa un long baiser. De toutes parts les bravos éclatèrent, et un rire jovial applaudit à cette petite comédie amoureuse. XVII. Ma journée était perdue pour le travail. Je me résignai donc, en quittant l'hôtel de la rue Saint-Dominique, à faire diverses visites différées depuis trop longtemps. Dans une maison amie, on me re- tint à dîner; je parvins pourtant à m'échapper assez vite, et je ren- trai chez moi vers les neuf heures. A ma vive surprise, je trouvai, déposé sur la table de mon cabinet, un paquet scellé aux armes de Mauréac, que l'on avait ap- porté pendant mon absence. Je l'ouvris il contenait une large en- veloppe fermée de cinq cachets noirs, et mon inquiétude s'aug- menta quand je lus au dos de l'enveloppe ces quelques mots A lire sans retard et à jeter au feu si je suis tué demain. — L'explication de mon mariage avec Anne- Yvonne Gallo. — René. Anne- Yvonne Gallo!.. et le paquet s'échappa de mes doigts!.. Quoi! elle ne s'appelait pas Mademoiselle Chérie, » cette femme! et ce nom n'était qu'un nom de guerre, un sobriquet de théâtre ! Naïf imbécile qui ne m'en étais point douté!.. Anne-Yvonne Gallo I la néophyte de chez Elias, le sujet magnétique!.. Mais alors quelle était donc l'effroyable et mystérieuse puissance de cet homme?.. Tu la suivras pas à pas dans sa vie, avait-il ordonné;., tu l'ai- meras, repoussé sans pitié par elle jusqu'au jour où tu la prendras pour compagne, pour épouse... » Et tout, oui, tout, venait de s'ac- complir!.. Je demeurai de longs momens confondu, stupéfié, ne croyant plus en moi, presque disposé à mettre en pièces mon tra- vail désormais inutile. Non, jamais je n'avais éprouvé d'anxiétés plus cruelles ! Ce soir-là, contre mes habitudes, je devais sortir. Il y avait ré- ception intime au ministère de l'instruction publique, et je crai- gnais que mon absence ne fût remarquée. Toutefois, avant de revèth* l'habit noir, j'avais encore à moi une heure de solitude, et je résolus d'en profiter. Je m'enfermai dans ma bibliothèque, et, po- LA TRESSE BLONDE. 29l sant le paquet armorié sur une table, à la clarté de ma lampe je fis sauter les cachets de cire noire. Une liasse de feuilles volantes s'échappa de l'enveloppe ; c'était un journal écrit tout entier de la main de René de Mauréac. Il ne portait mention ni de jour, ni même d'année aucune date. Mais aussitôt mon étonnement se changea en une véritable épouvante. Voici ce qu'en tête de la première page mes yeux venaient d'aper- cevoir Vu à Ben-Tré, dans la maison de Varroyo... Revu plus nette- ment à Paris, pendant la funèbre veillée, près du corps de mon père, » Alors, évoquant un passé tout récent encore, je me rappelai... Je me rappelai mes terreurs de l'année précédente l'hôtel de Mau- réao en deuil, l'escalier désert, le grand salon si vaste dans la nuit... Et de nouveau j'entendis, derrière la porte close, les gémisse- mens désespérés, les paroles de colère, puis le long et lugubre silence... Était-ce donc l'instant où, dans un formidable tête-à-tête du vivant et du mort, ce journal avait été rédigé?.. Je sentis me courir par les veines le frisson de la peur. Quand mon émoi se fut un peu calmé, je commençai la lecture de l'étrange manuscrit. Ben-Tré, depuis trois jours ma nouvelle résidence. Oh ! l'hor- rible bourgade, avec ses paillotes de bambou enfoncées dans les fanges du Mékong ! Là grelottent les fièvres, et la dysenterie an- namite vous ronge les entrailles! Partout où le regard se peut étendre, les eaux jaunâtres du grand Fleuve et des rizières, d'où émerge un fouillis de plantes vertes diaprées d'écarlate. La saison d'hivernage » a commencé. Le ciel est de plomb ; une chaleur atroce vous met la tête en feu et brûle votre sang. Et il pleut, il pleut. Sous les torrens d'eau qui s'abattent des nuées, la terre écume et semble bouillonner... L'ennui m'accable, et je sens les premières atteintes de la nostalgie... Oui, ce sera ma dernière cam- pagne. Avant peu, le retour au pays, et, bientôt après, le mariage tant souhaité! 0 Marie, chère Marie-Thérèse, c'est toujours vers vous que s'envole ma pensée, vers toi que m'emportent les désû*s!.. ... Et mon père?.. Écartons cette image!.. Pourquoi donc, depuis quelque temps, lorsque je songe à mon père, des idées bizarres viennent-elles assaillir et bourreler mon cœur? Mon père!.. 252 RETUE DES DEUX MONDES. Aussi loin que je remonte les souvenirs de ma vie, je le vois toujours le même, cloué par un mal inconnu sur son fauteuil, la tête inclinée, l'œil éteint, ne parlant jamais. Sa pensée est-elle morte et sa langue vraimeat enchaînée? Non! il peut parler,., il parle! Maintes fois, veillant près de lui pendant son sommeil, — et quels sommeils affreux sont les siens ! — j'ai surpris des paroles parmi les murmures de ses lèvres, j'ai entendu des phrases qui sortaient de sa bouche. Pourquoi ces mots, toujours les mêmes Noël, France et honneur? » Il a de vagues réminiscences de ses . coups de main d'autrefois. Souvent il revoit la lande bretonne, la friche désolée, la rivière fangeuse, la mer mugissante. » Et il en- tend,., il entend les cris d'oiseau de nuit des Chouans, des cla- meurs de haine et aussi des sanglots désespérés. Il parle d'une maison déserte et d'une femme aimée, » trop aimée peut-être!., d'un... Oh! non, non, je n'ai rien entendu! Délires de vieillard, sans doute; pensées qui s'abîment dans l'enfance!.. Pourquoi ce Dieu dont il fut le soldat, pour lequel il voulut et combattre et souffrir, ne lui accorde-t-il pas enfin la grâce de la délivrance, le bienfait de la mort?.. ...Mon matelot d'ordonnance vient d'entrer il m'apporte le courrier de Saïgon, ma correspondance officielle... Rien d'impor- tant... Ah !.. une circulaire de l'amiral-gouverneur ! Fort amusante, cette circulaire toute une diatribe, un analhème véritable lancé contre l'opium ! Et dans quelle prose magnifique ! La substance qui distille la folie,., le poison qui étend sur l'intelligence la nuit du tombeau... » Ils sont, ma foi, lettrés de beau style, MM. les commis-rédacteurs dans les bureaux de la Gochinchine... Quelle pénalité draconienne 1 retrait d'emploi pour l'officier fumeur d'opium, dégradation du sous-officier, soixante jours de prison pour le soldat!.. C'est trop dur, beaucoup trop dur. N'est-il point cruel de châtier ainsi de pauvres gens que le service militaire envoie mourir en ces climats maudits, et qui, dans l'énervement de leur solitude, s'efforcent d'évoquer le rêve d'absens bien-aimés? Oui, c'est cruel la pitié suprême ne veut-elle pas qu'à certains fous on laisse leur folie?.. Au surplus, paperasse inutile! Il n'y a pas, que je sache, de fumerie d'opium dans mon commandement de Ben- Tré... Si, pourtant, et je me trompe! Hier, en parcourant les en- virons de ma nouvelle résidence, j'ai entrevu, là- bas, se cachant sous les bambous, au bord d'un arroyo, une maison d'aspect sinistre. Une lanterne de papier jaune, son enseigne, la dénonce aux pas- sans c'est une fumerie d'opium... Je vais la faire mettre en sur- veillance... LA TRESSE BLONDE. 253 ... L'opium 1 . . Un lettré chinois que j'ai connu à Shang-Haï me disait Que serait la terre sans la fleur, la fleur sans le parfum, le parfum sans l'essence, l'essence sans le poison ? Et il disait encore Que vaudrait la vie sans l'idéal, l'idéal sans le rêve, le rêve sans l'opium? Un philosophe peu sensible aux réalités d'ici-bas, mon ami le lettré de Chine I A-t-il si grand tort?.. On affirme que sous l'action de l'opium, la créature humaine se dédouble; que l'esprit affranchi de la matière s'élance vers l'infini, ne connaît plus l'éten- due de l'espace, la lourde immobilité du temps toutes les chaînes de notre vie misérable. Il voit, il entend, il comprend, il sait... 0 Marie-Thérèse, chère bien-aimée, si loin et pourtant si près en- core!.. Oui, mais on raconte aussi que l'épreuve est terrible ; qu'au rêve de béatitude succèdent parfois d'atroces visions, et que les affres mêmes de la mort sont moins cruelles que les angoisses da nouveau songe... Qu'importe! Un autre sage n'a-t-il pas dit La souffrance provoquée et volontaire est, elle aussi, une volupté... ... La pluie a cessé, mais le jour baisse. Avant que la nuit, cette nuit sans crépuscule des tropiques, s'abatte brusquement, sortons je veux, sous la brise marine, rafraîchir mon sang brûlé de fièvre... Le ciel est implacable pas un souffle d'air, pas une ride sur les eaux!.. Tiens! je me suis égaré et la nuit m'a surpris tout d'un coup! Seul, dans l'étroite chaussée qui serpente et se ramifie au milieu des arroyos, j'ai perdu ma route... Quelle est cette maison que j'entrevois là-bas? Pourquoi semble-t-elle se cacher, mysté- rieuse, en cette solitude?.. Ah! j'ai reconnu! Au-dessus de la porte, la lanterne de papier jaune! C'est ici,., c'est la maison mau- dite, — la fumerie d'opium!.. Passons!., vite, passons!.. ...Je me croyais seul; je me trompais. Des ombres furtives glissent devant moi, s'enfoncent sous l'auvent de la cagna et dis- paraissent. Les malheureux!.. Ah! mon Dieu ! mais où suis je moi- même?.. Comment les ai-je suivis? Quelle force m'a poussé jus- qu'ici? 0 liberté humaine, mot superbe que répète sans trêve le vain orgueil de l'homme, si vraiment tu existes, quel insoluble pro- blème es-tu donc? Certes, ce matin encore, je ne pensais guère aux ivresses de l'opium., pourquoi me les a-t-on défendues?.. ... Un taudion sordide; des ignominies de saleté et de puan- teur! La pièce est obscure, éclairée à peine par la rougeur fu- meuse d'une chandelle. Personne ne me regarde, nul n'a fait atten- tion à moi. Des senteurs étranges me montent au cerveau une odeur fade et sucrée, pareille à celle du caramel en fusion. Dans un coin de la chambre, je distingue pourtant, assis à une table, un jeune garçon annamite il me dévisage effrontément et me salue. Devant lui des balances, un monceau de coquilles et une jatte où tremblote une gelée visqueuse — Mossél Poids d'argent contre Î64 REVDE DES DEUX MONDES. poids d'opium. » Je lui jette une piastre; le boy la met dans un des plateaux de sa balance, prend une coquille, la remplit et pèse. Je saisis l'opium je tiens le rêve!.. ... Dans l'ombre, une main s'est posée sur mon bras; on me guide. Un rideau s'écarte ; me voici dans une autre salle ! . . Toute silencieuse, pleine de monde cependant! Contre la muraille s'étend un lit de repos, et des nattes encadrées par des rideaux forment autant d'alcôves. Sur ces nattes les fumeurs, et, à côté de chaque homme, une femme. — Mossé!.. mossé! » On m'appelle... Une des femmes, quelque fille annamite, me fait signe d'approcher. Elle est hideuse à voir, celle-4à, avec sa face jaune ridée, ses petits yeux noirs, ses pommettes saillantes et sa peau crevée d'immondes cica- trices! — Mossé! mossé! » Elle s'est soulevée sur un coude et me sourit j'aperçois avec dégoût ses longues dents noircies par le bétel. Oh! oh! c'est ignoble!.. Si je me sauvais de ces lieux?.. . . . — Mossé, on va prendre ta place !» ... Je me suis allongé sur la natte, près de la femme. Elle tient une pipe de bambou, prend une aiguille d'acier et la plonge par deux fois dans l'opium ; sa main étend cette pâte sur le fourneau de la pipe, l'allume à une petite lampe et me la présente. Je veux lui donner une piastre; elle refuse. < — Pas d'argent, de l'opium ! » Avec quel âpre désir et quelle ardeur de convoitise a-t-elle prononcé ce mot opium!.. Pouah! la drogue infecte!.. Voyons, voyons! un peu d'énergie! se- couons cette torpeur ! échappons-nous de cette étuve empuantie !.. ...Ah!., la brise de mer vient de se lever!.. Enfin!.. Ses tièdes frissons ont ridé les eaux immobiles et sa caresse a glissé, légère, sur mon visage. Quelle fraîcheur, quel repos, quelle ineffable énervation de moi-même ! Par les fenêtres ouvertes arrivent en bouffées toutes les senteurs d'avril ; le jardin exhale les parfums de ses lilas et de ses violettes!.. Marie-Thérèse, mignonne bien-aimée, accoudons -nous à ce balcon. — Vois la lune étale ses pâleurs sur la pelouse odorante; les splendeurs de ses rayons semblent dia- menter les v^tes aiguilles de la sapinière et, là-bas, au fond de l'allée mystérieuse, regarde, le flot scintille pareil à un cristal mou- vant... Approchez- vous, mon amie,., près de moi, plus près en- core I Posez votre front sur mon épaule, abandonnez votre main à la mienne ; et, maintenant, silencieux, écoutons parler le grand si- lence de la nuit! Abîmons nos deux êtres dans l'harmonie volup- tueuse de cette nature ndormie! Que ton âme, que la mienne con- fondues s'anéantissent en une extase indicible!.. Bercés par les langueurs de cette soirée enchanteresse, goûtons le grand amour, le grand bonheur, le grand repos!.. ... Un coup de vent glacial a courbé les cimes frémissantes des LA. TRESSE BLONDE. 255 mélèzes! La, bise du nord gémit; les feuilles, brûlées par le gel, se détachent et meurent!., la neige!.. La pelouse, tout à l'heure tant fleurie, déploie son long suaire jusque vers les noirceurs de la futaie sinistre ; sous les rayons de la lune, la sapinière miroite pou- drée de givre et, là-bas, aux extrémités de l'allée effrayante, monte le sourd murmure des glaçons que le jusant emporte et que le flux ramène pour en battre la grève... Avril sitôt passé pour nous, mon AXDOitr, et sur nous décembre abattu si vite ! . . ... Le son d'une cloche traverse en ce moment l'espace, — la cloche de Noël la messe de minuit. Gomme elle chante douce et mélancolique, cette voix lointaine Venite adoremus!.. » Les tin- temens arrivent plus rapides ; la voix plus sonore devient pres- sante ; elle supplie, elle appelle, elle commande Venite, venue adoremus!., » Non!.. Le bruit s'affaiblit, il décroit, il meurt — le silence!.. Fermons cette fenêtre, Marie; la bise hivernale m'a glacé. Approchons-nous de ce feu dont la flamme joyeuse éclaire la chambre... Dieu! où donc êtes-vous, mon amour? Gomment vous êtes-vous échappée de mes bras, fantôme impalpable,., léger brouillard?.. ... Je ne suis pas seul dans la chambre. Un homme, assis dans un fauteuil, se chauffe aux tisons de la cheminée il s'agite, ner- veux, impatient. Par momens, ses yeux interrogent la pendule et il frappe du pied avec colère. Il s'est levé et s'est dirigé vers la fe- nêtre ; aux aguets, aux écoutes. Il se tient là, près de moi, me frôlant presque;., et il ne m'a point aperçu! Je suis pour lui l'invi- sible, l'incorporel, le vdde dans l'espace, le néant!.. Gelui-Ià!.. ah! c'est mon père!.. Mon père? oui, mais jeune encore et tout pareil à ce portrait que je connais si bien!.. Qu'il est beau, mon père, avec son pâle visage, ses yeux brillans, ses cheveux noirs, sa taille élancée et la vigueur élégante de tout son corps! Hautain, superbe et si dédaigneux !.. Maintenant, il arpente la chambre d'un pas sac- cadé, s'arrètant, reprenant sa marche, très inquiet. Parfois, il en- tr'ouvre une petite porte ménagée dans la boiserie ; il sourit et fait un geste amical. Un murmure de voix étouffées, des chuchote- mens se font entendre derrière cette porte... Des hommes sont là, cachés !.. ... Quelqu'un vient d'entrer une femme... Elle n'est pas jolie; toute jeune, mais chétive et malingre. Très simplement vêtue. Sa tenue est modeste et son allure craintive. Demi-paysanne et demi- bourgeoise... Oh! les superbes cheveux blonds ! Ils brillent, tels que de l'or, sous leur coiffe blanche... Mon père est allé rapide- ment vers la femme — Anne-Yvonne!., enfin! ...Il la prend par la main et retourne s'asseoir dans son fauteuil. 256 BEYUE DES DEUX MONDES. La femme reste debout si humble, si timide!.. Avec quelle pas- sion elle contemple mon père!.. Elle parle; sa voix est traînante et nasillarde, son langage rude et incorrect comme celui d'une fille de la campagne — Vous m'avez appelée, mon doux seigneur me voici!.. Pour- tant, j'ai un enfant bien malade à la maison, et tout à l'heure la cloche me conviait à la messe de minuit... Mais, hélas! que m'im- porte mon enfant et que me fait le salut de mon âme!.. Je vous aime, mon cher seigneur,., ohl je vous aime! ... Mon père a légèrement pâli et il réprime un frisson — Oui, je sais,., je sais !.. Moi aussi, ma pauvre Yvonnette, je t'aime... beaucoup. — Pas assez !.. Ah ! si je pouvais mourir pour vous ! ... Elle se met à genoux devant lui, en joignant les mains... Mon père détourne les yeux et se tait... Enfin, tout souriant et d'une voix caressante — Réservons les propos d'amour, mignonne, pour d'autres rendez-vous... Ce que j'ai à te dire en ce moment est trop sérieux... Je vais risquer ma vie ! ... La femme, toujours à genoux, regarde mon père avec inquié- tude — Jésus!.. Vous me faites peur, mon seigneur bien-aimé! ... Il reprend — Depuis deux jours, pour éviter les glaçons du courant, l'Al- batros a viré de bord ; on l'a rapproché de la côte, et il n'est plus qu'aune encablure de ce rivage... Anne- Yvonne, combien sont-ils de soldats sur le ponton ? ... Toute pâle, la femme se relève et devenue tremblante — M. Gallo, cher seigneur,., le capitaine Gallo, mon mari, com- mande quarante hommes. — Je le savais j'ai les noms des matelots et des soldats!.. Or, cette nuit, fête de Noël, on n'en trouverait pas vingt-cinq sur V Al- batros! Une moitié des hommes est à terre, sans permission et court la bordée la messe de minuit, puis le cabaret jusqu'au ma- tin pour ceux-là l'autre moitié a dû faire son réveillon d'eau-de- vie tous probablement ivres-morts!.. Donc, à peine vingt-cinq argousins, pris de boisson... et plus de cinquante prisonniers! Des Anglais, oui,., mais aussi des Français, et, parmi eux, nombre de mes amis, de mes parens des nobles, des seigneurs, — tes mes- sieurs!.. Ils attendent leur jugement et seront fusillés... Entends- tu?., fusillés! — Sans doute, mon cher seigneur, puisqu'ils ont été pris les armes à la main et combattant sous l'uniforme anglais. ... Mon père a retenu un geste courroucé ; à son tour il se lève ; LA TRESSE BLONDE. 257 — Écoute, Yvonnette, et comprends bien ! Tu es intelligente, toi, presque une dame tu dois comprendre... Les événemens sont graves. Le roi, — ton roi, — va rentrer dans Paris. L'autre, l'usur- pateur, le Corse, le Bonaparte, est vaincu ; sa dernière armée s'est fait anéantir à Leipsig ; trois cent mille alliés de Louis XVIII sont en ce moment en France avant peu le drapeau blanc flottera sur les Tuileries. Mais il faut que tous les fidèles accourent, d'un même élan 1 Moi, j'ai reçu de mes princes l'ordre d'agir, de reformer les vieilles bandes de George et de soulever la Bretagne je dois obéir. Ils m'ont adressé, en même temps, un brevet de colonel... Eh bien ! je veux mériter mon grade et gagner mes épaulettes ! . . Cette nuit j'enlève V Albatros; je délivre mes amis, et demain, à leur tête, je me jette dans la lande !.. Tu viendras m'y rejoindre. ... La femme secoue la tête < — Non, cher seigneur, car je ne suis pas une gueuse, une traî- née qui court les grands chemins... Je ne viendrai pas. ... Mon père s'est mordu la lèvre et contient à grand' peine la co- lère qui le gagne ; sa voix est moins caressante, son ton plus sec. — Soit ! tu resteras chez toi. Mais, à cette heure, il faut me prouver ton amour... Tu connais, sans doute, le mot d'ordre qui nous permettrait d'accoster le ponton?.. Tu gardes le silence... Oui, tu le connais. Tu vas me le dire... Mieux encore, tu viendras avec moi. J'ai là, dans mon parc, des amis, de bons gars du pays, de vrais Bretons dévoués à Dieu. Avec eux, nous montons dans une barque... Toi, tu te places debout à l'avant, bien en vue... Nous ramons, nous approchons sans bruit,., et au premier Qui vive! tu appelles le capitaine Gallo, ton mari,., tu lui cries que son enfant est à la mort et que tu es venue le chercher... Alors nous abor- dons,., alors Vive le roi!.. » alors {'Albatros est à nous ! ... Yvonne Gallo est devenue plus pâle encore; mais elle a redressé la tête, son œil brille et elle se met à rire M — Vraiment!.. Vous êtes bien cruel, mon cher seigneur! < — Anne-Yvonne!.. — Oui, oui... je sais à mon tour!.. Anne-Yvonne est une aban- donnée, une créature, une déhontée qu'on ne respecte plus!.. Eh bien! monsieur, écoutez- moi. J'ai trahi pour vous l'amour d'un galant homme ; je vous ai livré son honneur de mari ;.. mais, Dieu m'entend ! je ne vous livrerai pas son honneur de soldat! ... Chacun de ces mots fait monter le rouge au visage de mon père. La femme l'a regardé bien en face, dédaigneuse, provocante même... Et voilà qu'Anne- Yvonne courbe le front; chancelante, elle s'appuie contre le mur; un sanglot lui soulève la poitrine elle pleure TOME LXXXVIII. — 1888, 17 258 REYUE DES DEUX MONDES. — Ahl malheureuse !.. il ne m'aimait pas! ... Mais presque aussitôt elle essuie ses larmes — Adieu, monsieur, je retourne près de mon enfant malade. ... Elle se dirige vers la porte de sortie... En deux bonds, mon père l'a devancée. Il lui barre le chemin, ferme la porte à double tour et prend la clé — Vous êtes ma prisonnière, Yvonne Gallo ! — Laissez-moi partir, monsieur;.* je veux partir! ... Mon père la saisit par le bras et la ramène brutalement au milieu de la pièce — Le mot d'ordre, Anne-Yvonne! — Je ne le sais pas ! — Tu mens!.. Chaque soir, depuis que ton fils est malade, ton mari te confie le mot d'ordre pour que tu puisses aller l'avertir si l'enfant se trouvait en danger... Tu me l'as dit toi-même I ... La femme jette un éclat de rire furieux — Et voilà donc pourquoi vous m'avez subornée!.. Monsieur de Mauréac, vous n'avez pas d'honneur ! ... Mon père hausse les épaules ; puis, d'une voix forte — Mon honneur... c'est mon roi! ... D'un brusque mouvement, Yvonne Gallo s'est dégagée. Elle court vers la porte et la secoue avec rage ; la porte résiste — Oh! le lâche, le lâche!.. » Elle s'élance vers la fenêtre et soudain s'ar- rête épouvantée... Des hommes viennent de se glisser derrière elle. Ils l'empoignent et la repoussent dans la chambre... Quels bandits sinistres ! Ils ont déformé les traits de leurs visages par un masque de suie, et rabattu leurs chapeaux aux larges bords. Les blan- cheurs de tous ces yeux se détachent, effrayantes, sur les im- mondes noirceurs de ces faces bestiales... Yvonne Gallo, bouche béante, roule sur ces gens-là des regards terrifiés, la sueur dé- goutte de son front et un cri s'échappe de ses lèvres — Les Chouans ! ... Un des hommes s'approche de M. de Mauréac, et, très fami- lier — Tu n'en viendras pas à bout tout seul, Sans-Pareil... Nous allons t'aider. ... Les bandits entassent dans la cheminée des bruyères sèches et de la paille. La flamme jaillit, et une vive clarté illumine la chambre... Yvonne Gallo a compris — Jésus! mon Dieu!.. Us vont me chauffer! ... Les hommes se mettent à plaisanter — Vraie nuit pour se dégeler, ma fille... Jolie bûche de Noël! ... Un des Chouans, un gars court et trapu, à figure mauvaise, lui adresse la parole LA TRESSE BLONDE. 259 — Tu ne méconnais pas, Anne-Yvonne ; mais je te connais bien, moi. Ton vieux, le capitaine Gallo, m'a torturé sans trêve, quand j'étais à Belle-lsie, parmi les réfractaires... Il y a deux ans, le bour- reau m'a frappé de sa canne!.. Je me venge ! — Oui, oui, Mâche-Balles a raison, clament tous les autres; son mari est un bourreau ! Vengeons-nous ! ... Ils enlèvent la femme qui résiste, l'assoient de force dans un fauteuil et la poussent vers le feu. M. de Mauréac, blême comme un suaire, s'avance — Au nom du ciel ! Anne-Yvonne, donnez-nous le mot d'ordre et vous êtes libre ! ... Elle le toise, hautaine et méprisante — Lâche!., misérable lâche !. . Et c'est un colonel, cela! ... M. de Mauréac reprend — Par pitié pour vous,., par pitié pour moi, je vous en con- jure... ... Mais un des hommes, le déserteur du pénitencier, lui coupe la parole et, très insolent — Assez, le joli cœur!.. Quand on n'a pas la bravoure qu'exige la guerre civile, .. on ne la fait pas ! ... Mon père veut protester on l'insulte. — Mes amis, ce que vous allez faire est infâme,., oui, infâme! ... Des clameurs couvrent sa voix — Tais-toi, Sans -Pareil!., ou chante-nous autre chose! — Je commande ici ! — Obéis d'abord ! — Je suis votre chef! — Pas encore !.. Il nous faut un gage ! ... Hélas! mon père se tait!.. Il l'a livrée I Hélas! hélas! le voilà donc, son gage ! ... D'une secousse violente, les Chouans ont poussé Yvonne Gallo contre la flamme. Deux hommes pèsent lourdement sur les épaules de la misérable créature ; d'autres lui étendent les jambes dans le feu, jusqu'aux genoux Anne-Yvonne jette un cri terrible. Elle résiste , elle se tord sur elle-même c'est effroyable et c'est ignoble... Des odeurs de chair et de laine brûlées se répandent en la salle. Les hommes se remettent à plaisanter... Entre deux hurle- mens, la malheureuse supplie — Jésus 1 . . Jésus ! Ils vont me tuer ! . . Mes bons messieurs, grâce, grâce ! Vous n'êtes pas méchans, vous!.. Allez, malgré vos mas- ques, je vous connais bien tous !.. Non, non ! Je ne vous ai pas re- connus... je le jure !.. je ne vous ai pas reconnus !.. Dieu ! Dieu!.. Laissez-moi m'en aller. J'ai un enfant malade, si malade ! Il y en 260 REVUE DES DEUX MONDES, a, parmi vous, qui ont des enfans. Et puis souvenez-vous de vos mères quand vous étiez tout petits... Ah!.. Ah! je meurs un prêtre !.. France et Honneur !.. » Bandits !.. bandits !.. bandits !.. — Assez ! commande M. de Mauréac ; nous tenons le mot d'ordre France et Honneur... » Maintenant, qu'elle soit libre! — Non ! riposte Mâche-Balles... Maintenant, qu'on la porte à la grève I ... Là-bas, aux extrémités de l'avenue de sapins, le flot déferle sur la rive ; la marée monte, et, dans le silence de cette nuit gla- cée, sa voix gémit plus lamentable encore. La lune s'est voilée, comme en deuil ; le ciel semble peser sur la mer, tout lourd de neige, et, dans les grisailles des brumes mouvantes, on peut entre- voir, balancé par la houle, le ponton sans mâture l'Albatros. Point de lumière à bord; aucun bruit. Parfois une lame plus forte vient ' le frapper au flanc ; alors il se soulève, le bois craque, et V Albatros lance un cri sauvage à la bise. ... Voici les hommes les Chouans! . Ils sortent des profon- deurs de la sapinière et s'arrêtent sur la grève... Près du rivage se dresse un monticule, un tertre tout blanc de givre ; la troupe va se blottir dans le mystère de son ombre... Ils déposent à terre un fardeau la femme évanouie, puis tiennent conseil. Un d'eux se détache du groupe, entre dans l'eau et ramène une barque amarrée près de là. — Anne-Yvonne!.. Anne-Yvonne! On lui jette de la neige sur la figure... Elle rouvre les yeux, regarde, se rappelle et veut s'enfuir. Pesamment, elle retombe sur le sol. Ses pieds ne sont qu'une plaie la flamme a pénétré les os... M. de Mauréac s'est penché sur elle; son visage frôle celui de la femme qui détourne la tête et le repousse du poing. — Anne-Yvonne, je t'en supplie, viens-nous en aide!.. Anne- Yvonne, tu vas être riche, très riche;., si tu veux, la moitié de ma fortune est à toi ! ... Elle lui répond par ce rire méprisant de tout à l'heure — Oui, oui, mon seigneur bien-aimé... oui, le beau colonel !.. Je vais vous aider ! ... Elle se dégage,., rampe sur la neige,., atteint la barque,.. s'y cramponne, et alors, d'une voix vibrante — France et Honneur!.. Garde-loi, Gallo !.. Les Chouans! ...Rien ne bouge sur V Albatros ils n'ont pas entendu... Et sou- dain, l'éclat d'une lame d'acier a brillé dans la nuit, un couteau s'est abattu la femme est tombée — Ah!., ils m'ont tuée,., faillis chiens! ... Oh ! ce n'est pas mon père, . . ce n'est pas mon père !.. Lui s'est LA TRESSE BLONDE. 261 agenouillé ; il soulève la tête de l'agonisante il pleure... Et l'ago- nisante, dont une larme vient de mouiller la main, tourne vers celui qui pleure des yeux qui s'éteignent, et, très douce, lui dit entre deux râles — Je meurs par vous, monsieur,., et je suis en état de péché mortel !.. Dieu voudra-t-il me pardonner? moi, je vous pardonne... Rappelez-vous seulement que la pauvre Yvonnette laisse après elle un petit enfant. » Le journal présentait ici une lacune. La fin de l'abominable drame ne s'y trouvait point relatée l'enfouissement sous le gal- gal d'Anne-Yvonne respirant encore, encore vivante. Le récit ne disait pas non plus comment la tresse blonde avait été coupée par M. Charles de Mauréac, éperdu et peut-être menacé de mort, lui aussi. Mais le colonel Sans-Pareil avait dû recouvrer bien vite tout le sang-froid des grandes audaces, car, cette même nuit, V Alba- tros avait été pris à l'abordage. Le manuscrit toutefois continuait, d'une encre différente, rédigé à une époque ultérieure, évidemment après les événemens accom* plis à Bruyère et peu de temps avant le scandaleux mariage L'Albatros fut enlevé. Son commandant put s'échapper avec quelques hommes et gagna la terre, à la nage il aurait dû se faire tuer à son bord. Peut-être, en ce moment de défaillance, le vieux soldat avait-il aperçu l'image de la jeune femme aux cheveux blonds et entendu les soupirs du petit enfant malade. Quinze jours plus tard, un conseil de guerre condamnait à la peine de mort Joseph Gallo, capitaine au corps des vétérans gardes-côtes, coupable, disait l'ar- rêt, d'avoir, dans la nuit du 24 au 25 décembre 1813, livré ses prisonniers et déserté son poste en face de l'ennemi. Le malheu- reux fut passé par les armes... Mais le marquis Charles de Mau- réac dédaigna d'exaucer le vœu suprême de la mourante, d'ac- complir la clause de son pardon il ne recueillit pas l'orphelin 1 Avait-il compris seulement? Pour gagner sa partie, il avait joué sa tête,., que lui importait l'enjeu des autres?.. 0 guerre civile, anéan- tissement de la conscience, inspiratrice d'attentats sans scrupules et de forfaits sans remords ! Réduit à la plus abjecte misère et sous le poids de la honte fami- liale, l'enfant de Gallo, devenu homme, tomba, de chute en chute, jusque dans la geôle d'une maison centrale le fils du supplicié mourut sous la casaque du détenu... Voilà ce qu'a fait mon père; 262 REYUE DES DEUX MONDES. et le monde l'a récompensé il a obtenu des hommes toute gloire et tous honneurs !.. Mais Dieu?.. J'ai découvert la petite-fille d'Yvonne Gallo, — que dois-je faire à mon tour? La petite-fille d'Yvonne Gallo,.. cette jeune femme aux cheveux blonds à qui je me suis heurté dans mon chemin de la vie?.. Et si, d'aventure, c'était Anne-Yvonne elle-même I Certains théosophes, m'a-t-on dit, enseignent un dogme terrible l'âme exhalée du corps en état de péché grave doit subir la réincarnation , se purifier par, la souffrance, et, d'épreuve en épreuve, remonter vers son Dieu... Où donc ai -je lu cette doctrine et qui me l'a révélée? Je ne sais plus... Anne-Yvonne, pauvre créature tant aimante, si je ^ous avais retrouvée I Plus de doute!.. C'est elle, c'est bien elle! Autrement, pourquoi cette Providence qui n'abandonne rien au hasard, l'Éternel-Mainte- nant qui donc m'a encore appris ce nom? l'aurait-elle fait ainsi brusquement surgir devant moi?.. Oui, oui, c'est vous, chère âme en peine -J'ensuis certain ! J'accomplirai mon devoir... Ah ! quelles clameurs de réprobation vont contre moi pousser les hommes!.. Le devoir?.. Est-ce bien le devoir qui m'entraîne?., ou plutôt n'est-ce point la folie d'une passion bestiale?.. J'aime cette fille d'une ardeur sauvage!.. Je la veux je l'aurai Passion qui remplis tout mon être, t'appellerai-je l'amour ou bien la haine? Je ne sais. Mais je me débats en désespéré contre toi! Parfois, j'ai les révoltes furieuses de l'esclave ; j'en ai aussitôt les dégradantes lâchetés... Ah! si je pouvais m'arrachera cette pos- session !.. Si j'osais vous reprendre, ô mon cœur, ô mon âme, ô tout moi-même I a Enfin !.. Unis à jamais !.. Elle vivra de ma vie et mourra si je meurs! » XVIIL Dix heures sonnaient à l'église des Missions- Étrangères quand, tout pensif, je terminai la lecture du manuscrit. Une chose qui, parmi tant d'autres effrayantes, me terrifiait surtout, c'était l'obsti- nation de Mauréac à se battre en duel et son idée fixe qu'il serait tué la suscription mise par lui sur l'enveloppe de sa lettre me LA TRESSE BLONDE. 203 disait assez l'état de son âme. Je me résolus à tenter un suprême effort, le lendemain dès la première heure s'il le fallait, j'irais avec lui jusque sur le terrain... Mais quel ennui pour un homme de mon caractère et dans ma situation ! Tout en maudissant ces ennuis imprévus et prochains, je m'ha- billai pour me rendre chez le ministre ; la réception devait être déjà bien avancée. J'avais donné la dernière main à ma toilette et atta- ché une de mes croix de commandeur, quand soudain un violent coup de sonnette me fit tressauter. Bientôt un second, plus bruyant encore ; puis un troisième en même temps on heurtait à la porte de mon appartement. Mon valet de chambre me regardait ahuri, n'osant bouger. — Allez donc ouvrir, lui dis-je ; mais je n'y suis pour personne. Il sortit. J'attendis quelques minutes, et, comme il ne revenait pas, impatienté je soulevai la tapisserie fermant mon cabinet. On discutait dans l'antichambre une petite voix criarde et impérieuse qui répétait a 11 est chez lui!.. Je sais qu'il est chez lui ! » Presque aussitôt des pas précipités traversèrent la pièce voisine, et je reculai tout saisi j'avais reconnu la marquise de Mauréac. Blême, la face convulsée, l'œil hagard, les cheveux en désordre, elle entra, pareille à une folle. Une pelisse de fourrures l'envelop- pait. Elle laissa tomber son manteau et m'apparut revêtue encore de sa toilette de mariée sur le satin blanc de sa robe, j'aperçus toute une éclaboussure de taches de sang... Je la regardai, muet de surprise; enfin pourtant — Vous, madame?.. Mais elle — Vite! vite! monsieur... Dépêchons-nous!.. Il n'est peut-être pas mort ! — Mort?.. Qui?.. — Lui! Et, tout bas, elle ajouta — Je l'ai tué ! La stupeur de nouveau m'enleva la parole ; toutefois, reprenant possession de moi-même — Mon Dieu!., que s'est-il donc passé?.. Dites,., dites! Elle roula des yeux égarés, et les mots sortirent en sifflant de sa bouche — Je ne sais pas, monsieur,., je vous le jure, je ne sais pas !.. Voici !.. La soirée avait pris fin tout le monde s'était retiré ; mes amis, les domestiques eux-mêmes... Quelle heure pouvait-il être,., je l'ignore!.. Lui, — cet homme,., mon mari, — me conduisit alors dans sa chambre,., vous savez bien, cette chambre où l'on voit un grand 26â REVUE DES DEUX MONDES. tableau, le portrait d'un marquis d'autrefois à l'air si méchant... son père, m'a-t-il raconté. J'étais toute tremblante. Il m'a prise dans ses bras... Oh! mais si brutalement... oh !.. oh!.. J'ai eu peur;., il m'a toujours fait peur, cet homme,., oui, peur, monsieur, et horreur à la fois!.. Et je me suis enfuie... lia couru après moi et m'a rattrapée dans le salon... Il m'a ramenée dans la chambre, et, m'étreignant de nouveau, m'a poussée contre la muraille. De ses mains, il pesait sur mes épaules et tenait son visage près du mien,., tellement près que je sentais sur mes joues les morsures de ses dents et les brû- lures de son haleine !.. Et, pendant quelque temps, il m'a regardée en silence ; puis, d'une voix qu'il s'eflorçait de rendre douce Anne-Yvonne, a-t-il dit, demain, à cause de vous, je me bats en . duel... » Moi, je n'ai rien répondu j'étais pétrifiée par l'épouvante 1 Il a poursuivi, mais sur un ton plus haut Je me bats... et je serai tué!.. » Moi, je me taisais toujours... Tout à coup, il a jeté un éclat de rire, — oh ! quel rire,., quel rire! — et, comme s'il eût pu lire dans les plus secrètes profondeurs de ma pensée... Oui, certes, il avait dû voir !, il s'est écrié Eh bien I vous ne serez ni veuve ni libre !.. » A pleins doigts il m'a saisi la tête, et, tout en m'embrassant, il me serrait la nuque il voulait m'étoufler !.. Voyez plutôt, voyez les traces de ses ongles!.. Moi, je me suis débattue;., j'ai mordu les mains qui m'étranglaient et elles ont lâché prise... J'ai bondi dans la chambre... Sur le mur brillaient des armes ; un long couteau dans une gaine d'argent... Je l'ai saisi... L'homme, le fou, m'a crié encore Non, tu ne seras pas veuve ! » et il s'est rué sur moi !.. Alors, j'ai frappé,., oui, j'ai frappé !.. Il a poussé un gros soupir et est tombé à terre. Voilà !.. Vite, oh! vite, monsieur !.. Il n'est peut-être pas mort!.. Arrivons avant la police... Sauvez-le,., sauvez-moi !.. Elle jeta son manteau sur ses épaules et s'élança dehors je la suivis. Dix minutes plus tard, nous arrivions en courant. XIX. Tout dormait dans l'hôtel de Mauréac, obscur et silencieux ; le bruit de la lutte n'avait point éveillé les domestiques. D'un pas ra- pide, je montai l'escalier et traversai le salon. La porte de la chambre à coucher était grande ouverte, et la lampe qui brûlait toujours éclairait un affreux spectacle. René gisait étendu sur le tapis, sans connaissance, mais respi- rant encore. Un mince filet de sang qui, goutte à goutte, suintait LA TRESSE BLONDE. 266 à travers ses dents serrées, me fit craindre, dès l'abord, une hé- morragie interne. Près de lui, j'aperçus à terre le manche d'un long poignard tout maculé, ce même kandjar à gaine d'argent que, tantôt, j'avais remarqué scintillant sur la panoplie l'arme s'était brisée dans la plaie. En tombant, M. de Mauréac était allé s'abattre sous le portrait de son père et il avait roulé dans le feu déjà la flamme lui avait mordu les jambes jusqu'aux chairs. Je sonnai à tour de bras et réveillai la maison les domestiques ac- coururent. Avec d'infinies précautions, on déposa René sur son lit ; on coupa ses vêtemens, et j'examinai la blessure. Je la jugeai mortelle le cas était désespéré. Je fis néanmoins un premier pansement, pré- férant attendre le jour pour tenter l'opération si délicate du débride- ment et du sondage ; d'ailleurs, j'estimais cette opération super- flue mon pauvre cher patient ne la supporterait pas ! Mais je pres- crivis des aspersions d'eau fraîche sur le visage et des frictions prolongées à la région du cœur; en même temps, je tentais la vieille épreuve du marteau de Mayor, » — le marteau de fer trempé dans l'eau bouillante et appliqué sur l'épigastre du moribond je voulais que le blessé revînt à lui et qu'il pardonnât. Peut-être aurait-il assez de grandeur d'âme pour déclarer devant témoins qu'il s'était frappé lui-même, épargnant ainsi à la femme tant aimée les horreurs d'une poursuite judiciaire. Une lente demi-heure s'écoula. Enfin une teinte rosée colora la face de Mauréac, qui remua faible- ment la tête il reprenait connaissance. René promena son regard autour de lui — Quel rêve ! bégaya-t-il ; quel abominable rêve ! Un mouvement de son corps lui arracha un cri de douleur, et il porta la main sur sa blessure — C'est donc vrai! dit-il... On m'a frappé pendant mon som- meil!.. Qui? Je m'approchai de son lit, et, à voix basse — René, toi dont l'âme fat toujours si haute,., pardonne! Sois généreux encore... Ne l'accuse pas! Il ouvrit de grands yeux étonnés — C'est toi, Victor?.. Que veux-tu dire?.. Je ne te comprends pas! Puis, avec un sourire navré — Que j'ai bien fait d'inviter un médecin à mon mariage!.. Mon mariage!.. Pauvre Marie-Thérèse, voilà qui va retarder pour long- temps notre bonheur I Il se redressa légèrement; et toujours il regardait, semblant ne rien reconnaître — Où suis-je? demanda-t-il. Gomment avons-nous tantôt quitté 266 REVUE DES DEUX MONDES. Le Ménec? Je ne m'en souviens plus... Mais où suis-je donc? Ah! mon Dieu!., ce portrait,., ici,., à Bruyère! Ses yeux venaient d'apercevoir le portrait de son père — Qui donc a osé apporter cela? Qu'on enlève cette chose ! Dans un coin de la chambre et blottie dans l'ombre se tenait la marquise deMauréac, secouée par des tressaillemens nerveux. René allongea un doigt vers elle — Quelle est cette femme?.. Pourquoi se trouve-t-elle ici?.. Tiens! vêtue de blanc!., on dirait une mariée!.. Quelque jeune fille du pays, sans doute... Épouse-t-elle au moins le garçon qu'elle aime? Et ce fut tout... Il devenait inquiet, nerveux, cherchant avide- ment du regard une personne absente. Il m'attira vers lui, et, sup- pliant — Marie-Thérèse? balbutia-t-il... Où est Marie-Thérèse?.. Par pitié! qu'on aille la chercher,., qu'on la réveille,., qu'elle vienne!.. Vite,., vite!., oh! qu'elle vienne !.. Je vais mourir. Il se tut quelques instans et un éclair de joie illumina son visage — Oh! Marie, Marie, dit-il, j'ai senti tout à l'heure votre cœur frissonner contre le mien, et mon front garde encore la fraîcheur de votre baiser ! 11 retomba en arrière ; de nouveau, il s'était évanoui. Et moi, épou- vanté, muet de stupeur, j'écoutais les propos de cet homme pour qui le passé accompli et lointain n'était toujours que l'instant actuel de l'heure présente. La lumière enfin s'était faite en mon esprit et je comprenais. J'avais devant les yeux un cas terrifiant de psycho- logie morbide une suggestion d'amour imposée au cœur d'un homme aimant déjà, mais ailleurs, — par suite, un dédoublement de sa conscience, même de tout son être. Sous l'étreinte de la volonté d'Elias, René de Mauréac, cerveau faible en un corps affaibli, s'était courbé devant cette loi qui, dans la bataille pour l'existence, fait plier toute matière animée la loi du plus fort. Il était alors devenu quelque chose d'effroyable et d'innomé, vivant par intermittences deux vies toutes contraires cœur plein de ten- dresses délicates et d'aspirations vers l'idéal, lorsqu'il était lui- même; brute aux appétits bestiaux, quand il n'était plus soi... Et tandis que mille souvenirs précis maintenant se présentaient à ma mémoire, avec un triste sourire je me récitais les grands mots de la Genèse Le Seigneur Dieu souffla sur la face de l'homme son esprit de Vie, et l'homme fut créé pour être une âme vivante. » •. Hélas! Le malade cependant se mourait; son agonie avait commencé, et dans sa poitrine s'étranglait déjà un râle maculé de sang. Pen- LA TRESSE BLONDE. 267 sif, je me tenais à son chevet, quand je sentis qu'il m'attirait dou- cement. Je me penchai sur son visage ; il parlait — Le jour s'est levé, murmurait-il; à la petite église de Bruyère, la cloche tinte annonçant la messe du matin... Elle!., c'est elle Marie-Thérèse!.. Je la vois!.. Je m'approche; je me tiens à ses côtés... Le front incliné entre ses mains, elle prie, elle s'abîme tout entière en Dieu... Mais non, elle vient de redresser la tête. Quelle pâleur, et comme elle est changée!.. Ah! une larme qui brille dans ses yeux! Elle pleure... Oui, oui, elle pleure!.. Elle aime... — Marie, Marie, tu m'aimes encore! Ce furent ses dernières paroles. Il mourut, au lever du jour, en le ravissement d'une langueur amoureuse, dans toute la béatitude de l'extase et de la double-vue. Jamais, au cours de sa misérable existence, le pauvre garçon n'avait ressenti plus calme bonheur, volupté plus paisible. Son dernier souffle s'échappa dans un der- nier sourire. * * Là, se terminait l'étrange récit du professeur Rameau. Mais une main, autre que la sienne, avait ajouté en marge de son manu- scrit ce commentaire plus bizarre encore ; Atavisme... responsabilité solidaire et indéfinie de toute une race devant Dieu, — suivant qu'il est écrit au Décalogue Je suis le Dieu fort et je sais châtier l'iniquité du père jusque sur les enfans... » Et plus loin 0 Justice immanente!.. Il est patient, puisqu'il est éternel. » Gilbert Augustin-Thierry. ETUDES D^HISTOIRE ISRAÉLITE LE RÈGNE DE DAVID. I. Le pouvoir de David, définitivement établi roi de Juda et d'Israël, en sa forteresse de Sion, à Jérusalem, dépassait de beaucoup celui d'un sofet. Tout le monde le craignait ; un ordre de lui était exé- cuté de Dan à Beër-Séba. Ses commandemens pouvaient paraître très absolus ; mais ils s'étendaient à peu de chose. Il n'y avait ni religion, ni législation écrite ; tout était coutumier. La vie de fa- mille fortement constituée chez les sujets enlève beaucoup de sou- cis au souverain. Le gouvernement de David peut ainsi être conçu comme quelque chose de très simple et de très fort. On peut se le figurer sur le modèle de la petite royauté d'Abd-el-Kader à Mascara, ou d'après les essais dynastiques que nous voyons, de nos jours, se produire en Abyssinie. La façon dont les choses se passent à la cour de tel négus, à Magdala ou à Gondar, est la parfaite image de la royauté de David, dans son millo de Sion. La distribution et le 1 Voyez dans la Revue du 15 octobre 1887 Saiil et David. ÉTUDES d'histoire ISRAÉLITE. 269 rôle des fonctionnaires, l'organisation des revenus, la fidélité des serviteurs, le rôle des écritures, encore assez réduit, offriraient pro- bablement à un observateur qui se placerait à ce point de vue de curieux rapprochemens. Ce règne, à la fois flexible et fort, patriarcal et tyrannique, dura trente-trois ans. David garda sur le trône les qualités qui l'y avaient fait parvenir. Il ne paraît pas avoir jamais commis de crime inu- tile ; il n'était cruel que quand il avait un profit à tirer de sa cruauté. La vengeance, dans ce monde passionné, était considérée comme une sorte de devoir ; David s'en acquittait consciencieusement. Les fondateurs de dynasties nouvelles, quand ils se trouvent en pré- sence de restes considérables d'anciennes dynasties, sont toujours amenés à être défîans. Les transfuges des anciens partis qui vien- nent à eux excitent chez eux une suspicion bien légitime, lis sont mieux placés que personne pour avoir la mesure des fidélités humaines. Pourquoi les convertis apporteraient-ils à leurs nouveaux engagemens plus de constance qu'ils n'en ont eu pour les pre- miers? La famille de Saiil, quoique très riche encore, était assez abais- sée pour que David pût sans danger se montrer généreux envers elle. Naturellement, cette générosité n'excluait pas bien des arrière- pensées. Dans ses premiers temps, David affecta beaucoup de bien- veillance pour Meribaal, le fils boiteux de son ami Jonathas. Après la mort d'Esbaal, les biens de Meribaal, à Gibéa, avaient été usur- pés par un de ses intendans, nommé Siba. Meribaal vivait indigent dans un petit endjoit nommé Lodebar, au-delà du Jourdain, près de Mahanaim. David lui fit rendre ses biens, le fixa à Jérusalem, voulut qu'il mangeât à sa table. Mais les ambitions implacables de l'Orient ne laissent qu'un sens bien affaibli à ce que nous appelons amitié, reconnaissance, générosité, voix du sang. Ni David, ni Me- ribaal ne se trompèrent sans doute un moment l'un l'autre. Meri- baal, tout en faisant régulièrement sa cour à David, gardait de se- crètes espérances. David couvait des yeux ce rival possible, et ne cherchait qu'un prétexte pour perdre le fils de son meilleur ami. Les deux fils que Saùl avait eus de sa concubine Rispa causaient à David encore plus de préoccupation. 11 en était de même de§ cinq fils que Mérab, fille de Saiil, avait eus de son mari Adriel. La façon dont David fut débarrassé de ces personnages dangereux nous est racontée par l'anticjue historien avec une grandiose candeur Du temps de David, il y eut une famine pendant trois années con- sécutives, et David vint consulter la face de lahvé. Et lahvé dit C'est la f auie de Saiil et de sa maison, la conséquence du meurtre que Saiil commit sur les Gabaonites. » Alors le roi fit appeler les Gabaonites et 270 REVUE DES DEUX MONDES. leur dit Que dois-je vous faire, et quelle compensation vous don- nerai-je pour que vous bénissiez le peuple de lahvé ? » Les Gabaonites lui répondirent Il ne saurait être question d'or et d'argent entre nous et la maison de Saùl ; d'un autre côté, nous n'avons pas le droit de faire mourir quelqu'un en Israël. » Et David dit Que voulez-vous donc que je fasse? » Ils répondirent au roi Cet homme qui nous a massacrés, et qui s'était proposé de nous exterminer du territoire d'Israël, qu'on nous livre sept d'entre ses fils, pour que nous les cruciûions à lahvé, dans Gibeat-Saiil, selon la parole de lahvé. » Et David dit m Je vous les livrerai. » Et le roi épargna Meribaal, le fils de Jonathas, à cause du serment que lui et Jonathas s'étaient juré réciproquement au nom de lahvé. Et le roi prit les deux fils de Rispa, fille d'Aïah, qu'elle avait eus de Saiil, savoir Armoni et Meribaal, et les cinq fils de Mérab, fille de Saùl, qu'elle avait eus de Adriel, fils de Barzillaï, de Mehola. Et il les remit entre les mains des Gabaonites, qui les crucifièrent sur la montagne devant lahvé, et ils périrent tous les sept ensemble. Ils furent mis à mort dans les derniers jours de la moisson, au commencement de la moisson des orges. Et Rispa, fille d'Aïah, prit le sac dont elle était revêtue et l'étendit sur le rocher, depuis le com- mencement de la moisson jusqu'à ce que l'eau du ciel tombât sur les cadavres, eî elle ne permettait ni aux oiseaux du ciel de s'abattre sur eux pendant le jour, ni aux bêtes sauvages de s'en approcher de nuit. Lorsqu'on rapporta à David ce qu'avait fait Rispa, fille d'Aïah, la concubine de Saiil, il alla prendre les os de Sai^l et de son fils Jo- nathas, de chez les gens de labès en Galaad, qui les avaient enlevés de la place de Bêt-San, où les Philistins les avaient suspendus le jour où ils avaient battu Saùl au Gelboé. Et, lorsqu'il eut fait ramener de là les os de Saùl et ceux de son fils Jonathas, on ramassa aussi les os de ceux qui avaient été mis en croix, et on enterra les os de Saùl et de son fils à Séla, sur le territoire de Benjamin, dans le tombeau de son père Kis, et on fit tout ce que le roi avait ordonné. Et Dieu cessa d'être inexorable pour le pays après cela. David aimait à paraître avoir été forcé aux actes qu'il désirait le plus. Il était bien dans l'habitude de sa politique de se faire le ven- geur de lahvé, même pour des crimes où il avait été de conni- vence; ce qui lui procurait le double avantage de servir lahvé comme il l'entendait et de se débarrasser des gens dont la vie le gênait. Le harem de David, qui paraît avoir été peu de chose à Hébron, s'augmenta, à Jérusalem, d'un grand nombre de femmes et de con- cubines. Onze fils au moins lui naquirent en cette nouvelle pé- ÉTUDES d'histoire ISRAÉLITE. 271 riode Sammoiia, Sobab, Nathan, Salomon, Ibhar, Élisoua, Néfeg, lafia, Élisaraa, Éliada, Élifélet. La maison royale devint bientôt assez riche. Ainsi nous voyons Absalom posséder à Baal-Hasor, en Éphraïm, des troupeaux et un établissement considérable. Le palais du rnillo était avant tout une vaste maison, où l'on mangeait et buvait aux frais du roi. Les habitués de la maison royale passaient pour des privilégiés. Ces festins revêtaient sou- vent une apparence de fête ; les chanteurs et les chanteuses y avaient un rôle. C'était déjà un rêve de bonheur de passer sa vie dans ce luxe et d'en jouir tous les jours. L'importance des femmes qui composèrent le sérail du roi fut évidemment très inégale. La plus active sans contredit fut la cé- lèbre Bath-séba ou Bethsabée, fille d'Éliam, qui paraît avoir été une femme capable, exerçant une grande influence sur l'esprit de son mari. On expliqua par un adultère et un crime son entrée dans le harem. Il est difficile de dire si ce récit renferme quelque par- celle de vérité ; David n'était pas un saint ; cependant on a tout à fait le droit de décharger sa mémoire du meurtre, abominablement concerté, de son serviteur Urie le Hittite. Ce qu'il y a de sûr, c'est que Bethsabée fut assez puissante pour assurer le trône à son fils. Sous le règne de Salomon, nous la verrons jouer le rôle d'une puis- sante sultane validé. Le côté administratif et judiciaire faisait presque entièrement défaut dans un tel gouvernement. La cenlrali??*Io... n existait guère. L'action du roi était faible dans les tribus autres que Juda et Ben- jamin, dans ce qu'on appelait déjà Israël par opposition à Juda. Un recensement fut présenté comme une chose énorme et crimi- nelle. Nulle conscription l'armée permanente de David était pres- que toute composée de Judaïtes, de Benjaminites et d'étrangers, surtout de Gattites, qui suivaient David depuis son premier séjour à Gath. Dans les tribus du Nord, on ne s'apercevait du changement de régime que par une sécurité qu'on n'avait pas eue jusque-là. C'était le gouvernement d'une tribu arabe, avec son extrême sim- plicité de moyens. Les affaires particulières continuaient de se trai- ter à la porte de la ville, par l'avis des anciens. Aux environs de Jérusalem, cependant, beaucoup de procès étaient portés au tribu- nal du roi, qui les jugeait en souverain absolu. Une seule ville, Jérusalem, entra dans la voie des grandes con- structions. La royauté y marqua sa place par un palais, un arsenal, un trésor formé des métaux enlevés aux peuples étrangers, sur- tout aux Araméens. La monnaie n'existant presque pas à cette époque, le butin consistait à prendre au vaincu ses objets en or ou en bronze. Il semble que déjà David se fit un commencement de cavalerie. La Judée prêtait si peu à la manœuvre des chars armés 272 REVUE DES DEUX MONDES. de fer que cette arme ne prit jamais en Israël de développemens considérables. Quant aux chevaux richement parés, ils vinrent d'Egypte sous Salomon. Le personnel gouvernemental de David était très restreint. Toute son organisation ministérielle, si l'on peut s'exprimer ainsi, est dé- crite en trois lignes. Joab, fils de Serouia, était son sar-saba comme on dirait en Turquie, son sérasquier. Benaïah, fils de Joïada, était chef des Kréti-Pléti, c'est-à-dire des gardes du corps étrangers. Adoram ou Adoniram, fils d'Abda, était préposé aux corvées et pres- tations en nature. La rareté de l'argent ne permettait pas encore de parler de finances. Seraïah était sopher, c'est-à-dire secrétaire d'état, chargé de l'ordre et de l'expédition des affaires. Josaphat- ben-Ahiloud était mazkir, c'est-à-dire grand-chancelier, archiviste, historiographe. Ces deux dernières fonctions supposaient notoire- ment l'écriture. 11 n'est pas douteux, en effet, que l'écriture ne fût largement employée au temps où nous sommes arrivés. Parmi les morceaux qui composent actuellement la biographie de David dans les livres historiques hébreux, nous possédons probablement plus d'une page qui remonte au temps même de David, et qui peut avoir été tra- cée par le stylet de Seraïah ou de Josaphat-ben-Ahiloud. Tels sont les listes des gihborim et les anecdotes qui s'y rattachent, cer- taines courtes notes sur les expéditions de David. Les pièces d'état, les généalogies, les documens importans pour la transmission de la propriété devaient être également dans les attributions du mazkir. David ne paraît avoir eu que peu de relations avec l'Egypte; il en eut encore moins avec l'Assyrie, dont l'action à cette époque n'arrivait pas jusqu'aux bords de la Méditerranée. Ses relations avec les villes phéniciennes de la côte paraissent avoir été ami- cales. Mais David ne s'ouvrit pas, comme Salomon, au goût des civilisations étrangères. Il était trop complètement l'homme idéal d'une race pour songer à se compléter par le dehors, à peu près comme Abd-el-Kader, de nos jours, n'a jamais voulu rien apprendre en dehors de sa discipline première. Les Philistins seuls furent pour David de vrais maîtres ; or, les Philistins représentant une Grèce primitive et barbare, ce fut ici la première fissure par laquelle l'in- fluence aryenne s'exerça sur Israël. Bien plus sage que Saûl, David se montra juste pour les Chana- néens, qui formaient, à la surface d'Israël, des flaques de popula- tions distinctes. David favorisa la fusion de ces vieux habitans du sol avec les Israélites. Il semble qu'il considérait les hommes des deux races indistinctement comme ses sujets. Il a des Hittites, en particulier un certain Uriah, parmi ses officiers les plus braves et les plus en faveur. Il fait aux rancunes des Gabaonites une conces- ÉTUDES d'histoire ISRAELITE. 273 sion qui serait inouïe si, par ailleurs, elle n'avait répondu aux be- soins de sa politique. Les Ghananéens et les Hittites étaient aussi portés au iahvéisme que les Israélites. Les Gabaonites, tout en re- connaissant que lahvé était le dieu des vainqueurs, adoraient lahvé et lui offraient des sacrifices humains. A Jérusalem, nous voyons, d'après certains textes, un Jébuséen nommé Arevna ou Averna, resté riche et propriétaire après la conquête, dans les meilleurs termes avec David, et prenant part à tout ce que le roi fait pour le culte de lahvé. Les conséquences de cette politique de conciliation auraient pu être excellentes. On marchait vers le genre de fusion qui constitue une nation. Les distinctions des anciennes tribus s'affaiblissaient. Les Benjaminites avaient joué un rôle si intimement lié avec celui des Judaïtes dans la confection de la royauté, que les deux tribus devinrent désormais presque indiscernables. Jérusalem était située sur la limite des deux tribus et devenait pour elles une capitale commune. La réunion était d'autant plus facile que Benjamin était petit et ne consistait guère qu'en quelques fiefs militaires. La royauté se rattacha ces fiefs, et Benjamin devint ainsi une sorte de domaine royal à la porte de Jérusalem. Les autres tribus abdi- quaient presque devant Joseph ou Ephraïm. Tout se polari- sait donc sur Ephraïm et Juda. Mais, entre ces deux grandes moi- tiés de la nationalité d'Israël, le rapprochement n'était qu'apparent. Le pouvoir de David était peu de chose dans les tribus du Nord. L'importance grandissante de Jérusalem excitait une réaction de jalousie en ces régions, dont la colline jébuséenne n'était nulle- ment la capitale. La gloire de David faisait tressaillir de joie les gens d'Hébron, de Bethléhem, même de Benjamin, malgré de nom- breux ressentimens saiilides ; elle n'excitait dans le Nord qu'indif- férence ou malveillance. On sent que la déchirure d'Israël se fera le long de cette suture imparfaite qui laissa toujours visible la dua- lité primitive des Beni-Jakob et des Beni-Joseph. IL C'est surtout par la guerre que la royauté naissante d'Israël inaugura une ère nouvelle, essentiellement différente des temps antérieurs. La forte bande que David s'était faite à AduUam et à Siklag devint le noyau d'une excellente armée permanente, qui eut, à son heure, la supériorité dans tout le midi de la Syrie. Jusque-là, Israël avait souffert des attaques perpétuelles de ses voi- sins, et s'était toujours montré inférieur aux Philistins. Maintenant les Philistins vont être domptés, les peuples voisins rendus tribu- TOME LXXXVIII. — 1888. 18 574 REVUE ÛES DEUX MONDES. tai'rês. Israël va former un véritable royaume, en sûreté derrière ses frontières et, pour un temps, dominant les états limitrophes. Ce qui avait caractérisé l'époque des Juges et amené les défaites d'Israël, c'étaient le manque de précaution, l'infériorité de l'arme- ment. David fit faire des provisions d'armes défensives, que l'on gardait dans la citadelle de Jérusalem. Jusque-là le gibbor avait été propriétaire de ses armes, lesquelles de la sorte se trouvaient sou- vent de qualité inférieure ou mal entretenues. L'homme de guerre fut maintenant équipé parle roi, et ces innombrables épisodes où le Philistin, puissamment casqué, avec sa longue lance et ses cui- rasses perfectionnées, narguait l'Israélite armé d'une simple fronde ou d'une courte épée, ne se présentèrent plus. Une armée, dans les temps anciens, avait presque toujours pour origine une bande de pillards, ou, ce qui revient au même, de gens ne voulant pas travailler et résolus de vivre du travail des autres. Naturellement ces brigands, une fois leur autorité recon- nue sur une certaine surface de pays, devenaient les protecteurs- nés de ceux qui travaillaient pour eux. C'est ainsi que l'ordre a été créé dans le monde par le brigand devenu gendarme. Les hommes qui réussirent, avec David, à faire d'Israël une patrie, avaient partagé sa vie d'aventures. Ces hommes, presque tous Bethléhé- mites ou Benjaminites, durent avant tout s'armer; le piUageides Amalécites les y aida. Beaucoup d'individus énergiques des tribus voisines se mirent avec eux. Les Ghananéens ou Hittites paraissent avoir été dans la bande sur le même pied que les Israélites. Il y avait aussi des Arabes, des Araméens, des Ammonites. Enfin les Philis- tins, comme nous le verrons, fournirent un contingent considé- rable. Parmi ces compagnons, que le fils d'Isaï savait retenir autour de lui à force d'habileté, de charme, et surtout en leur procurant de beaux profits, un homme dominait tous les autres par sa capacité militaire c'était Joab, fils de Serouïa, qui fut le lieutenant de David dans toutes ses conquêtes, comme il avait été le principal instru- ment de sa fortune. Son frère Abisaï le secondait habilement. Le dévouement de ces hommes à leur chef ne connaissait pas de bornes. David était personnellement d'une grande bravoure ; mais il était petit et ne paraît pas avoir été très résistant à la fatigue. Un jour, dans une expédition contre les Philistins, partie de Jérusalem, il fut obligé de s'arrêter à Nob. tJn autre jour, il faillit être tué par un Philistin. A partir de ce moment, ses compagnons firent ce qu'ils purent pour l'empêcher de payer de sa personne, l'assurant que sa Vie était trop précieuse pour être ainsi exposée, en réalité parce que Ja présence de leur ancien chef, devenu roi et légèrement obèse. ÉTUDES d'histoire ISRAÉLITE. 275 était pour eux une gêne, un obstacle à la célérité des mouve- raens. Une singulière émulation de gloire s'alluma entre ces hommes, qui, n'ayant plus d'autre métier que la bataille, devinrent des sou-, dards de profession, uniquement occupés à se raconter leurs prouesses et à se surpasser les uns les autres. Les gihborim les héros, les braves devinrent comme un groupe d'élite, dont on aspirait à être. Il y eut une sorte de Légion d'honneur des trente, » compre- nant les plus illustres paladins de David. Parmi ces trente, on en compta trois, les plus illustres de tous, Joab mis à. part. C'étaient Jasobeam, le Hakmonile, Éléazar, fils de Dodo, l'Ahohite, Samma, fils de Agé, le Hararite, tous de la tribu de Juda ou de Benjamin. Plur sieurs plaçaient dans la même catégorie Abisaï et Benaïah. Du vivant même de David, à ce qu'il semble, se fixèrent par écrit des listes, souvent peu d'accord entre elles, où étaient les. noms de ces braves, et les petites anecdotes militaires qui se rattachaient à cha- -cun d'eux. Voici les noms des glbberim de David Jasobeam, le Hakmonite, l'un des capitaines. Ce fut lui qui brandit a lance sur 800 hommes tués en une seule fois. Après lui, Éléazar, fils de Dodo, l'Ahohite, l'un des trois gibborim. Il fut avec David à Pas-Dammim. Les Philistins se réunirent là pour le combat et les Israélites se retirèrent. Lui se leva et frappa les Phi- lisiins jusqu'à ce que sa main fût engourdie et comme crispée à la garde de son épée. Et lahvé fit un grand coup de salut en ce jour, et •la masse revint se mettre derrière lui, mais pour piller. Après lui, Samma, fils de Agé, le Hararite. Les Philistins s'étaient •rassemblés pour le combat, et il y avait là un champ plein de len- tilles, et le peuple fuyait devant les Philistins. Mais lui, il prit posi- tion au milieu du champ, et il se défendit, et il battit les Philistins, et lahvé fit un grand coup de salut. Et cea trois capitaines descendirent, et ils vinrent trouver David dans la caverne d'Adullam, et la troupe des Philiatins campait dans la plaine des Refaim, et David était alors dans la mesouda, et un poste de PhilisUns était à Bethléhem. Et David eut un désir, et dit < Ahl si je pouvais avoir un peu d'eau du puits de Bethléhem qui est à la porte 1 » Alors les trois gibborim se frayèrent un chemin à travers le camp des Philistins, et puisèrent de l'eau du puits de Bethléhem, qui est près de la porte, et ils l'apportèrent à David. Mais celui-ci ne vou- lut pas la boire, et il en fit une libation à lahvé, en disant lahvé me préserve d'une pareille chose ! Cette eau est du sang d'hommes, qui l'ont conquise au risque de leur vie, » Voilà ce qu'ont fait les trois gibborim,. 276 RETUE DES DEDX MONDES. Et Abisaï, frère de Joab, fils de Serouïa, était aussi un capitaine. Et il brandit sa lance sur 300 tués, et son renom égala celui des Trois. Il fut plus estimé que les Trente et il fut leur chef; mais il n'arriva pas jusqu'aux Trois. Et Benaïah, fils de Joïada, fils d'un brave de Qabseel, qui avait fait beaucoup de prouesses. Ce fut lui qui tua les deux Ariei et Moab; ce fut lai aussi qui descendit et tua le lion dans la fosse par un jour de neige. Il tua aussi l'Égyptien très bel homme, et dans la main de l'Égyptien, il y avait une lance. Il descendit vers lui avec un bâton, et il le tua avec sa lance. Voilà ce que fit Benaïah, fils de Joïada. Et son renom égala celui des trois gibborim. Il fut plus estimé que les Trente, mais il n'arriva pas jusqu'aux Trois. Et David le préposa à sa garde. Nous omettons la liste qui suit. Quelques autres anecdotes mili- taires du temps nous ont été conservées, à ce qu'il semble, par la main même qui a tracé la liste des gibborim. Et il y eut encore un combat entre les Philistins et Israël. Et David descendit avec ses gens, et ils combattirent les Philistins. Et David se trouva fatigué, et ils s'arrêtèrent à Nob. Et un homme de la race des Refaïm, qui portait une lance dont l'airain pesait 300 sicles, et qui était ceint d'une ceinture de fer, parlait de tuer David. Et Abisaï, fils de Serouïa, vint à son secours, et frappa le Philistin, et le tua. Alors les hommes de David lui firent ce serment Tu ne sortiras plus désormais avec nous pour la bataille, de peur que le flambeau d'Israël ne vienne à s'éteindre. » Et il y eut encore après cela un combat à Nob avec les Philistins. Alors Sibbekaï, de la famille de Housa, tua Saf, homme de la race des Refaïm, Et il y eut encore un combat à Nob avec les Philistins, et Elhanan, fils de Dodo, de Bethléhem, tua Goliath le Gattite, qui avait une lance dont le bois était de la longueur d'une gaule de tisserand. Et il y eut encore un combat à Nob, et il y eut là un géant, et les doigts de ses pieds étaient six et six en tout vingt-quatre. C'était aussi un fils des Refaïm, et il injuriait Israël, et Jonathan, fils de Siméa, frère de David, le tua. Ces quatre étaient nés de la race des Refaïm, à Galh, et ils tombèrent par la main de David et par la main de ses gens. III. Ces notes d'une épopée qui n'est jamais arrivée à sa pleine éclo- sion nous donnent, de la vie héroïque d'Israël au xi* siècle avant Jésus- Christ, un tableau qui ressemble singulièrement à celui que ÉTUDES d'histoire ISRAELITE. 277 nous offrent les poènaes homériques de la vie héroïque des Hellènes du même temps. Une telle ressemblance vient peut-être en partie de ce que les Philistins, qui furent, dans l'ordre des choses mili- taires, les maîtres d'Israël, étaient eux-mêmes une peuplade d'ori- gine carienne ou Cretoise, très analogue aux Pélasges, et que cer- tains rapprochera ens mettent en rapport avec les bandes du cycle troyen. L'autre épopée d'Israël, celle de Samson, naît aussi d'un contact intime d'Israël avec les Philistins. On dirait que les Philis- tins possédaient des branches du cycle homérique et inspiraient l'esprit épique autour d'eux. Un fait capital, en effet, et dont la conséquence ne saurait être exagérée, est la part que les Philistins semblent avoir eue dans l'œuvre organisatrice d'Israël. Ce n'est pas la seule fois qu'on ait vu, dans l'histoire, l'ennemi héréditaire devenir pour la nation rivale un éducateur. La lutte contre les Philistins avait fait la royauté d'Israël ; David avait passé dix-huit mois de sa vie au ser- vice du roi de Gath, et il avait puisé à cette école quelques-unes des données qui firent sa force ; Gath lui fournit toujours des hommes de confiance et des auxiliaires. Cet Obédédom, dont la maison servit quelque temps d'abri à l'arche, était de Gath. On apprend beaucoup de ceux que l'on combat. L'intelligence singu- lièrement ouverte de David sortit, grâce à des relations suivies avec une race plus milicienne qu'Israël, du petit système straté- gique dont les tribus sémitiques avaient la plus grande peine à se dégager. Les premières années de David se passèrent à continuer les guerres qui avaient rempli le règne précédent. Le malheureux Saûl avait trouvé la mort au cours d'une expédition que les Philistins poussèrent jusque dans la plaine de Jezraël, et dont l'objectif est difficile à déterminer. Quelle fut la suite de la bataille des monts Gelboé? Que fit l'armée victorieuse, si loin de son centre d'opéra- tions? On l'ignore. Il est probable que la victoire des Philistins fut sans conséquence durable. En effet, les campagnes de David de- venu roi et de ses lieutenans eurent toutes lieu, non du côté de Jezraël, mais sur les frontières mêmes du pays des Philistins, vers Nob, et dans la plaine qu'on appelait plaine des Refaïm. » Le récit de ces expéditions a conservé, dans la Bible, sa forme la plus antique. lahvé s'y montre stratège accompli et prend part lui-même au combat. La bataille de Baal-Peracim, surtout, laissa de profonds souvenirs. Lorsque les Philistins apprirent qu'on avait oint David comme roi de tout Israël, ils voulurent s'emparer de sa personne. David le sut, et il se réfugia dans la forteresse de Sion. Les Philistins, n'ayant pu le saisir, se répandirent dans la plaine des Refaïm. David consulta lahvé Marcherai-je contre les 2'B REVUE DES ©EUX MONDES, Philistins? Les livreras-tu en mes mains? » lahvé répondit affirma- tivement. Les Philistins furent complètement battus ; ils s'en- fuirent, laissant sur le champ de bataille leurs insignes religieux, qui tombèrent entre les mains de David. Une autre fois, les Philistins montèrent et se répandirent dans la plaine des Refaïm. Et David consulta lahvé, qui lai dit Ta ne les attaqueras pas par devant ; tourne leurs derrières, et va jus- qu'aux bekaîm. Et quand tu entendras le bruit de pas dans les cimes des bekaîm, alors donne vivement ; car c'est le moment où lahvé se mettra à votre tête pour frapper le camp des Philistins. » Et David agit selon l'ordre que lahvé lui avait donné, et il battit les Philistins de Géba à Gézer. D'autres expéditions eurent lieu en- core ; mais nous n'en possédons pas les détails. Nob, aux portes de Jérusalem, fut le théâtre de beaucoup de ces luttes héroïques. Les légendes qui roulaient autour de cet endroit se rapportaient, en général, à des combats singuliers entre des Israélites et des géans philistins. David absorba plus tard toutes ces légendes. On supposa que, dans son enfance, fort de l'appui de lahvé, il avait terrassé avec sa fronde un de ces monstres bardés de fer. A partir de David, les Philistins, tout en continuant leur exis- tence nationale dans leurs cinq villes mi'itaires, et en se montrant par momens des voisins désagréables, cessent d'être un danger permanent pour Israël. Da,vid les dompta, mais ne les conquit pas. Il n'est pas certain qu'il ait fait une guerre offensive dans les can- tons proprement philistins, ni pris une seule de leurs villes. Mais il leur interdit absolument le pillage d'Israël, et tira de leurs mains le joug de l'hégémonie. » Les Philistins furent les seuls ennemis avec lesquels David observa les lois de la modération. Il avait conscience de ce qu'il leur devait, et peut-être l'expérience qu'il avait faite de leur supériorité militaire lui inspirait-elle un certain mépris pour les petites bandes hébraïques et araméennes. Cette appréciation de soudard émérite lui suggéra une idée qui eut sur la constitution de la royauté Israélite une influence décisive. Presque tous les états sémitiques, pour durer, ont eu besoin de l'appui d'une milice étrangère, la race sémitique de type arabe, par suite de ses habitudes anarchiques, étant incapable de fournir des gendarmes, des gardes du corps. C'est ainsi que le khalifat de Bagdad fut obligé, depuis le ix siècle, de prendre à son service des milices turques, aucun Arabe ne voulant se prêter à emprisonner un Arabe, encore moins à le mettre à mort. Ce furent, à ce qu'il semble, des pensées de cet ordre qui portèrent David à lever chez les Philistins un corps de mercenaires, dont il fît ses gardes 4a corps, et qu'il chargeait des exécutions. Ces ce qu'on appelait ÉTUDES d'histoire ISRAÉLITE, 279 les Kréti-Pléti. Le mot KrHi désignait les Philistins comnae origi-' naires de Crète ; le mot Pléli serait une abréviation populaire pour Plesti, Philistin. » Des Cariens, distincts ou non des Philistins, paraissent aussi avoir figuré parmi ces corps de soudoyés étran- gers au service des rois d'Israël. Enfin, nous voyons figurer dans l'armée Israélite un corps de Giltim ou gens de Gath. L'Aryen mi- litaire primitif égalait le Sémite hébréo-arabe en bravoure; il le surpassait en fidélité, et pour fonder quelque chose on avait besoin de lui. Les Kréti-Pléti nous apparaissent comme analogues aux Ger- mains, gardes du corps des empereurs romains; aux Suisses, gardes du corps des rois de France, de Naples ; aux Scythes, sol- dats de police chez les Grecs. Ces Kréti-Pléti avaient pour chef Benaïah, fils de Joïada, qui figure à côté du sar-saba^ et ils ne furent établis, paraît-il, que vers la fin du règne dé David. La liste des gibborim n'en fait aucune mention et désigne par un autre mot les fonctions de Benaïah auprès du souverain. Après David, le corps put subsister sous le même nom, bien que n'étant plus composé de Philistins, comme certaines gardes suisses purent être composées' de soldatsquin'étaient nullement nés dans les cantons helvétiques. L'importance que prirent les Kréti-Pléti ou Carim fut bientôt de premier ordre. Ce furent eux qui firent échouer les tentatives d'Absalom, de Séba, fils de Bikri, d'Adoniah; ce furent eux qui assu- rèrent le trône à Salomon. Quoique Gath n'ait jamais appartenu à David, des Gattites, surtout un certain Ittaï, paraissent être entrés dans sa familiarité la plus intime. Étrangers à l'esprit théocratique, peut-être même au culte de lahvé, plus étrangers encore au vieil esprit patriarcal qui faisait du vrai Israélite une matière si réfrac- taire au principat, ces sbires étaient presque la seule force dont disposât une royauté, toujours battue en brèche par les prophètes, ces utopistes réactionnaires. A défaut d'une classe militaire natio- nale, ils constituèrent une force publique détestée des théocrates, mais au fond très nécessaire; car nul, autant que l'utopiste, n'a besoin du gendarme, qui maintient provisoirement un présent sup- portable, en attendant une perfection idéale qui ne vient jamais. Une nation ne se forme que par l'extinction violente des diver- sités. L'extinction des diversités se fait rarement sans un noyau de milices étrangères ; car la milice étrangère est plus forte que le soldat indigène pour mettre les gens d'accord, pour vaincre les oppositions intérieures, les tendances séparatistes. Les Philistins fournirent cet élément de cimentation à Israël. Ils ne faisaient en cela que continuer le métier de mercenaire, qui avait été leur premier état. Vers le temps des luttes entre l'Assyrie et l'Egypte, ils furent écrasés, comme Israël, par le passage des grandes 2S0 REYUE DES DEUX MONDES. armées. Ils eurent cependant une fortune singulière. Plus rappro- chés de la côte, et plus connus des Grecs que les Israélites, ils don- nèrent leur nom au pays; la terre d'Israël fut désignée dans le monde sous le nom de terre des Philistins, Palestine. Il est rare qu'une grande influence exercée par une nation sur une autre ne laisse pas sa trace dans les mots. Beaucoup de mots philistins furent sans doute introduits dans l'hébreu, à l'époque de David. La langue des Philistins était un dialecte pélasgique, incU- nant tantôt vers l'hellénique, tantôt vers le latin. Nous sommes portés à croire que c'est à cette influence profonde des Philistins sur Israël, vers mille ans avant Jésus-Christ, qu'il faut rapporter l'introduction en hébreu de ces mots d'apparence grecque et latine, désignant presque tous des choses militaires ou exotiques, qui se trouvent dans les textes les plus anciens. IV. La lutte victorieuse contre les Philistins, et plus encore l'intro- duction dans l'armée Israélite d'un élément considérable de merce- naires philistins, donnèrent à cette armée une force qu'elle n'avait jamais eue jusque-là. Aguerries par de tels adversaires, et renfor- cées d'auxiliaires qui leur apportaient les qualités d'une autre race, les bandes de David eurent sur toutes les petites nations voisines du pays de Chanaan une supériorité incontestée. Les Moabites, les Ammonites, les Édomiles le sentirent cruellement. Les guerres de David avec ces peuplades eurent un caractère fort différent des cam- pagnes contre les Philistins. Celles-ci ont quelque chose d'épique et de chevaleresque. Ce sont des luttes de héros jeunes, fiers, animés d'un même mépris de la vie. Les guerres contre les autres tribus sémitiques sont d'une atroce férocité. Avec les Philistins, David est un Ulysse ou un Diomède, usant de toutes ses supériorités contre l'ennemi, mais traitant l'ennemi en égal. Avec les autres tribus hé- braïques, c'est un Agathocle, faisant de la cruauté un moyen de pression. Ces guerres de Peaux-Rouges sont racontées par le nar- rateur contemporain avec une horrible impassibilité. Un peuple vaincu était alors un dieu vaincu; pour lui, il n'y avait point de pitié. On ignore le grief que David avait contre Moab, pays dont il semble qu'il était originaire par un côté de sa généalogie, et au- quel, dans la première période de sa vie, il avait demandé un ser- vice essentiel. La guerre contre Moab laissa des souvenirs, dont la part principale, savoir l'anecdote obscure des Ariel de Moab, se rattachait à Benaïah, fils de Joïada. David agit envers une population qui lui était si proche parente avec une cruauté épouvantable. On fit coucher tous les Moabites à terre, sur une même ligne; on les ÉTUDES d'histoire ISRAELITE. 281 mesura au cordeau ; on les tua sur les deux tiers de la longueur ; on laissa vivre l'autre tiers. Moab fut réduit à l'état de vassalité et condamné au tribut envers Israël. Ëdom ressentit aussi le poids des armes de David. Les Édomites furent délaits dans la vallée du Sel, au sud de la Mer-Morte. Le pays fut occupé, Ëdom devint sujet d'Israël. Joab fut chargé de l'extermination de la race, et s'acquitta de cette mission avec sa froide cruauté. Le roi fut tué; son fils, Hadad ou Hadar, s'enfuit, avec quelques officiers de son père, à travers le désert de Pbaran. Il entraîna avec lui un grand nombre de Pharanites, et toute la bande vint en Egypte, auprès du roi de Tanis. Hadad plut beaucoup à ce prince, qui lui donna une maison, des terres, un revenu, et lui fit épouser la sœur de sa femme, Ahotep-nès, dont il eut un fils nommé Genubat. Celui-ci fut élevé dans le palais du roi, avec les fils de roi. La lutte contre les Ammonites présenta un caractère particulier de gravité, et eut pour conséquence des guerres sur des territoires éloignés qu'Israël n'avait jamais visités en armes. Nahas, le roi vaincu par Saûl, avait rendu des services à David. Après la mort de Nahas, David envoya quelques-uns de ses officiers offrir ses con- doléances àHanoun, fils et successeur de Nahas. Les chefs ammo- nites furent très malveillans, soutinrent que ces ambassadeurs étaient des espions chargés de préparer une attaque contre Rabbath- Ammon. Les envoyés d'Israël eurent à subir les derniers outrages. Les Ammonites, sentant bien que David tirerait vengeance de l'in- jure faite à ses représentans, cherchèrent aide et secours du côté des populations de l'Hermon. Ils firent alliance avec les gens de ïob, avec le roi de Maaka et avec les populations araméennes de Rehob et de Soba, qui leur donnèrent un contingent de troupes considérable. Ce fut une sorte de coalition des populations à l'est et au nord de la Palestine, alarmées, comme il était naturel, de la force nais- sante du nouveau royaume. Toute l'armée alliée se réunit devant Rabbath-Ammon. Les Ammonites défendaient la ville et ses portes. Les forces Israélites s'avancèrent, sous le commandement de Joab. Cet habile capitaine divisa son armée en deux corps l'un d'eux, sous les ordres d'Abisaï, devait attaquer la ville; l'autre, sous ses ordres, devait tomber sur les Araméens disséminés dans la cam- pagne. Les Araméens se débandèrent. Les Ammonites, à cette vue, se renfermèrent dans leur ville. Joab ne chercha pas à les forcer et rentra dans Jérusalem. Mais les conséquences de l'entrée en scène des populations ara- méennes de IHermon et de l'Antiliban ne s'arrêtèrent pas si vite. Les Araméens de Soba, de Damas, de Rehob, de Maaka, se remi- 282 REVDE DES DEDX MONDES. rent en ligae contre Israël. Hadadézer, roi d'Aram-Soba, était à la tête de la coalition. Sobak, son sar-saba, conduisait l'armée* David vint en personne combattre ce dangereux ennemi. 11 passa le Jour- dain à la tête de toute l'armée d'Israël, et livra bataille, sans doute vers le Ledja, La victoire fut complète ; Sobak fut tué. David prit, dit-on, 1,700 cavaliers et 20,000 hommes de pied. Il coupa les jarrets aux chevaux de guerre et n'en garda que cent pour lui. Jusque-là, Israël n'avait eu ni cavalerie ni chars armés. David jugea sans doute que ces moyens compliqués ne convenaient pas à ses gibborim, restés à beaucoup d'égards fidèles aux anciennes pra- tiques militaires de Juda et de Benjamin. L'Aram de Damas, l'Aram-Soba, l'Aram-Maaka, et tous les rois vassaux de Hadadézer, devinrent sujets et tributaires d'Israël. David laissa partout des postes militaires. Ces pays araméens étaient fort riches. David prit les boucliers d'or des officiers de Hadadézer et les fit porter à Jérusalem. A Tèbah età Berotaï, villes de Hadadé- zer, David trouva une très grande quantité d'airain, dont il s'empara également. Les valeurs d'une ville ou d'une nation, à cette époque, consistaient principalement en ustensiles d'or et d'airain. Les con- tributions de guerre se payaient par l'enlèvement des vases de bronze, qu'on cisaillait pour les rendre transportables. Toï, roi de la ville chananéenne de Hamath, adversaire de Hadad- ézer, ayant appris la victoire de David, envoya son fils Hadadram pour le féliciter. Hadadram apportait avec lui des objets d'or, d'ar- gent et d'airain, qui allèrent également grossir le trésor de Jéru- salem. Cette expédition d'Aramse frappa beaucoup les esprits. Le cercle des relations d'Israël s'étendait ; on entrevoyait des mondes placés en dehors de l'horizon visuel des anciens Israélites. Le champ de l'expédition avait été assez restreint. David n'avait pas dépassé le cercle araméen du nord de la Palestine, Saba, Damas, Maaka, Behob; mais le bruit d'Israël avait été jusqu'à l'Oronte; Hamath s'en était ému. On commença à parler de pays qui avaient été inconnus jusque-là. L'imagination s'en mêla, et plus tard on prétendit que David avait été jusqu'à l'Euphrate, parcourant en triomphateur des pays qui ne virent jamais un gibbor. C'étaient là des exagérations; les armes israélites s'arrêtèrent, vers le Nord, à Hasbeya ou fiascheya ; du côté de l'Est, elles ne dépassèrent point Damas, la région des tells et le Safa. Les Araméens vaincus cessèrent de secourir les Ammonites. L'année suivante, au moment où lœ rois ont coutume de sortir de lenrs villes pour se mettre en campagne, » David envoya Joab au-delà du Jourdain avec toute l'armée d'Israël. Joab ravagea le ÉTUDES d'hISTOIUE ISRAELITE. 283 pays d'Ammon, et mit le siège devant Rabbath-Ammon. Il prit sans beaucoup de peine la ville basse, située sur le bord de l'eau. Il lui restait à prendre la ville haute, avec la résidence royale. Joab, par une adulation qui montre combien la royauté était déjà fondée en Israël, fit prévenir David, pour que ce ne soit pas mon nom, aurait-il ajouté, qui soit prononcé à ce sujet. » David vint et prit la ville. Il enleva la couronne d'or, enrichie de pierres précieuses, de dessus la tête du roi vaincu, et la mit sur la sienne. Le butin fut immense. On fit sortir tout le peuple, et on le massacra de la façon la plus cruelle. Les uns furent sciés, les autres mis sous des herses de fer ou des faux de fer, qu'on promena sur eux; d'autres furent jetés dans les fours à briques. Toutes les villes d'Ammon subirent le même traitement. La cruauté a toujours fait partie de la guerre en Orient. La ter- reur y est considérée comme une force. Les Assyriens, dans les bas-reliefs des palais, représentent les supplices des vaincus comme un acte glorieux. Le royaume des saints, d'ailleurs, ne fut pas fondé par des saints. Rien encore, à l'époque où nous sommes, ne dési- gnait Israël pour une vocation spéciale de justice et de piété. On a tout à fait faussé l'histoire, en présentant David comme le chef d'un royaume puissant, ayant à peu près embrassé toute la Syrie. David fut roi de Juda et d'Israël ; voilà tout. Les peuples voisins, hébreux, chananéens, araméens, philistins, jusqu'à la hau- teur de l'Hermon et jusqu'au désert, furent vigoureusement assu- jettis et plus ou moins ses tributaires. En réalité, sauf peut-être la petite ville de Siklag, David ne fit aucune annexion de pays non Israélite au domaine Israélite. Les Philistins, les Édomites, les Moa- biies, les Ammonites, les Araméens de Soba, de Damas, de Rehob, de Mauka, furent après lui ce qu'ils avaient été auparavant, seule- ment un peu alFaiblis. La conquête n'était pas dans l'esprit Israé- lite. La prise de possession des terres chananéennes était un fait d'un autre ordre. On s'habituait de plus en plus à l'envisager comme l'exécution d'un décret de lahvé. Ce décret ne s' étendant pas aux terres d'Édom, de Moab, d'Ammon, d'Aram, on se croyait autorisé à traiter les Édomites, les Moabites, les Ammonites, les Araméens avec la dernière dureté, à leur enlever leurs richesses métalliques, leurs objets de prix, mais non à prendre leur terre, ni à changer leur dynastie. Aucun des procédés des grands empires à la façon assyrienne n'était connu de ces petits peuples, à peine sortis de la tribu. Us étaient aussi cruels qu'Assur, mais infiniment moins politiques et moins capables d'un plan général. L'impression produite par l'apparition de cette royauté nouvelle n'en fut pas moins extraordinaire. L'auréole de David resta comme une étoile au front d'Israël. Nous avons si peu de poésies de ces 28& REVUE DES DEUX MONDES. temps reculés, que la gloire de David ne nous est arrivée que par des chants bien postérieurs. Un écho de l'ancien lyrisme nous est cependant parvenu dans les cantiques traditionnels, où presque toujours le nom de Juda provoque une explosion d'enthousiasme. Juda, toi, tes frères te !o leioni, Ta main sera sur la nuque de tes ennemis, Les fils de ta mère se prosterneront devant toi. C'est un petit de lion que Juda; Tu montes repu du carnage, ô mon fils; Le voilà qui s'étend, qui se couche, Comme un lion, comme une lionne; Qui osera le réveiller? Le bâton ne sortira pas de Juda, Ni le sceptre d'entre ses pieds, Jusqu'à ce que vienne le pacificateur, Auquel touies les tribus obéiront. Il attache son âne à la vigne, Au plan de Soreq le fils de son ânesse. 11 lave son vêtement dans le vin, Dans le sang du raisin sa tunique. Les yeux rouges de vin, Les dents blanches de lait 1. Les oracles rythmés de Balaam étaient comme des couplets ou- verts à toutes les fortes émotions nationales. On cita parmi les pa- raboles du prophète païen la strophe que voici Je le vois; mais ce n'est pas encore; Je l'entrevois, mais non de près. Une étoile se lève de Jacob, Un sceptre sort d'Israûl. Il broie les cantons de Moab, Il écrase tous les orgaeilleux. Édom sera sa possession, Ses ennemis lui seront souinis ; IsT&Ql remportera la victoire, Jacob dominera sur eux tous, Et perdra les restes de Seir 2. Certes, il n'est pas impossible que Ddvid, qui avait du goût pour la poésie, ait composé quelques chants exprimant son sentiment i xux, 8-11. 2 Nombres, xxiv, 1718. ÉTUDES d'histoire ISRAELITE. 285 triomphal et sa reconnaissance envers lalivé. Mais aucun des Psaumes ne paraît sérieusement pouvoir lui être attribué. Une exception semblerait devoir être faite pour le Psaume xviii, qu'on lui prêtait, au moins dès le temps d'Lzéchias. La plus grande partie de ce morceau est l'ouvrage d'un anavite ou piétiste. 11 y a cepen- dant quelques versets dont on peut dire que, s'ils ne sont pas de David, David du moins en a dû souvent proférer de semblables. — Un fragment, répété dans deux Psaumes 1, aurait plus de chance de nous représenter une éructation poétique du temps du premier roi d'Israël Dieu a dit ea son sanctuaire Or sus! je veux me partager Sicheni, Mesurer au cordeau la vallé j de Succoth A moi Galaad ! à moi Manassé ! Éphraïm est la tour crénelée de ma tête, Judaest mon sceptre. Moab est le bassin où je me lave les pieds ; Sur Édom, je jette ma sandale ; Sur les Philistins, je pousserai des cris de triomphe. Qui me conduira à la ville forte 2? Qui saura me mener à Édom? Pendant des siècles, ce genre dithyrambique, fcFndé sur la sono- rité des noms géographiques et l'agencement habile d'un petit nombre de mots poétiques, continua de fleurir, presque dans les mêmes termes, chez les nations sémitiques de la Syrie. La date de pareils poèmes est souvent difficile à assigner, et elle est presque indifférente à savoir. Que le petit morceau que nous venons de citer soit ou ne soit pas de David, cela n'a pas grande portée, puisque, si David ne composa pas mot pour mot ce morceau tel qu'il est, il chanta ou plutôt il déclama d'une manière qui avait avec ledit mor- ceau la plus complète analogie. V. Le règne de David marqua dans le progrès du iahvéisme un pas considérable. David paraît avoir été un serviteur de lahvé bien plus exclusif que Saûl. lahvé est son protecteur ; il n'en veut pas d'autre. Il a un pacte avec lahvé, qui doit lui donner la victoire sur ses en- nemis, en retour de l'assiduité de son culte. Pas un mouvement de 1 Psaumes lx, 8-11 ; cviii, 8-11. 2 Probablement Péira, 286 REVUE DES DEUX MONDES. piété pure ne paraît s'être fait jour dans cette âme essentiellement égoïste et fermée à toute idée désintéresisée. Entre David et lahvé, comme entre Mésa et Gamos, il y a un prêté-rendu d'une exacti- tude absolue. lahvé est un dieu fidèle, solide, sûr; David est un serviteur fidèle, solide, sûr. Les succès de David sont les succès de lahvé. La fondation du nouveau royaume fut de la sorte censée être une œuvre de lahvé. Le iahvéisme et la dynastie davidique se trou- Tèrent intimement associés. Nul sentiment moral, du reste, chez lahvé, tel que David le con- naît et l'adore. Ce dieu capricieux est le favoritisme même; sa fidélité est toute matérielle; il est à cheval sur son droit jusqu'à l'absurde. Il se monte contre les gens, sans qu'on sache pourquoi. Alors on lui fait humer la fumée d'un sacrifice, et sa colère s'apaise. Quand on a juré par lui des choses abominables, il tient à ce qu'on exécute le hérem. C'est une créature de l'esprit le plus borné ; il se plaît aux supplices immérités. Quoique le rite des sacrifices hu- mains fût antipathique à Israël, lahvé se plaisait quelquefois à ces spectacles. Le supplice des SaûHdes, à Gibéa, est un vrai sacrifice humain de sept personnes, accompli devant lahvé pour l'apaiser. Les guerres de lahvé » finissent toutes par d'affreux massacres en l'honneur de ce dieu cruel. De cette préférence, hautement proclamée et presque affectée, pour lahvé, s'ensuivait-il, de la part de David, une négation for- melle des autres dieux? Non, certes. Un très ancien narrateur lui met dans la bouche, quand il est persécuté, un discours où il maudit ses ennemis, qui, en le chassant du pays de lahvé, le forceront k servir des dieux étrangers ; tant il était reçu qu'on pratiquait la re- ligion du pays où l'on entrait. Durant son règne, David ne paraît pas avoir commis un seul acte d'intolérance religieuse. lahvé or- donne quelquefois des massacres, des actes sauvages ; mais il n'est pas encore fanatique de son culte exclusif, comme il le sera plus tard. Pas une des atrocités que lahvé conseille à David n'a pour but de chasser un dieu rival. Bethsabée et Benaïah parlent à David de lahvé comme de son patron ou de son dieu domestique, jamais comme du dieu absolu lahvé, ton Dieu... ; lahvé, le dieu de monseigneur le roi...» Aucune dénomination divine n'était en- core exclusive des autres. Parmi les noms des fils de David, il en est plusieurs où l'on mettait indifféremment Baal ou El. Ainsi celui qui est appelé Éliada dans certains textes historiques, est nommé dans d'autres Baaliada. On peut comparer une telle situation religieuse à celle d'un fran- ciscain exalté du moyen âge. Aux yeux de ses fidèles, François d'Assise avait sur tous les autres patrons célestes une immense supériorité. Le dévot de saint François ne perdait pas une oùcasion ETUD£S d'histoire ISRAÉUTE. 237 de déclarer qu'il ue voulait pas de protection en dehors de celle de saint François, que toutes les autres protections lui paraissaient peu de chose auprès de celle-là, qu'il voulait devoir son salut à saint François tout seul ; assertions qui l'entraînaient à une sorte de dédain apparent pour les autres saints. Gela iœpliquait-il, cepen- dant, que dans sa pensée il fallût détruire les églises des autres bien- heureux, les chasser du paradis? Non ; c'était l'expression ardente d'une adulation qui impliquait bien dans la forme quelque chose de peu flatteur pour les autres personnages surhumains, mais non la négation directe de leur existence. Ce franciscain ardent, décla- rant à tout propos qu'il ne connaissait que saint François, n'en invo- quait pas moins saiot Roch en temps de peste, ou saint Nicolas en ses voyages de mer. Ainsi David put très bien n'avoir ostensiblement le culte que d'un seul dieu protecteur, sans trouver mauvais qu'un de ses fils s'appelât Baaliada, ni qu'on sacrifiât à Milik sur les hau- teurs voisines de Jérusalem, ni que, tour à tour, dans un même en- droit, on sacrifiât à lahvé, à Baal, et à Milik. Ce n'est pas directement, d'ailleurs, c'est indirectement et par voie de conséquence, que David exerça une influence de premier ordre sur la direction religieuse d'Israël. Par la construction de Jé- rusalem, il créa la future capitale du judaïsme, la première ville sainte du monde. Cela ne fut guère dans ses prévisions. Sion et les lourds bâlimens qui la couronnaient furent pour lui une forteresse, rien de plus. Cependant il posa la condition de la future destinée religieuse de cette colline, car il commença d'y centraliser le culte national, lahvé s'acheminait lentement vers la colline qu'il avait choisie. Grâce à David, l'arche d'Israël trouva sur la colline de Sion la fin de ses longues pérégrinations. A l'avènement de David, le meuble sacré était à Kiriat-Iearim, dans la maison d'Abinadab, sur la hauteur. Par suite de la funeste bataille d'Alek, l'arche avait été perdue pour Silo et la tribu d'Éphraïm, qui l'avaient gardée auparavant. David tenait essentiellement à doter sa nouvelle capitale de cet objet, dont l'importance politique ne pouvait échapper à son esprit clairvoyant. La cérémonie de translation fut solennelle 1. La distance de Kiriat-Iearim à Jérusalem est d'environ deux lieues. On fit un char neuf, sur lequel on mit le précieux coffre avec ses keroub-, des bœufs le traînaient. Les deux fils d'Abinadab, Uzza et Ahio, marcliaient devant. David et le peuple dansaient devant lahvé, au son des cinnors, d^ harpes, des tambourins, des sistres et des cimbales. lahvé était un Dieu terrible; on se rappelait que les Philistins 1 II Sam., ch. vi, récit vrai au fond, entouré de circonstances légendaires. 288 REVDE DES DEDX MONDES. n'avaient pas voulu garder chez eux cet hôte redoutable, et l'avaient renvoyé pour qu'il devînt ce qu'il voudrait. Un accident qui arriva dans le cortège troubla l'enthousiasme joyeux. Un des fils d'Abinadab, ou peut-être simplement un des hommes du cortège, tomba évanoui, et, dit-on, mourut. Cela parut une marque du mécontentement de lahvé. On s'arrêta. David eut peur de lahvé ce jour-là, » et, ne voulant point amener l'arche à Sion, il la fit déposer dans la maison d'un certain Obédédom, qui devait être située vers les abords nord-ouest de la ville actelle. Obédédom était un de ces Gattites qui s'étaient attachés à la fortune de David. Sa qualité de non-Israé- lite faisait peut-être croire que lahvé serait moins exigeant et moins sévère envers lui qu'envers ceux qui avaient à son égard un pacte plus spécial ; peut-être aussi Obédédom, étranger à la religion de lahvé, fut-il moins effrayé que les autres des responsabilités qu'il encourait et laissa-t-il faire. L'accident de la route donna bien vite naissance à des légendes. On raconta qu'Uzza, ayant vu les bœufs broncher et l'arche sur le point de tomber, porta la main pour la soutenir. Or lahvé ne souf- frait pas plus d'être touché que regardé. Il n'aimait pas qu'on se mêlât de ses affaires, même pour l'aider. Il frappa de mort l'indis- cret. On fit des remarques sur les noms de lieux. L'endroit où l'ac- cident était arrivé s'appelait Pérès-Uzza, et il y avait là une aire dite Gorn-Nakon ou Gorn-Kidon^ noms auxquels on trouva des sens fâcheux. L'arche resta trois mois dans la maison d'Obédédom, et fut pour cette maison une source de bénédictions. David alors se ravisa, et, voyant que le coffre portait bonheur, le voulut près de lui, dans sa ville de Sion. La distance était très peu considérable. David orga- nisa une translation à bras, plus solennelle encore que la première, et dont on raconta également des merveilles. A chaque six pas, on irnmolait un taureau et un veau gras. David, revêtu d'un éfod de ii'n, dansait de toute sa force devant lahvé. Tout Israël dansait, criait, sautait à l'entour, au son des trompettes et des instrumens. L'arche fut ainsi amenée jusqu'à Sion, où on lui avait préparé une tente, sans doute dans le millo, à côté du palais. On sent encore le rythme de ces danses sacrées dans un cantique, remanié à plusieurs reprises, qui nous a été conservé dans le livre des Psaumes 1. Le début du cantique nous reporte aux temps les plus antiques du culte d'Israël Que Dieu se lève, et que ses ennemis se dissipent; que ceux qui le haïssent fuient devant sa face. Comme disparaît la fumée, qu'ils dis- 1 Psaume lxvui. ÉTUDES d'histoire ISRAÉLITE. 289 paraissent; comme la cire se fond à l'aspect du feu, ainsi périssent tes adversaires, ô lahvél.. Chantez à lahvé, célébrez son nom. Aplanissez la voie à celui qui s'avance sur son char dans la plaine, lah est son nom ; dansez de- vant lui. 0 Dieu, quand tu sortis à la face de ton peuple, quand tu t'avanças dans le désert, la terre trembla, les cieux se fondirent, à la vue de Dieu,., ce Sinaï,.. à la vue du dieu d'Israël I Montagnes de Dieu, montagnes de Basan; montagnes aux sommeis dentelés, montagnes de Basan, pourquoi jalousez-vous, montagnes dentelées, la montagne cù lahvé a choisi de demeurer? Oui, il y de- meurera durant toute l'éternité. Char de Dieu,., myriades et milliers d'Israël, le seigneur vient du Sinaï dans le sanctuaire... Le monde a vu ta marche triomphale, ô Dieu! la marche de mon Dieu, de mon roi, dans son sanctuaire. En tête sont les chanteurs, puis viennent les joueurs d'instrumens, au milieu des jeunes filles battant du tambour. Dans vos groupes, bénissez Dieu, bénissez lahvé, vous tous qui êtes de la racine d'Israël. Ici, le petit Benjamin, qui dirige les autres ; ici, les princes de Juda et leur troupe; là, les princes de Zabulon, les princes de Nephtali... Planez la route à celui qui roule son char sur la voûte des cieux éternels. Quand il fait éclater sa voix, c'est une voix forte. Sa puissance s'étend sur Israël, sa force sur les nuées. On offrit de nombreux sacrifices. On distribua des pains, des gâ- teaux de raisins secs, les viandes des sacrifices, et tout le monde fut rassasié. Les femmes et le peuple furent enchantés de voir David danser avec eux. Les dames du harem, au contraire, ne purent s'empêcher de sourire. Au moment où l'arche entra dans la ville de David, Mikal, la fille de Saûl, regardait par la fenêtre du palais, et vit son mari sauter devant lahvé, selon l'usage antique, à la grande joie des servantes et des petites gens. En le retrouvant, elle eut des railleries amères, auxquelles David répondit fort sensément J'aime mieux ce qui me relève aux yeux des servantes que ce qui me pré- serverait du ridicule à vos yeux. » On prétendit que si Mikal n'eut pas d'enfans, ce fut à cause du peu de respect qu'elle témoigna en cette circonstance pour lahvé. Cette jolie légende paraît être éclose dans le monde prophétique du temps d'Ézéchias. Elle semble répondre à l'antipathie de Ha- moutal et des femmes de la cour pour les dévotions iahvéiques, et à l'espèce de respect humain qui empêchait les gens du monde de TOME LXXXVIII. — 1888. 19 290 SËVUE DES DEUX MO^Di!S. s'y livrer. Si Daviri Ik à Mikal ia réponse que l'on dit, il eut certes mille fois raison. Par l'insiallation de l'arche à Jérusalem, il verutit d'accomplir l'acte de pol. tique le plus capiial. VI. A partir du jour où l'arche devint ainsi sa voisine et presque sa vassale, David lut esseniiellement l'homme de lahvé et d'Israël. Sa royauté prit un caractère religieux, que n'avait pas eu celle de Saûl. David fut l'élu de lahvé par excellence ; sa fonction devint une lieuteoance de lahvé. L'idée de la royauté de droit divin était fondée. Tout fut permis au roi, qui donnait à lahvé un établisse- ment stable, à la porte de sa propre demeure. En retour de ce ser- vice, lahvé allait lui accorder le privilège alors le plus désiré et le plus rare, celui de voir sa postérité s'asseoir sur son trône, par une sorte de dévolution incontestée. Ce fut ici la grande consécration de David, ce fut aussi la consécration de la colline de Sion. Désormais, l'arche ne bougea plus, il fut re< que, entre tant de montagnes, bien plus désignées en apparence, c'était la petite colline de Sion qui avait été choisie par lahvé, et pourquoi? Justement parce qu'elle était petite et que lahvé, étant très grand, très fort, aime les petits et les faibles, n'osent pas s'enorgueillir contre lui. Avoir l'arche à côté de soi, être le voisin de lahvé et en quelque sorte son hôte, quelle incom- parable faveur! Dans les conceptions religieuses de presque tous les peuples sé- mitiques, une idée de haute faveur s'attachait au voisinage du temple ou de l'autel d'un dieu. Ces dieux antiques n'avaient qu'une sphère de puissance assez restreinte; leur vue surtout était bornée, si bien qu'il fallait souvent se rappeler à eux. C'était ce qu'exprimait le mot ger^ joint ftu nom de la divinité dans des noms comme Gérel, Céro, Géresinoun, Gérantorcth, etc. l*ar ce titre de get\ on devenait le protégé du dieu ; on demeurait à son ombre, dans la zone de sa protecttoja. La divinité était souvent conçue comme ailée; sous ses ailes, le mal ne pouvait vous atteindre. Le voisinage d'un dieu était, de la sorte, une chose fort recherchée. Combien plus devait l'être l'avantage de le tenir en quelque sorte à côté de soi, d'être maître de ses oracles ! L'imagination israèiiie U'availia fort en ce sens. O lahvé! qui peut-être le ger de ta tente? Qui peut habiter sur ta moutugiie saioie? On ne répoodait pas encore par la belle formule du Psaume xv Le vrai jcr de lahvé, c'est l'honnête humme; » mais une grande ÉTUDES d'histoire ISRAELITE. 291 intensité d'amour commençait dc^jà à se produire autour de cette colline ; l'élection de Sion était faite pour l'éternité. La pose de l'arche dans sa tente sur le mont Sion fut donc une heure décisive dans l'histoire juive, bien plus décisive en un sens que l'érection du temple lui-même. L'un de ces actes, d'ailleurs, était la conséquence de l'autre. Pour la nécessité des sacrifices, un autel fut élevé devant la tente. C'était un autel taillé, ayant des acrotères. Il paraît que David pensa souvent à élever autour de l'arche une maison permanente en pierres. L'idée de ces maisons des dieux, très vieille en Egypte, faisait en ce moment le tour du monde. Les Grecs s'en emparaient et dressaient de petits habitacles à leurs xoana. Les anciennes populations chananéennes n'avaient pas de temples; mais Tyr et Sidon, plus influencées par l'i^^gypte, en avaient ; les Philistins en avaient. Quand même des textes, mo- dernes, il est vrai, ne nous diraient pas que David eut l'idée de bâtir une maison pour y mettre Vuron, il faudrait le supposer a priori. Les métaux précieux que David rapporta de ses expéditions contre les Araméens, les Ammonites et les autres peuples, furent consacrés à lahvé, pour être convertis en ustensiles religieux. Mais les revenus nécessaires pour de grandes constructions n'étaient pas encore assez assurés. Peut-être aussi la désorganisation momenta- née qui marqua les dernières années de David empêcha-t-elle la réalisation du dessein qu'il avait formé. Les restes des écoles de prophètes de Rama étaient d'ailleurs très contraires à l'érection d'un temple. L'ancienne simplicité du culte leur convenait bien mieux. Quant aux tribus du Nord, elles avaient toutes sortes de raisons politiques et religieuses pour voir l'érection d'un temple à Jérusalem de très mauvais œil. C'est également à David qu'il faut faire remonter la première or- ganisation, très rudimentaire encore, du sacerdoce de lahvé. Jus- que-là, il n'y avait pas en Israël de sacerdoce national. Chaque sanctuaire avait ses lévis et ses cohanim, plus ou moins hérédi- taires, maniant l'éphod avec un droit presque égal. L'arche n'était nullement le point unique où l'on trouvait lahvé et où l'on venait le consulter. Pendant que l'arche est à Kiriat-Iearim, en particulier, on ne voit pas du tout que ce point ait été un grand centre reli- gieux. Abinadab et ses fils suffisaient au culte. Les prêtres de Silo et les prêtres de Nob avaient plus d'importance, les premiers des- cendant d'Éli, les seconds de cet Ahimélek qui donna à David l'épée de Goliath et que Satil fit mettre à mort. Par la translation de l'arche à Jérusalem, le sacerdoce se régularise. Dans le court tableau que nous possédons des grands fonctionnaires de David, à la suite du sar-sabu,à.\x soferet du mazkir, figurent àQuis. cohanim, aÔS!' REVUE DES DEDX MONDES. Sadok, fils d'Ahitoub, et Abiathar, fils d'Ahimélek, le prêtre de Nob. Un certain Ira, le Jitrite, qu'on trouve dans la liste des gibborim, est ailleurs qualifié prêtre de David, » comme s'il s'agissait d'un emploi de domesticité. Le sacerdoce, du reste, était libre encore. Ainsi tous les fils de David sont qualifiés de cohanim. David prépara donc pour l'avenir l'unité de lieu de culte et l'unité du sacerdoce; mais il ne les réalisa pas. Les anciens lieux reli- gieux continuèrent de fleurir. En face de Jérusalem, sur le haut du mont des Oliviers, on adorait Dieu librement. A la porte même de son palais, David érigea un autel dans les circonstances les plus particulières. 11 y avait là une aire qui appar- tenait, dit-on, à un Jébuséen nommé Arevna ou Averna. Une maladie épidémique décimait la ville, et on croyait voir au-dessus de ladite aire se dresser l'ange de lahvé la main étendue pour exterminer. Le prophète Gad conseilla d'élever un autel à lahvé sur cette aire. Arevna, s'il faut en croire la tradition, voulut donner l'emplace- ment. David tint à l'acheter, ainsi que les bœufs, les herses, les bois d'attelage qui étaient là, et qui servirent à l'holocauste. 11 bâtit ensuite l'autel et y offrit de beaux sacrifices. L'aire d'Arevna est l'endroit même où fût bâti quelques années après le temple de Sa- lomon. Silo, Béthel, Nob, perdirent, par suite de ces innovations, une partie de leur importance religieuse. Hébron, au contraire, resta la ville sainte de Juda. C'était un de ces principaux centres du culte de lahvé; si bien qu'on y allait même de Jérusalem pour accomplir cer- tains vœux faits à lafevé. Ce qui fut, à ce qu'il semble, centralisé dans la tente sacrée, ce furent les consultations par l'oracle. Passé Da- vid, on ne voit plus d'éphod, d'urùn et lummim privées. Par suite d'une sorte de progrès de la raison publique, et surtout par l'in- fluence des prophètes, ce grossier usage commençait à passer. Sans le savoir et sans le vouloir, David travailla donc au progrès religieux. Le sentiment religieux ne paraît pas avoir été supérieur chez David à ce qu'il fut chez Saiil et chez ses contemporains. iMais son esprit était plus rassis; il vit l'inanité de certames superstitions où se noya le pauvre Saù!. Dans la première période de sa vie, il abuse de l'éphod, comme tout le monde. Depuis son établissement définitif à Jérusalem, on dirait que les sorts par urim et tiunmim sont supprimés. Les lérapliim, intimement liés à l'éphod, dispa- raissent également. Nous possédons certainement, dans l'histoire de David, plus d'une page du temps de David même. Ces pages ont un ton rai- sonnable, presque rationaliste, qui surprend, il n'y a pas un seul miracle proprement dit dans le fond de l'histoire de David. Tout le ETODES d'histoire ISRAÉLITE. 293 récit de la révolte d'Absalom, en particulier, morceau si suivi, et qui peut être l'œuvre d'un mazkir, ne présente pas un seul acte superstitieux, une seute consultation de l'éphod. Tout s'y passe entre politiques, discutant en politiques, et militaires sensés ; le ton est celui d'une piété éclairée comme celle du Télèmaque de Féne- lon. Ce n'est plus la religion à recettes du temps des Juges, rappe- lant, par son grossier matérialisme, le paganisme italiote ou gaulois. Les folies du temps de Samuel et de Saûl sont démodées. Les idées se clarifiaient; l'ancien élohisme, oblitéré par les scories iahvéistes, reparaissait; une école de sages déistes se formait, à Jérusalem, autour de la royauté. La liturgie de ces temps reculés était très simple, et sans doute celle de lahvé ne différait pas de celle qui se taisait en l'honneur de Baal ou de Milik. Les prières et les hymnes se composaient de ces formules déprécatives qui remplissent les Psaumes, criées à tue-tête, avec des danses et de grands éclats de voix. Il s'agissait de forcer l'attention du dieu, de se faire remarquer de lui à tout prix; pour cela, on faisait le plus de bruit possible; c'était ce qu'on appelait teroua. Un rudiment de musique sacrée existait peut-être déjà. Plus tard, on prêta à David un rôle de chorège et de législa- teur musical très exagéré. David paraît, en effet, avoir aimé la musique, joué des instrumens et pratiqué l'orchestrique à la manière des anciens. Il fit des poé- sies. L'élégie sur la mort de Jonathan et celle sur la mort d'Abner sont très probablement de lui. Il n'est pas impossible que, dans le petit poème méconnaissable // Sam., xxni, 1-7, il n'y ait aussi quelques bribes de poésies du vieux roi. David appartenait à l'an- ciennne école à laquelle se rapportent les cantiques du lasar. Sa manière n'était pas la strophe banale et amplifiée, sans rien de circonstanciel, qui domine dans la plupart des psaumes. De bonne heure, cependant, on s'habitua à lui prêter des compositions de ce genre. Plus tard, à l'époque relativement moderne où l'on fit des collections de psaumes, son nom fut mis sans discernement en tête de pièces du genre sir ou mizmor, qui ont avec lui aussi peu de rapports que possible. • Porté au trône en partie par l'influence des prêtres de Nob et des prophètes de Rama, David aurait du, d'après notre manière de raisonner, être fort livré aux influences que nous dirions cléricales. Il n'en fut rien. Gomme Gharlemagne, David fut le roi des prêtres, mais en même temps le maître des prêtres. Les tracasseries qui troublèrent la vie de ce pauvre Saul n'existèrent pas pour lui. Gomme le roi de France, il tint en bride la théocratie, tout en par- tant d'un principe fortement théocratique. 29h R£YD£ D£S DEUX MOND£S. Le prophétisme, qui était arrivé par Samuel à une si grande importance, se vit rejeté dans l'ombre sous David. Ln pouvoir laïque exista. Aucun inspiré de lahvé ne pouvait prétendre à rivaliser avec un favori de lahvé te! qu'était David. Les prophètes Gad et Na- than eurent auprèsdu roi un rôle tout à fait secondaire, que plus tard les historiens de l'école prophétique cherchèrent à grossir. Gad, intitulé bizarrement le voyant de David, » figure comme un offi- cier de la cour. Ni Gad ni Nathan n'eurent dans la direction du règne aucune influence appréciable. G'est après l'abaissement dti principe royal, dans une centaine d'années, que le principe prophé- tique se relèvera et prendra une influence directrice parlbis pré- pondérante, jusiqu'au jour où, par la disparition complète du pou- voir civil, il deviendra l'essence même et le tout de la nation. Vil. L'Orient sémitique n'a jamais su faire une dynastie durable, si l'on prend pour échelle de la durée nos uniques et merveilleuses maisons royales du moyen âge, et notamment la première de toutes, la maison capétienne, incarnant la France pendant huit ou neuf cents ans. En Orient, la décadence vient très vite. La floraison d'une dynastie ne compte guère que deux ou trois règnes. La dynastie de Méhémet-Ali, que le xix* Siècle a vu naître et mourir, nous donne à cet égard une mesure qui est rai-emeni dépassée. Souvent même, le fondateur aperçoit à l'horizon les nuages noirs qui menacent son œuvre. La hn km grands conquérans asiatiques est presque tou- jours attristée. David fit à cette loi de l'instabilité orientale une exception appa- rente. Ses descendans occupèrent le trône quatre siècles, sans so- lution de continuité démontrable. Mais il faut remarquer que l'œuvre de David était la fusion de Juda et d'Israël^ qui ne dura que deux règnes ; en outre, l'avènement de Salomon fut irrégulier, comme nous le verrons. David lui-même, dans sa vieillesse, eut à l'inté- rieur de singulières diflicultés à vaincre. Ceci surprend au premier coup d'œil, mais on n'en saurait douter. La fin du règne de David vit des défaillances que l'entrée en scène triomphante du jeune roi d'Hébron n'avait fait nullement présager. La cause de cette faiblesse des dynasties orientales est toujours la même c'est la mauvaise constitution de la famille, la polygamie. La polygamie, affaiblissant beaucoup les liens du père au fils, et introduisant dans le palais des rivalités terribles, rend absolument impossibles ces longues successions de mâle en mâle et d'aîné en aîné, qui onl fondé les nationalités européennes. A mesure que Da- ETUDES D'iaSTOlKE ISRAÉMTE. 295 vid vieillissait, son harem devenait un insupportable nid d'intri- gues. Bethsabée, capable de toutes les ruses, était arrivée au rang d'épouse préférée. Dès lors, ce fut chez elle un plan arrêté que Salomon, son fils, serait, après la mort de David, l'unique héritier de la monarchie d'Israël. Ce monde de jeunes et vigoureux adolescens, que ne retenait aucune loi morale, était comme une atmosphère orageuse où se nouaieat et se dénouaient de sombres tragédies. Amnon, le fils aîné de David, semblait destiné au trône, et excitait par là de fortes jalousies. C'était une nature entièrement dominée par l'instinct sexuel. Il devint éperdument amioureux de Thamar, sa sœur, née d'une antre mère, feignit d'être malade pour être soigné de sa main, et» comme elle lui apportait dans l'alcôve le remède qu'elle lui avait prépaie, il la saisit, la viola, puis la prit en horreur et la -chassa odieusement. Thamar se réfugia chez son frère xibsalom et lui demanda vengeance. David se montra faible et ne punii pas Amnon, parce qu'il l'ai- mait comme son aîné. Absalom tua Amnon, puis se réfugia chez son grand-père maternel Talmaï, fils d'Ammihour, roi de Gessur. 11 y resta trois ans. Absalom était un des plus beaux jeunes hommes qu'on pût voir. De la planie des pieds à la tète, son corps n'avait jpsiS un défaut. Sa chevelure surtout était un miracle. Tous les ans, il la coupait, car elle devenait trop pesante; ainsi coupée, elle pesait 200 sicles royaux. Au moral, c'était un tempérament colère, un 'homme absurde et violent. Dans son exil volontaire de Gessur, il ODçut le projet de refaire pour son compte ce que son père avait fait, de prendre l'inauguration royale à Hébron comme David, de -chasser ensuite ce dernier de Jérusalem, et de gouverner avec d'autres conseillers, daos le sens voulu par les mécontens du ré- gime établi. Une telle pensée, en efi'et, n'aurait pu être conçue, même par une tête aussi légère que celle d'Absalom, si elle n'avait trouvé de l'appui dans les dispositions de certains membres de la famille royale. David, en vieillissant, s'affaiblissait. Comme Auguste, il devenait doux et humain, depuis que le crime ne lui était plus nécessaire. La longue royauté de David, d'ailleurs, provosfuait de sourdes impatiences. La tribu de Juda, qui l'avait élevé au trône, était froissée des faveurs •qu'il accordait aux Benjaminites, anciens partisans de Saiil. Quelque étrange que cela paraisse, Juda, qui avait été la force du pouvoir naissant de David, fut l'âme de la révolte d'Absalom. La désaffec- tion, à Hébron et dans la tribu, était générale. Les dépenses que l'on faisait pour Jérusalem rencontraient beaucoup d'opposition, et ans doute les satellites étrangers de David provoquaient l'antipa- thie qui d'ordinaire s'attache à ces sortes de milices. 296 REVDE DES DECX MONDES. Les restes de la famille de Saiil étaient aussi une cause d'agita- tion. Un certain Sémeï, fils de Géra, qui demeurait à Bahourim, près de Jérusalem, Meribaal lui-même, quoique comblé de bien- faits par David, n'attendaient qu'une occasion. Des parens ou des alliés de David, tels que Amasa, fils d'Abigaïl, sœur de Serouïa, qui était par conséquent cousin germain de Joab, des brouillons comme un certain Ahitofel, de Gilo, n'aspiraient qu'à des nouveau- tés. Absalom donnait à tous ces mécontentemens disséminés un centre de ralliement. Amasa était au plus mal avec Joab. On disait que son père Jitra était un Ismaélite, qui n'avait pas été régulièrement marié avec Abigaïl. Ahitofel, grand donneur de conseils, mêlé à toutes les affaires, était particulièrement dangereux. Joab vit le danger et essaya d'amener un rapprochement entre le père et le fils. La colère du vieux roi ne pouvait être abordée de front. Joab employa une voie détournée. Une femme de Thékoa, à laquelle il avait fait la leçon, prouva au roi qu'un père se punit en punissant son fils. Absalom fut rappelé à Jérusalem ; après de très longues hésitations, la réconciliation fut opérée, grâce aux instances réitérées de Joab. Mais un esprit agité ne sait pas attendre la fatalité des choses. Absalom voulait être sûr de succéder au trône, et il aspirait à y monter le plus tôt possible. Il se procura un char, des chevaux et cinquante coureurs qui couraient devant lui. Il se plaçait le matin sur les routes qui conduisent à Jérusalem, s'adressait aux gens qui venaient trouver le roi pour une affaire, dépréciait la justice royale et faisait entendre que, s'il gouvernait, tout irait bien mieux. Beau- coup de gens lui rendaient hommage. L'opinion répandue qu'il serait roi après David lui faisait un parti de tous ceux qui voulaient se donner l'avantage d'avoir été les premiers à saluer le soleil levant. Résolu à brusquer les événemens, Absalom feignit un vœu qu'il avait fait à lahvé, étant à Gessur, et qu'il ne pouvait accomplir qu'à Hébron. David le laissa partir. Ces vœux de personnes royales, entraînant d'énormes tueries de bêtes, étaient de grandes parties de plaisir, où l'on invitait ses amis. Deux cents Jérusalémites sorti- rent avec Absalom pour participer à ses sacrifices et à ses festins. Absalom se mit alors en révolte ouverte, se fît proclamer à Hébron, et annonça qu'au signal de la trompette, il serait roi d'Israël. Ahitofel de Gilo village voisin d'Hébron se joignit à son parti. L'affaire grossit avec une rapidité inouïe. Entre un souverain près de mourir et un héritier présomptif dont l'avènement paraît certain, l'égoïsme humain n'a pas coutume d'hésiter. Jérusalem même bientôt ne fut plus sûre. David résolut d'en sortir et d'aller cher- cher un refuge au-delà du Jourdain. ÉTUDES d'histoire ISRAÉLITE. 297 La sortie de la ville fat lugubre. Toute la maison du roi le sui- vit, excepté dix concubines, qui restèrent pour garder le palais. Les Kréti-Pléti et le corps de soldats de Gath qui s'était attaché à David lui demeurèrent fidèles. David fit remarquer à Ittaï le Gat- tite, leur chef, que des étrangers avaient moins de devoirs envers lui que ses propres sujets. Il l'engagea à rester avec le roi. » Les mercenaires philistins voulurent suivre leur maître dans le mal- heur. Le défilé commença on sortit par le nord de la ville; toute la troupe passa le Cédron en versant des larmes, et commença la montée de la colline des Oliviers. Là se plaça, selon des récits peut- être légendaires, une scène touchante. On vit arriver Sadok, Abia- thar et la troupe des lévites portant l'arche d'alliance, ce semble, avec l'intention d'accompagner David. Les lévites déposèrent l'arche à terre jusqu'à ce que tout le peuple fût passé. Mais David dit à Sadok u Fais rentrer l'arche de Dieu dans la ville. Si je trouve faveur aux yeux de lahvé, il me ramènera et me la fera revoir, ainsi que latente où elle demeure... Retourne donc en paix à la ville, toi et ton fils Ahimaas, et Jonathan, le fils d'Abialhar. » Sadok et Abialhar obéirent et réinstallèrent l'arche dans sa tente, près du palais. David monta, dit-on, la pente des Oliviers nu-pieds et la tête voi- lée. Tous ceux qui l'accompagnaient pleuraient en montant. A ce moment, David apprit la trahison d'Ahitofel. Ce fut pour lui le coup le plus grave. Ahitofel avait la réputation d'un sage, que l'on con- sultait comme Dieu lui-même. David arriva au sommet, à l'endroit où l'on adorait Dieu. Là, il rencontra Housaï, homme prudent, qui se disposait à le suivre ; mais le roi, qui n'avait pas oublié sa vieille politique de renard, voulut qu'il rentrât dans la ville pour assister aux conseils d'Absalom et d'Ahitofel, et lui rapporter ce qui se di- rait, par l'intermédiaire de Sadok et d'Abiathar. Le vieux roi traversa alors toutes les épreuves de la mauvaise fortune, trompé par les uns, injurié par les autres. Les Saûlides avaient leurs propriétés sur le versant du mont des Oliviers, près de la route que les fugitifs suivaient. Des rancunes qui se dissimulaient depuis trente ans se crurent libres d'éclater. A Bahourim, Sémeï se mit à accabler d'injures le roi détrôné et à lui jeter des pierres. Abisaï voulait tuer cet insolent; David fut d'une patience admi- rable. La conduite de Meribaal fut équivoque. Lorsqu'on eut un peu dépassé le sommet du mont des Oliviers, l'intendant Siba, qui souffrait impatiemment la position subordonnée qui lui avait été faite, vint dénoncer son maître, faisant remarquer à David que Meribaal n'était pas sorti de Jérusalem avec les fidèles, sans doute parce qu'il espérait rentrer en possession de la royauté de son père. 29S REVDE DES DEUX MONDES. David crut, un peu précipitamment, à ces insinuations, et donna en toute propriété à Siba les biens de Meribaal. Absalom entrait dans Jérusalem comme David contournait les derniers sommets du mont des Oliviers. Âhitofel l'accompagnait, et était en quelque sorte son ministre dirigeant. Le premier conseil qu'il donna au pauvre égaré fut de coucher avec les concubines que son père avait laissées pour garder le palais. La prise de pos- session du harem du souverain vaincu était la marque qu'on suc- cédait à son pouvoir. On dressa donc une tente pour Absalom sur la plate-forme du palais, et le jeune fou coucha avec les concubines de son père, à la face de tout Israël. Ahitofel, en conseillant cet acte odieux, établissait une haine à mort entre le père et le fils, et fermait la porte à une réconciliation dont il eût payé les frais. Son second con- seil, — et celui-ci était assez politique, — fut de poursuivre David sans délai. Housaï était présent au conseil ; il avertit Sadok et Abiathar de l'avis qui venait de prévaloir. Jonathan et Ahimaas étaient postés près de la fontaine du Foulon. Une servante alla les informer, et ils coururent apprendre l'état des choses à David. Celui-ci passa le Jourdain au plus vite avec toute sa troupe, et gagna Mahanaïm. Absalom avait pris pour sar-saha son oncle Amasa, fils d'Abigaïl. Il passa le Jourdain peu après David. Le théâtre de la guerre fut ainsi le pays de Galaad. David, à Mahanaïm, était entouré de mar- ques d'attention et de respect. Des provisions et même des délica- tesses lui venaient de Lodebar, de Roglim et de Rabbath-Ammon. Un certain Barzillaï le Galaadite, surtout, homme très vieux et très sage, se fit remarquer par son empressement. Les petits jeunes prêtres, Ahimaas et Jonathan, allaient et venaient, espionnant, por- tant les nouvelles. Les prêtres s'abstenaient de verser le sang, mais ils avaient d'autres moyens de se rendre utiles. David retrouva, dans ces circonstances difficiles, toute son habi- leté stratégique. Il divisa sa troupe en corps de mille et en corps de cent hommes, donna le commandement d'un tier Illustré par Giordan Vigor, Melliès Tex Bill, et l'excellent Le Rallic Rudy le Justicier. LES 99 ALBUMS DE LA SÉRIE1. Échec aux espions 04/19522. Une étrange histoire 05/19523. Aventure en Chine 06/19524. Un cow-boy pas comme les autres 07/19525. Tactique bactériologique 08/19526. L'affaire des trimardeurs 09/19527. L'étendard de Chao-Ming 10/19528. Les pionniers du rail 11/19529. La bataille de l'or noir 12/195210. Échecs aux bandits 01/195311. Allo... porte-avions 02/195312. Au cœur du continent noir 03/195313. Escale à Dakar 04/195314. Mission spéciale 05/195315. Opération Neptune 06/195316. Duel dans l'ombre 07/195317. Voyage à Matsou 08/195318. Le secret du pôle nord 10/195319. La banquise vient de sauter 11/195320. Le dictateur de Santamala 12/195321. L'or du Rio Grande 01/195422. L'île aux pépites 02/195423. Le voleur de ranches 03/195424. Le bandit démasqué 04/195425. Les voleurs du Colorado 05/195426. La piste interdite 06/195427. Trafic dans la sierra 07/195428. Bagarre sur la frontière 08/195429. Les hors la loi des rocheuses 09/195430. On demande un shérif 10/195431. La piste de San Antonio 11/195432. Chasse aux coupables 12/195433. Le Guet-apens des Roches Rouges 01/195534. L'épreuve du courage 02/195535. Le désert de la soif 03/195536. Difficile capture 04/195537. Mission chez les Peaux-rouges 05/195538. Paix sur la Red River 06/195539. Le cirque du diable 07/195540. Poursuite dans le désert 08/195541. Le ranch des esclaves 09/195542. L'embuscade du canyon rouge 10/195543. La fièvre de l'uranium 11/195544. Aux portes de l'enfer 12/195545. Pris au piège 01/195646. La revanche de Tex Bill 02/195647. Le saloon du diable 03/195648. Le voleur de trésors 04/195649. L'aiguière indienne 05/195650. Opération coup de balai 06/195651. Le lac des ancêtres 07/195652. Le sentier de la paix 08/195653. Sur la piste des fuyards 09/195654. Le ranch perdu 10/195655. Terreur chez les indiens 11/195656. La vengeance du sorcier 12/195657. Les vengeurs du Far-West 01/195758. L'attaque de San-Juan 02/195759. L'attaque des Navajos 03/195760. Échec à loup-noir 04/195761. Mission urgente 05/195762. Les complices du bandit 06/195763. L'introuvable trafiquant 07/195764. Enquête à la frontière 08/195765. Mission vers le nord 09/195766. Sur la piste blanche 10/195767. La revanche du shérif 11/195768. Toujours les rangers 12/195769. Pièges dans la prairie 01/195870. L'enquête d'Old Joë 02/195871. Old Joe le vantard 03/195872. La revanche d'Old Joe 04/195873. La course à la mort 05/195874. Un compte à régler 07/195875. La fête au village 09/195876. Contrebande sur le Rio-Grande 10/195877. Sabotages à Green-Valley 11/195878. Trois beaux gredins 12/195879. La piste interdite 01/195980. L'implacable poursuite 02/195981. La révolte de Flèche-Rouge 03/195982. L'arme du crime 04/195983. L'attaque de la diligence 05/195984. La balle complice 06/195985. La sacoche de rock-lost 07/195986. Non coupable 08/195987. La passe du diable 09/195988. La mine du pic perdu 10/195989. La machine infernale 11/195990. Réginaldo contre Ramírez 12/195991. La grande mêlée 01/196092. La grande guerre du pétrole 02/196093. La tactique de Réginaldo 03/196094. Le gouvernement du général Réginaldo 04/196095. Le départ de Réginaldo 05/1960

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